Une mémoire ouvrière,
pour quoi faire ?
Robert
FLAGOTHIER
Historien
Archiviste à l'Institut Emile Vandervelde (IEV)
"L'histoire
ne sert à rien"! Cette phrase écrite par un historien français de la
deuxième moitié du 19ème siècle, Fustel de Coulanges, ne résulte
pas, malgré les apparences, d'un divorce entre le chercheur
scientifique et sa muse "clio". Au contraire cette pensée est
destinée à provoquer la réflexion sur la finalité de l'histoire et
sur sa raison d'être. Pastichant Fustel de Coulanges, nous serions
tenté d'ajouter "l'histoire du mouvement ouvrier ne sert à rien".
S'il en était ainsi, il
faudrait croire que les personnes qui s'intéressent à l'histoire de la classe
ouvrière contribuent inutilement à l'allongement des travaux stériles et que les
organisations spécialisées dans cet aspect particulier de l'histoire sociale
sont le fait de dépenses fastueuses et par conséquent mal venues dans une
société subissant la crise économique. Si la culture, et plus particulièrement
la culture pour tous, est sur le trajet de la hache budgétaire, les institutions
s'occupant d'histoire sociale et ouvrière, arrivent en première ligne du combat.
Parmi les "passionnés"
d'histoire ouvrière et sociale, on distingue plusieurs catégories. Il peut
s'agir d'un chercheur/étudiant universitaire ou provenant d'une école de niveau
supérieur, d'un élève du cycle secondaire, d'un militant soucieux de retrouver
le passé de son mouvement, d'un responsable socio-culturel préparant une
animation, d'un individu qui aborde l'étude de la classe ouvrière ou la lecture
du sujet sous l'angle récréatif des loisirs, d'un journaliste préparant un
papier ou une émission...
Deux motivations
profondes peuvent être à la base d'un intérêt personnel pour l'histoire
ouvrière. La première relève d'une nature soucieuse de conceptualiser le passé
et curieuse de connaître la vie des générations antérieures, sans toutefois
transgresser le cloisonnement chronologique et en chercher le prolongement dans
le présent. Si elle évite de sombrer dans la nostalgie passéiste, cette
motivation est tout à fait louable en soi. La seconde procède de la même
démarche mais cette fois la connaissance du passé permet de déboucher sur une
réflexion actualisée et même prospective de la société. Dans cette optique, il
n'est pas étonnant que bon nombre d'historiens, tout en respectant la notion
d'objectivité - qui est le principe fondamental de la science historique -
participent à la gestion de la vie publique, comme spectateurs assidus, ou plus
souvent comme militants politiques (de tous horizons), jouant ainsi un rôle
ancré dans le vécu social quotidien. Ils fondent leur engagement sur leur
sensibilité mais aussi sur leur intellect et leur "ratio" découlant de leur
formation et de leurs recherches.
En effet, le passé du
mouvement ouvrier constitue un des substrats nécessaires à la bonne
compréhension de l'état des rapports humains dans la société d'aujourd'hui et
permet d'entrevoir l'avenir.
La situation politique et
sociale actuelle n'est pas le résultat du hasard, mais le fruit d'évolutions
successives qui découlent du choc causé par la Révolution française - et les
principes d'égalité, de liberté et de fraternité qu'elle a engendré - et la
révolution industrielle.
Dans cette évolution, la
classe ouvrière et ses institutions représentatives ont joué un rôle
fondamental. La situation de cette classe au 19e siècle (le lumpen prolétariat
défini par Marx) est incomparable avec celle de la société actuelle, tant la
mutation qui s'est opérée dans un sens favorable à la classe ouvrière à été
profonde, mutation à laquelle le nom des organisations ouvrières est
indiscutablement et indissolublement lié. N'ont-elles pas été le promoteur de
tout ce qui touche à l'amélioration de la condition des travailleurs: suffrage
universel pur et simple, reconnaissance syndicale, la journée de 8 heures, la
semaine des 48 puis des 40 heures, les congés payés, les pensions de vieillesse,
de chômage, de maladie-invalidité, les habitations sociales, l'enseignement
obligatoire et gratuit, la médecine sociale...

La connaissance de ce
passé est nécessaire car il a trop tendance à sombrer dans les oubliettes de
l'histoire. Malgré un intérêt croissant pour l'histoire sociale, le degré
d'inculture en cette matière reste dans notre pays très élevé, principalement
parmi les jeunes générations. Cela va même jusqu'à l'ignorance de la
signification du suffrage universel! Le temps ramollit les mémoires et on
assiste à une banalisation des acquis sociaux et politiques, qui apparaissent
comme un phénomène ayant toujours existé, sans passé. Ils font tellement partie
de notre environnement quotidien qu'on en ignore le sens profond et qu'on ne se
doute même pas des décennies qui se sont écoulées avant d'obtenir ces réformes.
