Vie et mort d'une revue:
langue et administration (1962-1980)
Albert
DOPPAGNE
Professeur à l'U.L.B.
Membre du Conseil international de Langue française
Secrétaire général de l'Office du Bon Langage
Vers la fin
de l'année 1961, je recevais la visite du représentant d'une maison
d'édition flamande, la firme UGA de Heule près de Courtrai. On me
soumettait un projet que l'éditeur voulait national: créer deux
revues, l'une néerlandaise, l'autre française, destinée aux
fonctionnaires de tous échelons et dont le but serait d'améliorer la
qualité de leur langue.
Le double aspect
linguistique du projet se présentait avec une certaine pertinence: pour les
néerlandophones, cette revue revêtait un caractère de nécessité, non seulement
pour la correction de la langue mais aussi, surtout peut-être, pour une question
d'établissement et de fixation du vocabulaire même.
Pour le francophone, il y
avait l'enjeu d'une langue correcte, souci honorable s'il en est.
Deux équipes seraient
prévues, l'une, flamande, pour la revue qui allait s'intituler
Taalbeheersing in de Administratie; l'autre, francophone, pour la revue
dont on me laissait le soin de choisir le titre.
Il ne fallait pas, à mon
avis, laisser passer une telle occasion, occasion qui, en fait, se révélait
polyvalente: servir la langue française dans notre pays, rendre service à un
nombre de lecteurs assuré et considérable, vu les possibilités de diffusion que
garantissait l'éditeur, profiter enfin d'un effort parallèle pour un meilleur
usage de nos deux langues nationales. L'éditeur tenait, manifestement, à ne pas
travailler sur le seul plan néerlandophone.
J'acceptai donc de
m'intéresser au projet. Je proposai le titre de Langue et administration,
tout en ménageant la possibilité de ne pas exclure la culture du programme.
Un titre d'abord, un plan
général, puis une équipe de collaborateurs. Préalables à discuter avec
l'éditeur: le volume et le format de la revue; ensuite sa périodicité.

Il fut d'abord question
d'un bi-mensuel d'une dizaine de pages et c'est sous cette présentation que
parut un premier numéro, à titre d'essai, à la date du 15 juin 1962, avec la
conscience très nette que les deux mois de vacances qui allaient suivre
encourageraient encore la réflexion et permettraient de juger de l'accueil.
Première réaction: deux
numéros par mois entraîneraient trop de préoccupations et de frais de
distribution. On en arriva dès les numéros suivants à une publication mensuelle
de dix ou de douze pages selon le mois et la longueur des articles. Pour le
début de 1965, le nombre de pages se fixait définitivement et économiquement, à
seize, ce qui conférait plus d'unité, plus de sérieux aussi à la revue.
Les seize pages du
fascicule mensuel conduisaient, avec dix livraisons par an (on interrompait la
publication en juillet et en août, période de vacances) à un total de 160 pages
chaque année. En outre, mon intention était de couronner chaque exercice par la
publication d'une double table: une table des matières traditionnelles et une
autre, systématique, reprenant notamment, à la manière d'un index, tous les
termes qui avaient fait l'objet soit d'une étude, soit d'une remarque.
Puisque l'occasion m'en
était fournie, j'avais voulu innover sur deux points. D'abord, chaque livraison
voyait sa matière répartie en cinq rubriques permanentes qui s'intitulaient
respectivement: Généralités, Vocabulaire, Style, Correction de textes et
Propos divers. La présence des cinq rubriques dans un même numéro était
souhaitée mais nullement obligatoire.
Autre caractéristique
assez nouvelle, assez risquée aussi car elle occasionna quelques difficultés aux
bibliothécaires et aux collectionneurs qui classaient la revue ou en faisaient
relier les tomes successifs. J'avais prévu cette publication sur feuillets
libres et perforés permettant ainsi un double classement: soit la conservation
des numéros tels qu'ils étaient livrés, soit la répartition de leur contenu en
cinq classeurs correspondant aux cinq rubriques permanentes.
Cela impliquait
nécessairement un système de pagination multiple: une pagination courante, en
chiffre arabes, allant de la première page à la dernière; une seconde, destinée
au classement par rubriques, et qui se manifestait par un chiffre romain
(correspondant à la rubrique intéressée: I pour Généralités, II pour
Vocabulaire, etc.) immédiatement suivi de chiffres arabes correspondant à la
pagination au sein de la rubrique en question.
Il en résultait cette
facilité de pouvoir envisager deux modes de reliure pour la revue: un premier
par fascicules, un second par rubriques. Des classeurs ad hoc étaient prévus par
l'éditeur. Le lecteur pouvait ainsi disposer des textes d'une même rubrique sans
devoir chaque fois, sauter les pages traitant d'autres domaines.
Une équipe de
collaborateurs? Une dizaine de personnes acceptèrent de m'aider pour animer la
revue et l'alimenter en articles. Ce furent d'abord deux collègues de
l'Université de Bruxelles, Jacques Pohl et Jacques-Henri Michel, un collègue de
l'Université de Louvain, Pierre Yerlès, deux traducteurs particulièrement
avertis, Paul Buyse et William Pichal, un haut fonctionnaire du Ministère des
Affaires étrangères, Marcel Spreutels. Vinrent, plus tard, compléter et
renforcer cette équipe Mme Bourgeois-Gielen, terminologue, Mme Lydie Ruytinx,
professeur de l'enseignement technique et créatrice des Championnats nationaux
d'orthographe, ainsi que Victor Crabbe, professeur à l'Université de Bruxelles.
Toute fausse modestie
mise à part, l'idée de cette revue était heureuse et méritait d'être poursuivie.
Dix-huit années d'existence pour un périodique de ce genre, ce ne serait pas si
mal si l'on pouvait se dire que la tâche qu'il s'assignait est accomplie:
malheureusement son but ne cesse de varier avec les circonstances, les hommes et
leurs lois.
A titre de comparaison,
signalons que la France, cinq ans plus tard que nous, entreprenait une
publication analogue qui s'intitulait Service public et bon langage.
Son premier numéro porte la date de novembre 1967 mais elle ne connut jamais la
vitalité ou la diffusion de Langue et administration: en 1970 elle n'en était
encore timidement qu'à son cinquième numéro. Née après notre publication elle a
disparu bien avant. La comparaison est tout à notre avantage.

