Questionnement de
l'histoire et imaginaire politique : l'indispensable prospection
Philippe
DESTATTE
Historien
Directeur de l'Institut Jules Destrée
Poursuivant
la réflexion de Georges Duby(1),
l'historien Philippe Joutard s'est interrogé, avec raison, sur
l'existence d'un rapport entre la mythologie historique du Français
moyen et le travail des historiens de métier. Cette question est à
la fois celle de l'imaginaire collectif d'un peuple et celle de
l'objectivité de l'historien: "(...) l'érudit le plus scrupuleux
n'obéit pas toujours aux déformations idéologiques dont nous sommes
tous plus ou moins victimes, mais à des influences plus diffuses,
plus inconscientes aussi, et qui constituent une partie du "rêve de
l'historien" (...)"(2).
Cette dialectique entre la démarche historique et la conscience
collective paraît être au centre de la nouvelle donne qui s'élabore,
depuis quinze ans, dans l'historiographie wallonne et qui va
déterminer les orientations de la recherche pour les décennies
prochaines.
Le Professeur Hervé
Hasquin rappelait lors de l'inauguration officielle du Centre d'Histoire de la
Wallonie et du Mouvement wallon, à Namur, en juin 1987, que le discours de
nombreux historiens allait s'adapter au grand tournant dans l'histoire politique
contemporaine que constitue la fin de l'Etat unitaire belge et la reconnaissance
de l'existence de communautés et de régions. Le premier titulaire d'un cours
d'Histoire de la Wallonie dans une université concluait: "C'est évident que
(...) tous les anciens complexes sont abandonnés et plus aucun historien n'a le
sentiment de faire de l'histoire anti-scientifique, reproche qu'on formulait
encore à leur égard il y a vingt ans, quand ils s'occupaient spécifiquement de
problèmes d'histoire wallonne"(3).
Avant d'affirmer que l'Histoire
de la Wallonie, publiée en 1973 sous la direction de Léopold Genicot était
la première "étude approfondie" du "passé de l'ensemble de la Communauté
wallonne actuelle", "répondant aux exigences de la méthode et de la critique",
Marinette Bruwier avait, en 1979, fait sienne la réflexion de Jean Stengers
rappelant que "l'historien reflète la société dans laquelle il vit". "Ce sont
les événements les plus récents qui ont donné naissance à une première
Histoire de la Wallonie", poursuivait l'historienne montoise(4).
Dans la préface de ce dernier ouvrage, Léopold Genicot mettait lui aussi en
évidence cette dualité entre le chercheur et la collectivité dans laquelle il
veut s'inscrire: "Ce livre est une oeuvre de bonne foi, impartiale, sereine. Une
oeuvre de foi également? Et d'amour? Certes. Mais l'Histoire ne peut s'écrire
sans chaleur puisqu'elle parle d'hommes. Et quand ces hommes sont ceux qui vous
ont largement faits ce que vous êtes, comment la chaleur ne se muerait-elle pas
en ferveur?"(5).

Est-ce mettre l'histoire
au service d'une cause? Léopold Genicot répond encore en 1984: "Pourquoi pas, du
moment où on ne la mène pas à trahir la vérité? Elle n'est pas tenue à n'être
que théorie ou distraction sans utilité immédiate. Ses sectateurs ne sont pas
voués à l'onanisme intellectuel. Pour moi, un véritable historien est un
passionné. Il est, dans une certaine mesure, un militant qui a sacrifié l'action
à l'étude. Pourquoi ne pas militer pour le bien-être et le bonheur de son
peuple?"(6).
Cette démarche opératoire est réaffirmée par l'auteur de Racines d'Espérance,
en 1986: "Révéler et par là susciter fierté et curiosité, ces pages n'ont pas
d'autre ambition"(7).
Ces intentions
rejoignaient celles, plus nuancées, précisées par Hervé Hasquin, dans sa préface
de la monumentale La Wallonie, Le Pays et les Hommes: "notre propos ne
fut jamais de sombrer dans un nationalisme outrancier ou de construire un
ouvrage de polémique. Ce qui importa aux auteurs, ce fut de souligner, aux
diverses époques de l'histoire, quel fut l'apport - brillant, original parfois,
médiocre peut-être à certains moments - de la Wallonie (...)"(8).