Il y a là un danger latent pour la démocratie, doctrine politique qui repose sur
l'information et l'éducation de tous. C'est ici que l'on mesure combien
l'ignorance du passé engendre une méconnaissance des rapports politiques,
sociaux, économiques, culturels dans la Belgique actuelle. Légion sont les sans
avis sur les questions communautaires, sur les problèmes de la sécurité sociale;
nombreux sont ceux qui à l'égard de la politique témoignent d'une indifférence
totale, quand ce n'est pas d'un agacement certain.
On peut se demander si
cette amnésie n'est pas, dans une certaine mesure, entretenue par le pouvoir qui
préfère des citoyens non informés à des citoyens à l'esprit critique trop
développé. Désormais, c'est le ronronnement politique qui supplante tout-à-fait
la contestation utile. Ce n'est donc pas un hasard si l'on observe actuellement
un retour au classicisme culturel, si des organisations socio-culturelles ou
d'éducation permanente connaissent des ennuis financiers. On veut instaurer sur
le passé social et ouvrier une sorte de "black out" et, dans l'enseignement, des
points de préoccupation apparaissent. L'ancien ministre de l'Education nationale
voulait qu'on en revienne à la bonne vieille histoire traditionnelle contant la
vie des rois et les grands événements, et passant sous silence les mouvements
sociaux. Certains pédagogues et inspecteurs d'enseignement souhaitent que dans
les cours sur l'industrialisation les professeurs ne voient que les aspects
techniques et "machines", laissant de côté les conséquences dramatiques de La
révolution industrielle sur la classe ouvrière et les luttes menées par celle-ci
pour l'amélioration de son sort. En lieu et place, on narre une histoire sans
danger pour le pouvoir en place, attitude en concordance avec la politique
soporifique menée par certains médias. "Panem et circences", une bonne vieille
recette de La Rome décadente remise au goût du jour.
Une autre tactique
consiste à récupérer l'histoire du mouvement ouvrier à son profit. Dans un
article écrit en 1982, Louis Michel prétendait que le suffrage universel,
l'instruction obligatoire et les réformes sociales étaient l'oeuvre des seuls
libéraux. Ne sont-ce pas encore eux qui tentent de faire de la Fête du Travail -
organisée par les socialistes depuis 1890 et devenue grâce au ministre Léon-Eli
Troclet un jour férié légal - une fête également libérale?
Travestir volontairement
l'histoire du mouvement ouvrier est une faute professionnelle, la nier c'est
refuser l'évidence. Dans les deux cas, c'est faire acte de malhonnêteté
intellectuelle. L'histoire du mouvement ouvrier, dans toute sa réalité, doit
être présente car elle fait partie de notre environnement culturel, de
l'histoire de notre société depuis plus d'un siècle et demi. Jusqu'à une date
récente, elle a été bannie, mais n'a-t-elle pas autant de raisons d'être étudiée
que l'histoire diplomatique, religieuse, des relations internationales, des
entreprises... La prolétarisation des masses au 19e siècle et leur émancipation
progressive est un des phénomènes essentiels de l'histoire contemporaine de
l'Europe. Depuis le siècle dernier, la classe ouvrière constitue une des pièces
maîtresses de l'échiquier politique, social, économique et culturel de la
société.
Depuis peu, on assiste à
un foisonnement des recherches en histoire ouvrière dues à l'initiative des
personnes séduites par le caractère concret et humain du sujet. Mais on reste
encore fort éloigné d'un état de recherche et d'une diffusion satisfaisante, car
le manque de coordination et de méthodologie est parfois préjudiciable.