Le programme poursuivi
pourrait se résumer facilement en quelques propositions: nous voulions un
instrument qui participât à la formation linguistique et technique des
fonctionnaires sans jamais négliger leur culture générale. Pas de fiction, pas
de littérature dans le sens trop particulier que l'on donne à ce terme, mais des
bases solides en vue de la clarté, de la correction et du respect de la langue;
de la précision aussi.
Voici quelques sujets
particulièrement importants qui ont été traités dans la rubrique des Généralités
ou du Style: les finales de lettre, les abréviations, l'usage des majuscules,
l'orthographe, les néologismes, le curriculum vitae, etc.
Pour ne jamais désespérer
le lecteur par un article trop long, toute collaboration devait être brève, ne
pas excéder deux pages si possible, ou alors être débitée en tranches facilement
abordables.
Du point de la
consultation, celle-ci était facilitée par la publication de tables et d'index
annuels; en 1972, parut une importante table décennale; en 1977, ce fut une
table quinquennale. Le sort a voulu que la revue ne puisse célébrer son
vingtième anniversaire en publiant un dernier fascicule de tables.
Langue et
Administration vivait surtout d'abonnements souscrits par des services
publics et diverses administrations. La situation économique évoluant dans le
sens que l'on sait a provoqué restrictions sur restrictions dans tous les
budgets. Comme la langue française ne manque pas de ressources bibliographiques
auxquelles on peut facilement se référer, une revue de ce genre a pu passer
assez rapidement pour sorte de luxe superflu, et l'on devine la suite.
Du côté néerlandophone,
la situation n'étaient pas tout à fait la même: le néerlandais, en tant que
langue et surtout langue administrative, possède moins de ressources
bibliographiques et se trouve confronté à des tâches de fixation linguistique
que le français avait dépassées bien avant que la revue n'existât.
Telle est la situation
qui a mis fin à la publication de Langue et administration après
pratiquement vingt années de travail au service de la langue et la culture.
Ajoutons que l'éditeur
flamand qui avait eu l'idée des deux revues parallèles, l'une flamande et
l'autre française, est mort quelques années après le lancement de son projet et
qu'il a été remplacé par un directeur commercialement moins orienté vers la
Wallonie.
Le numéro 184 de la
revue, portant la date de décembre 1980, mais publié en 1981, clôtura la
collection.
Il reste à l'équipe de
collaborateurs qui ont apporté leurs soins et leur science à cette oeuvre
originale et hautement culturelle, des souvenirs inoubliables de l'ardeur et de
l'émulation qui animait nos séances du comité de rédaction.
1961-1981: vingt ans
d'effort au service d'une langue correcte. Le flambeau mériterait d'être repris
car la partie linguistique est loin d'être gagnée: nos textes administratifs et
le libellé de nos lois ne sont souvent, aujourd'hui que des traductions du
néerlandais dans lequel ils ont été pensés. Ils mériteraient critique et
correction.
D'autre part, la vogue et
le déferlement des néologismes de toute espèce ne cesse de fournir matière à des
études et à des mises en garde.
Les bonnes volontés ne
manquent pas, les compétences linguistiques pas davantage: qui donc aujourd'hui,
voudra leur donner les moyens de poursuivre une oeuvre utile?
(Octobre 1987)

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