Ces travaux permettaient à l'historien de la Naissance de la Wallonie(9),
Hervé Hasquin, de dresser un bilan positif, en 1981, de la recherche consacrée à
la Wallonie: "aujourd'hui la Wallonie existe. Son passé récent et son devenir
ont été fouillés avec la rigueur et l'esprit critique indispensables à toute
oeuvre scientifique, (...)"(10).
Quant à l'histoire du Mouvement wallon, après en avoir dressé le maigre bilan de
la production, le Professeur Hasquin marque son espoir de la voir étudiée "dans
un délai raisonnable puisque le monde scientifique francophone paraît sorti de
sa réserve. En principe - ajoute-t-il - les publications y gagneront en esprit
critique et en sérénité, deux qualités qui ont fréquemment fait défaut aux
acteurs-témoins"(11).
Ainsi, affirmant leur
souci de voir respectée la nécessité épistémologique, voire déontologique, les
historiens wallons ont entamé la réécriture du passé au rythme de la prise de
conscience de la nouvelle identité qui se forge et de l'évolution du cadre
institutionnel. La démarche est instable parce qu'elle s'appuie sur le mouvement
entamé par la collectivité pour conquérir une identité qu'elle ne sait pas
encore définir, tant elle est, comme une nation en train de se faire, "multiple
de réalités, d'êtres vivants que saisit mal le fil d'une histoire chronologique
à la petite journée, à la petite semaine, à la petite année (...)"(12).

Dès lors, au gré de la
mythologie qu'elle secrète, la société, productrice et consommatrice d'histoire,
se nourrit de ses historiens(13)
ou les vomit(14)
en fonction de la concordance ou non entre ses espoirs (ou ses fantasmes) et les
réponses apportées par les chercheurs confrontés à l'épreuve des faits.
"Préposés à l'imagination"(15),
les historiens élaborent, parfois avec enthousiasme et bonheur, parfois avec
scepticisme, les hypothèses qui leur permettront d'aboutir à une interprétation
nouvelle, et ainsi de se démarquer de l'approche conventionnelle.
L'effort de créativité
déployé ces dernières années a été puissant et a permis de sortir l'histoire de
Wallonie du giron de l'histoire de Belgique. Tous les domaines sont tour à tour
abordés pour définir l'originalité de la Wallonie, ses caractères et son origine
historiques. La Révolution industrielle n'a-t-elle pas fondé la structure et
l'espace de notre région?(16).
Notre identité n'est-elle pas avant tout linguistique?(17).
La Wallonie est-elle née de la Grève?(18).
Notre histoire est revisitée, les événements sont à nouveau sériés, le théâtre
de l'histoire réorganisé relativement à l'approche régionale ou communautaire et
du souhait de faire apparaître une vision cohérente du passé par rapport aux
nouvelles racines que l'on nous a désignées ou que l'on s'est choisies.
"L'Histoire, qui part d'héritages, ne dilapide pas ces héritages, mais les
remodèle et les réutilise constamment" écrivait Jacques Le Goff. Grâce à lui, on
comprend mieux "les liens qui unissent l'histoire dans ces deux registres -
celui des sociétés, celui des historiens - et l'identité culturelle, base
fondamentale de l'identité individuelle et collective en général"(19).
Au service du présent et
au service du groupe, utile et opératoire par la rigueur et l'honnêteté qu'elle
déploye dans son effort de mémoire et la remise en question de sa problématique,
l'historiographie wallonne devra dans les années qui viennent, faire la preuve
qu'elle est apte à abandonner une démarche trop confidentielle pour accéder à la
collectivité, par des moyens de diffusions neufs et modernes(20).
Elle devra concrétiser une approche totalisante en coordonnant davantage les
travaux de ses centres de recherche et en dégageant des priorités.
Interpellés par une
révolution institutionnelle, aux prises avec une crise d'identité collective,
les historiens wallons doivent relever le défi du XXIème siècle, qu'ils doivent
contribuer à construire sur les valeurs positives et authentiques de notre passé
mais en se détournant résolument "des liturgies officielles, des héros statufiés
et figés dans leur gesticulation dérisoire"(21).
