Des Maisons de la
Mémoire :
Pour les mémoires collectives de l'ère électronale
Albert D'HAENENS
Professeur à l'U.C.L. -
Archiviste général de l'Université
Directeur du Centre de Recherches sur la Communication en Histoire
Président de Département d'Histoire de l'U.C.L.
La dérive des
mémoires collectives scribales et l'indifférence à la durée des
mémoires collectives électronales mettent en cause la relation
continuée à l'antériorité et la relation à la longue durée.
1. Pour
y faire face, nous avons besoin de lieux historiens d'un nouveau type.
Appelons-les Maisons de la Mémoire. Y adviendrait à nouveau ce que ce
monde ne prévoit plus: des échanges entre les gens de diverses génération, sur
base de relations communes à l'antériorité (longue).
Précédence des lieux sur
l'action et sur les échanges. Pour que cette action et ces relations puissent
avoir lieu.
Les Maisons de la Mémoire
ne seront pas des lieux historiens, - musées, bibliothèques spécialisées, dépôts
d'archives, - auxquels nous sommes habitués. Parce que leur objectif est
différent: il ne s'agit pas d'y rassembler des objets de savoir, mais de
promouvoir des relation sur base de traitement de ces objets.
Les Maisons de la
Mémoire, elles-mêmes, auront une dimension mémoriale forte: église, maison
communale, gare, cure, école, ferme, atelier...
Ceux qui tiendront les
Maisons de la Mémoire seront des animateurs d'un nouveau type. Historiens sans
doute, mais d'une histoire qui parle des gens et de leur vie quotidienne à des
gens de tous les jours. Ils aiment la relation; ils savent motiver et mobiliser.
Ils connaissent les paroles et les gestes qui rassemblent et font se rencontrer
les générations. Ils sont encore, et peut-être surtout soucieux d'accompagner et
de rendre service.

2. En
termes de structures, la Maison de la Mémoire sera le lieu d'effectuation de
trois types de fonctions; elle comprendra trois types d'espaces.
2.1. Des espaces de
disponibilité
Pour des rencontres qui
se noueront autour de pratiques et de manifestations temporaires, telles que
fêtes, expositions, rencontres-débats, initiations, recyclage... Ces espaces
seront donc, non remplis à demeure (par des collections d'objets, par exemple),
mais dotés des équipements nécessaires à ces pratiques et ces manifestations.
2.2. Des espaces de
permanence
Pour ceux qui animeront
les Maisons de la Mémoire et gèreront leur devenir. Et pour les partenaires
culturels qui le souhaiteront.
2.3. Des espaces de
stockage
Pour les nouvelles
mémoires, qui sont mémoires abstraites: photos, dias, films, enregistrements son
et vidéo...
3. Par
ailleurs, - mais c'est sans doute le plus important -, le caractère mémorial de
la Maison de le Mémoire sera vitalisé. L'église ne sera pas camouflée dans ses
aspects d'église mais exprimée. Il en sera ainsi, aussi, de la maison communale.
De l'école... De toutes les Maisons de la Mémoire, car la perception concrète,
par tous nos sens, est capitale.

4. Les
différentes Maisons de la Mémoire s'inscriront dans un Réseau des Maisons de
la Mémoire.
Cette appartenance ne
pèsera pas sur l'autonomie, première et totale, de chaque Maison, car, le Réseau
sera facteur de dynamisme, de valorisation mutuelle, de prolongement et de
multiplication pour chacune des maisons qui le constituent. Il suscitera la
rencontre de tous ceux qui ont la responsabilité d'une Maison de la Mémoire dans
leur région, pour réfléchir ensemble à ce projet tout à fait neuf, à construire
dans toutes ses dimensions. Il fera circuler les compétences et différents
outils technologiques. Il aura un rôle de négociation nationale. Et, aussi,
d'information aux échelons autres que nationaux.
Il y aura une
personnalité des Maisons de le Mémoire. Portée, surtout, par les hommes et leur
projet. Signifiée par le nom: Maison de la Mémoire. Par l'appartenance au
Réseau. Par un sigle. Par diverses marques identificatrices. Manifeste,
également, dans l'ameublement.
5. La Maison de
la Mémoire de Louvain-la-Neuve sera pivot
C'est-à-dire qu'auprès
d'elle, les Maisons locales trouveront appui, aide et service, techniques,
documentations, compétences de toutes sortes, et, d'abord, compétence
universitaire.
La Maison de
Louvain-la-Neuve sera, de plus, une Maison de la Mémoire pour le territoire
environnant Louvain-la-Neuve. Tout ce qui a été dit des fonctions d'une Maison
locale vaut donc, aussi, pour elle. Elle traitera de la mémoire de l'Université,
de la vie académique et étudiante. Et aussi, de la mémoire de la ville de
Louvain-la-Neuve. Et cela notamment, elle assumera un rôle prototype spécifique
et important, car elle expérimentera le nouement de relations à l'antériorité
dans un contexte de complet déracinement. Il faut bien voir que cette situation
que Louvain-la-Neuve vit de manière radicale est, en fait, celle que vivent,
avec plus ou moins d'évidence, toutes les communautés occidentales.