Ce n'est aussi que depuis
quelques années que l'histoire du mouvement ouvrier est abordée sous un aspect
scientifique par les milieux académiques. Auparavant, les principaux
responsables de la classe ouvrière faisaient aussi fonction d'historiens. Très
tôt, certains militants ont senti le besoin de légitimer l'existence de Leur
organisation en retraçant la genèse. Il est évident qu'à l'époque, face à
l'histoire officielle - support du régime des classes possédantes - , des
militants ont réagi et ont voulu écrire leur histoire; l'histoire du peuple et
de ceux qui étaient considérés par le pouvoir en place comme des éléments
perturbateurs et révolutionnaires. Louis Bertrand, Emile Vandervelde, Jules
Destrée furent les principaux représentants de cette première génération
d'hommes politiques/militants responsables/historiens. Par la suite, la
production littéraire s'est poursuivie sporadiquement avec, notamment, Arthur
Jauniaux (Cent ans de mutualité en Belgique), Victor Serwy (La coopération en
Belgique), Joseph Bondas et Léon Delsinne pour l'histoire syndicale. Dans le
plupart des cas, il s'agit avant tout d'une histoire didactique, voire
propagandiste, avec un enjeu politique et militant s'inscrivant dans l'action
éducative et culturelle des organisations du mouvement ouvrier qui se penchent
sur leur passé dans le but d'en tirer des leçons pour l'action du moment. La
production se caractérise surtout par un style proche de la geste et du récit
hagiographique. Néanmoins, si l'on fait abstraction de ces éléments subjectifs,
ces travaux deviennent souvent primordiaux de par les informations qu'ils
contiennent. En cela, ils sont très utiles pour l'historien qui est souvent
victime de la carence des sources pour mener ses recherches. Malheureusement,
l'absence de références et la mauvaise utilisation des sources par ces
historiens "partisans" constituent souvent un obstacle à leur utilisation.

Parallèlement à cette
catégorie d'historiens est apparue, dès la fin du 19e siècle, une catégorie de
chercheurs émanant du monde universitaire et y fonctionnant. La plupart
gravitent autour des milieux proches du socialisme ou du libéralisme radical ou
progressiste. C'est par le biais des économistes et sociologues de l'Université
libre de Bruxelles (Manhaim, De Laveleye, Denis, Vandervelde...) que l'histoire
ouvrière est abordée mais il s'agit d'études isolées, de monographies envisagées
sous l'aspect particulier d'une nouvelle discipline de recherche: la sociologie.
Il faudra attendre
longtemps pour que les historiens s'engagent dans la voie de l'histoire sociale
et ouvrière.
En Belgique, le
précurseur se nomme Fernand Vercauteren. Cet historien gantois, plus tard
professeur à l'Université de Liège, subit l'influence de l'école allemande et de
la sociologie de Durkheim mais aussi celle de l'école française des Annales qui
élargit le champ de l'histoire au domaine social et économique. Vercauteren
aborde les questions sociales mais les limite à l'époque du Moyen-Age. La
possibilité d'étendre ses recherches à l'histoire sociale contemporaine lui est
offerte lorsqu'il est nommé Directeur de l'Institut national d'Histoire sociale,
créé en 1938 par la société coopérative d'assurances "La Prévoyance sociale" et
le mouvement socialiste. Malheureusement la guerre sonne le glas de cette
réalisation sans lendemain. En France, l'école des annales ne s'occupe pas
directement de l'histoire ouvrière mais elle prépare le terrain. Les historiens
Jean Maîtron et Ernest Labrousse lui donnent ses lettres de noblesse. En
Belgique, l'histoire ouvrière se limite dans un premier temps à l'école gantoise
(Université de l'Etat à Gand) où le professeur Jan Dhondt fait figure de
promoteur dans les années 1950-60. C'est sous son impulsion et celle de ses
successeurs qu'une véritable politique de recherche en matière d'histoire
sociale et ouvrière est organisée. Ce n'est que plus tard que ce type de
recherche pénétrera dans les autres universités belges.
Depuis "mai 68", le
nombre de travaux allant de la vulgarisation facile et simpliste aux travaux
scientifiques très spécialisés se multiplie. Cette explosion s'accompagne d'une
nouvelle approche du sujet se caractérisant par la volonté de donner la parole
aux militants de la base et par le souci constant de faire parler la culture
populaire. On fait donc autre chose que l'histoire traditionnelle des
organisations politiques de la classe ouvrière, on produit des monographies sur
des usines, des ouvriers, des quartiers..., on étudie ce qui ne l'avait pas été:
les coopératives, les mutuelles, les organisations culturelles et de loisirs.
Certes, ces thèmes "oubliés" sont extrêmement importants, car il n'y a pas que
les grands événements de l'histoire ouvrière ni la vie des grandes organisations
qui sont intéressantes. L'analyse des structures dites "secondaires", de la vie
quotidienne de l'ouvrier et de sa mentalité est aussi nécessaire à la
compréhension de l'histoire du mouvement ouvrier dans son ensemble. Par contre,
il convient d'être extrêmement prudent dans la place qu'on accorde aux
témoignages. Multiples sont les exemples d'interviews sur des faits passés qui
ont été livrés au public sans avoir été replacés dans leur contexte d'origine et
sans aucun commentaire critique, laissant ainsi apparaître une multitude
d'erreurs et de non-vérités.