(Octobre 1987)

Notes
(1)
G. DUBY, Mémoires sans historien, dans Nouvelle Revue de
Psychanalyse, Printemps 1977, p. 213.
(2) Philippe JOUTARD, L'Histoire dans l'Imaginaire
collectif, dans L'Arc, Aix-en Provence, 1978, p. 38-42.
(3) Hervé HASQUIN, Interview accordé à la RTBF, "Ce
Soir", 3 juin 1987.
(4) Marinette BRUWIER, Les Régions wallonnes et le
Travail historique de 1905 à 1975, dans La Wallonie, Le Pays
et les Hommes, Lettres, Arts, Culture, t. 3, p. 138-139, Bruxelles Rdl,
1979.
(5) Histoire de la Wallonie, publiée sous la
direction de Léopold GENICOT, coll. Univers de la France et des Pays
francophones, p. 9, Toulouse, Privat, 1973.
(6) Léopold GENICOT, La Wallonie: un passé pour un
avenir, XLVIIe Congrès de la Fédération des Cercles d'Archéologie et d'Histoire
de Belgique, Nivelles, 1984, actes, 11, p. 49-59 - Léopold GENICOT, La
Wallonie: un passé pour un avenir, coll. Ecrits politiques wallons, p. 140,
Charleroi, I.J.D., 1986.
(7) Léopold GENICOT, Racines d'Espérance, p. 6,
Bruxelles, Didier Hatier, 1986.
(8) La Wallonie, Le Pays et les Hommes, Histoire,
Economies, Sociétés, sous la direction scientifique d'Hervé Hasquin, t. 1,
p. 8, Bruxelles, Rdl, 1975.
(9) Robert DEMOULIN, La Recherche en Histoire liégeoise
contemporaine, Perspectives d'avenir, dans Problématique de l'Histoire
liégeoise, Actes du Colloque organisé par l'association Le Grand Liège, p.
94, Liège, Le Grand Liège, 1981.
(10) Hervé HASQUIN, Historiographie et Politique, Essai
sur l'histoire de Belgique et la Wallonie, p. 110, Charleroi, I.J.D., 1981.
(11) Hervé HASQUIN, Le Mouvement wallon: une histoire
qui reste à écrire, dans Histoire et historiens depuis 1830 en
Belgique, Revue de l'Université de Bruxelles, 1981/1-2, p. 151.
(12) Fernand BRAUDEL, L'identité de la France, Espace
et Histoire, p. 12, Paris, Arthaud-Flammarion, 1986.
(13) Thierry HAUMONT, Etre supérieur au présent,
dans Toudi, n° 1, p. 3-4, Quenast, Centre d'Etudes wallonnes, 1987.
(14) Jean-Louis ERNOTTE, Mea Culpa, dans
Wallonie Libre, n° 14, p. 7, ler juillet 1987 - Léopold Genicot dans
Wallonie Libre, n° 12, p. 4, ler juin 1987.
(15) Pierre CHAUNU, L'Historien dans tous ses états,
coll. Pour l'Histoire, p. 165, Paris, Perrin, 1984.
(16) Marinette BRUWIER, op. cit., p. 137. - On
souhaiterait évidemment voir se dégager le cadre wallon de l'étude de Pierre
LEBRUN, Essai sur la Révolution industrielle en Belgique, 1770-1847,
Bruxelles, Palais des Académies, 1979.
(17) Félix ROUSSEAU, La Wallonie, Terre romane,
Charleroi, I.J.D., 1960. - 5e éd.. 1977.
(18) 1886: La Wallonie née de la Grève? Colloque
organisé à l'Université de Liège, 1986. Actes à paraître.
(19) Jacques LE GOFF, Histoire et Identité culturelle,
dans
Le Complexe de Léonard, Actes du Colloque de La Sorbonne, Février 1983,
p. 211, Paris, Editions du Nouvel Observateur- J-C LATTES 1984.
(20) Félix TORRES, L'Histoire revisitée, dans
Encyclopaedia Universalis, Supplément II, Les Enjeux, p. 538-544, Paris,
1985.
(21) Etienne HELIN, Pour une Histoire brûlante,
dans L'avenir culturel de la Communauté française, p. 29, Charleroi,
I.J.D., 1979.

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