6. L'Ecole
des Mémoires Culturelles a une fonction de reliement: elle reliera tous ceux qui
travaillent dans les différentes Maisons de la Mémoire. Durant, d'abord, un
temps de formation. Ensuite, lors de moments de rencontre.
L'Ecole des Mémoires
culturelles investira la recherche. En matière de théorie de l'histoire:
production de sens; idéologie de la trace; transfert et continuation;
communication. A propos d'objets: tels que la longue durée; la quotidienneté; l'excédence.
Conjointement à cette
théorisation, l'Ecole des Mémoires culturelles réalisera des pratiques et des
productions de communication. Destinées à tous, et alimentant particulièrement
les différentes Maisons de la Mémoire.
6.1. Car il s'agit de
transmettre aux générations à venir des compétences imaginaires et globales qui
n'ont cessé de féconder le projet occidental alors qu'elles sont nourries d'une
réelle familiarité avec la longue durée. Les mémoires de longue durée révèlent
des structures et des dynamiques qui échappent à ceux qui s'inscrivent
exclusivement dans les durées courtes, dans la durée d'une seule, ou de quelques
vies seulement. Les mémoires longues tissent la familiarité au temps et au
projet. Elles rendent concevables et désirables tous les surpassements de
l'instant. Nous, occidentaux, nous détenons de telles mémoires longues. Nous
devons y veiller.
6.2. Et surtout, nous,
chrétiens. Les mémoires chrétiennes sont non seulement de longue durée; elles
sont, encore, des mémoires continuées. Les mémoires chrétiennes intègrent
vivement l'antériorité des hommes, parce qu'elles ont été continuées par la
suite des générations. Elles sont mémoires vivantes. Il y a une différence
importante entre les mémoires archéologiques et les mémoires vivantes. Les
mémoires archéologiques ont, à un moment donné, disparu. Redécouvertes par les
sciences humaines, leur signification est désormais très extérieure à la toute
grande majorité des hommes. Les mémoires vivantes, elles, ont continué d'être
transmises et ont conservé, sans interruption, à travers toutes sortes de
transformations, une signification pour tous, même si cette signification fut
fort différente pour chaque génération. Les mémoires chrétiennes sont de telles
mémoires vivantes.
7. Fonder et
entreprendre durant l'ère électronale.
Telle est la part qui
nous semble revenir, en cette fin du XXe siècle, dans la responsabilité du
monde: concevoir et entreprendre un double projet mémorial, de transferts et
d'élaborations nouvelles. Pour que progressivement puissent s'instaurer des
nouvelles relations aux mémoires antérieures et se créer les mémoires
collectives nouvelles des générations du XXIe siècle. Pour que l'on ne cesse de
vivre de mémoire comme de projet. Et encore bien de cette mémoire, outil de
discernement qui libère et rend lucide. Notre temps est, donc, temps de
fondation.
8. Pour
nous, historiens. Nous ne pouvons plus nous en tenir à pratiquer seulement le
doublement rétrospectif de ce que le groupe ou la communauté sent ou veut.
Temps de fondation. Temps
d'élucidation, aussi, pour ce qui est des traçages nouveaux. Il faut en finir de
vivre dans la méconnaissance et l'aveuglement nos mémoires collectives
nouvelles, leurs codes et leurs matrices qui ne sont plus ni scriptuaires ni
scolaires. L'historien est appelé à procéder à cette identification. Il devient,
ainsi, homme de prospective. Ne plus attendre le passage du groupe en action.
Mais le prendre en tête, comme partenaire des conducteurs, comme éclaireurs.

9. Il
n'y a pas que les historiens, d'ailleurs, qui sont interpellés pour cette vaste
et imposante entreprise. La familiarité à la longue durée et la pratique de
relations continuées aux mémoires identifient, entre autres traits, les
chrétiens et confèrent à leur présence et à leur action au sein de la société
globale une spécificité qu'il faut manifester. Les chrétiens ont cette
compétence et ce service à exercer pour et avec tous les membres de cette
société. Pour construire un pluralisme plus vrai et plus fécond.
10. En
fait, nous sommes tous interpellés par l'enjeu mémorial. Pour veiller à ce que
continue l'accès à la mémoire collective de longue durée. Ou, plus
essentiellement encore, pour veiller à ce que continue la pratique de la mémoire
et de l'écriture.
10.1. Mémoire et écriture
se sont, en somme, libérées de toutes sortes de fonctions "serviles" en les
déléguant aux technologies électronales. Que deviendront l'écriture "libérée",
la mémoire "libérée"? Rappelons-nous ce qu'il en advint de déléguer des
fonctions "serviles". Les rois mérovingiens, finalement supplantés par leurs
maires du palais, finirent comme rois fainéants. La main, qui, nous en étions
convaincus, était soumise à la voix au point de faire de la pratique
scripturaire une sorte de phonographie, finit par rendre muets les utilisateurs
de l'écriture qui lui assignaient une fonction servile. Quelle surprise attend
les utilisateurs de la technologie électionale?
10.2. L'enjeu est vaste.
Il est mobilisateur, aussi. Car, il concerne les mémoires et les mémoires sont
des sources d'énergie. Elles nous ont été léguées par ceux qui nous ont
engendrés, par nos prédécesseurs, qui, réellement, nous précèdent. Ni nos
mémoires, ni nos prédécesseurs ne sont, au sens fort, derrière nous
Par rapport à elles et à
eux, il n'y a jamais eu de réelle rupture. Mais continuation biologique,
organique et culturelle, à vivre en termes de connaissance, de tradition
vivantes.
Nous, qui, aujourd'hui,
vivons en Occident, nous pouvons en témoigner, puisque nous (en) vivons.
(Octobre 1987)

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