Le rôle de l'historien du
mouvement ouvrier est de décrire le passé ouvrier (ses structures, ses hommes,
les événements, les mentalités...) sans complaisance aucune et sans critique
partisane. Dire ce qui a été - sans plus et sans moins - c'est assurer un avenir
à la culture ouvrière née avec la révolution industrielle.
Une histoire ouvrière,
pour quoi faire? C'est une question qui doit à nouveau être posée à la lumière
des enjeux de la modernité technologique et des conséquences que celle-ci
pourrait avoir sur notre mémoire collective. Cela fait déjà quelques années que
nous sommes entrés dans l'ère de la 3e révolution industrielle, qui se
caractérise par la disparition progressive des industries traditionnelles nées
avec le 19e siècle. Berceau de la première révolution industrielle, la Wallonie
souffre terriblement de cette situation.
Où sont les nombreuses
entreprises occupant naguère des milliers d'ouvriers dans les charbonnages, les
carrières, les usines du secteur métallurgique, textile et verrier? C'est sur ce
système économique que ce sont mises en place les structures politiques et
sociales de la Belgique (partis politiques, organisations professionnelles
patronales et ouvrières, coopératives, mutuelles) à partir desquelles les
relations entre les trois pivots classiques de la société belge (Etat, patronat,
travailleurs) ont pu évoluer.

Mais le tissu économique
a changé et cela n'est pas sans incidence sur la mémoire collective. Devant la
fermeture des charbonnages de Wallonie au début des années '60, certains milieux
prennent conscience de la nécessité de sauvegarder les traces du patrimoine
industriel devenu caduque et voué à la pioche des démolisseurs. C'est alors la
naissance de l'archéologie industrielle axée principalement sur le secteur
charbonnier. Vingt ans plus tard, c'est au tour de la sidérurgie wallonne de
connaître de sérieuses difficultés. Il y a peu, le charbon et l'acier étaient
les piliers de l'économie wallonne. A l'heure actuelle, de ces deux fleurons, il
n'en reste plus qu'un dont l'état de santé est plus que préoccupant. Déjà
marquée par la fermeture des charbonnages, la conscience sociale de la Wallonie
s'inquiète maintenant des menaces qui pèsent sur le secteur métallurgique et sur
les entreprises traditionnelles. Il importe dès lors de sauvegarder pour
l'avenir des traces du "vieux" patrimoine industriel. La réhabilitation a des
fins culturelles de certaines usines et les reconstitutions muséologiques
d'activités professionnelles diverses sont nécessaires car ce matériel constitue
un témoignage visuel important de notre histoire économique et sociale.
Parallèlement, on
constate que la vie de ceux qui furent les principaux protagonistes de la
révolution industrielle -c'est-à-dire la classe ouvrière - retient de plus en
plus l'attention des historiens et d'un certain public. On peut aussi se
demander si l'intérêt grandissant - mais encore trop limité - pour l'histoire
ouvrière n'est pas aussi dû à un réflexe de conservation et de préservation face
à la disparition des entreprises qui ont fait la renommée de la Wallonie et par
voie de conséquence des groupes sociaux liés au sort de ces entreprises. A une
époque où la marche vers la prospérité paraissait irréversible, l'intérêt pour
l'histoire semblait moins justifié car l'ensemble de l'opinion publique était
pris dans l'engrenage d'une intense activité économique tournée vers le futur.
La classe ouvrière, au sens 19e siècle du terme, paraissait comme immuable; si
riche d'avenir que son passé en était absent, sauf pour quelques esprits
éclairés ou quelques historiens militants politiques. Mais les situations
économiques et sociales évoluent et lorsqu'on se rend compte qu'un pan important
de notre environnement et de notre culture menace de disparaître, on recherche
alors son passé, ses racines.
Il est évident que La
Wallonie doit impérativement opérer sa reconversion industrielle mais cette
dynamique ne doit pas couper les ponts avec le passé. L'archéologie industrielle
est nécessaire. L'histoire de la classe ouvrière l'est tout autant. Le passé -
que ce soit celui de l'ouvrier pris individuellement ou celui des organisations
dont il fait partie - doit être analysé, divulgué et connu. L'avenir de la
Wallonie dépend bien sûr de ceux qui regardent vers l'avant mais un coup d'oeil
en arrière permet de s'apercevoir que notre région, par sa classe ouvrière,
possédait un savoir faire technique qui en a fait sa renommée. Les structures
économiques ont changé mais le savoir-faire reste. Un des mérites de l'histoire
ouvrière est de le rappeler et de montrer que le monde du travail actuel n'est
pas soudainement orphelin de son histoire.
(Octobre 1987)

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