Littérature en Wallonie
Raymond
QUINOT
Secrétaire général du "Pen
Club" international, Centre francophone de Belgique
Poésie
rime avec Wallonie
Bonne pucelle fut
Eulalie: oui, le premier poème de langue française fut écrit en notre Hainaut,
vers 881. Cette Cantilène devait donner naissance à Villon, à Racine, à Hugo, et
aussi à Ligne, à Plisnier, à Michaux. Bénie soit Eulalie.
Au XXe siècle, rien.
Rien, parce qu'il n'y eut rien d'assez important pour franchir les siècles. Par
contre au XIe... Deux cycles sur deux de nos plus grands héros, et qui allaient
pendant trois siècles se nourrir, s'enrichir: le cycle de Charlemagne a commencé
autour de l'abbaye de Stavelot-Malmédy. Ses milliers de vers retracent la
légende des ancêtres de l'empereur d'Occident ainsi que ses enfances. Berthe aux
Grands Pieds, Mainet, Basin, Renaud (et la merveilleuse histoire des Quatre Fils
Aymon et du Cheval Bayard) sont passionnants. Le cycle de Godefroid de Bouillon
et de la Croisade ne l'est pas moins. Epopée poétique, roman de chevalerie et
d'aventures, cette suite consacrée à des braves et à des belles bien de chez
nous s'étend aux pays voisins et nous conduit au Chevalier au Cygne et à la
Conquête de Jérusalem.
Après le point 1.
Eulalie, voici le point 2 mis en valeur.
Passons au point 3. La
chantefable la plus charmante du Moyen-Age éclôt du côté de Thuin vers 1250:
Aucassin et Nicolette ou les amours mouvementées de deux jouvenceaux. Autre
événement important de la même époque: l'apparition des premiers écrivains
wallons connus. Jusqu'à ce jour, les oeuvres étaient comme les cathédrales:
anonymes. Mais voici Adenet le Roi (né en Brabant wallon, le roman pays de
Brabant, vers 1240) et il est de premier plan: en effet, il est parmi les
auteurs des cycles épiques Le Roman de Berthe aux Grands Pieds et Les Enfances
d'Ogier. A lui encore le roman Cléomadès qui comporte 18.688 vers (on ne faisait
pas encore nettement la séparation prose-poésie en ce temps). Les Gautier ne
manquent pas de qualité non plus. Celui de Tournai a raconté en 1240 l'Histoire
de Gilles de Chin, vaillant chevalier hennuyer. Celui surnommé Le Leu (né en
1210) est encore plus sympathique, sarcastique auteur de fabliaux contre les
vilenies en tous genres. Gontier de Soignies chante si bien l'amour
chevaleresque qu'il est admiré par d'éminents professeurs du XXe.
Voici, je pense, une
remarquable brochette qui classera le XIIIe siècle parmi les meilleurs. Un peu
plus tard, nous trouvons Watriquet de Couvin (né vers 1350) qui représente des
dizaines de ménestrels allant de château en château. Sa vielle souvent monocorde
recelait quelques joyeux accords comme Les Trois Chanoinesses.

En 4, un écrivain de
grande classe, le Prince Charles-Joseph de Ligne (Bruxelles, 1735). Il fréquente
les plus Grands de son temps, Catherine de Russie, Marie-Thérèse d'Autriche,
Marie-Antoinette et en est adoré comme ce charmeur l'est de tous, de Beloeil à
Saint-Pétersbourg. L'homme le plus spirituel du siècle, le plus spirituel en est
aussi le moraliste le plus spirituel. Chez lui, tout est élégance et grâce. Mais
aussi sentiment sincère. Et son style, parlé, vif, enjoué, est un délice.
Prosateur, certes, mais aussi imbattable dans le madrigal.
5. XIXe siècle. D'entrée,
trois poètes montois, Adolphe Mathieu (1804), antiromantique conquis par
Delavigne; sentimental ou satirique, il avait du style. Charles Potvin (1818),
comme beaucoup de confrères, tenta généreusement de glorifier nos gloires
nationales. Benoît Quinet (1818), qui refaisait sans cesse ses textes, avait un
genre pétillant, railleur même. On peut leur adjoindre deux poètes morts
prématurément avant 30 ans: Edouard Wacken et Etienne Henaux. XIXe. Presqu'à
l'autre bout du siècle, la poésie nous permet encore de citer deux bons auteurs,
Adolphe Hardy et Jules Sottiaux et de le terminer par deux très belles figures.
Albert Mockel (Ougrée, 1866) dirigea la revue La Wallonie qui réunit les grands
noms du symbolisme franco-belge. Lui-même fut un poète essentiellement musical
qui émit les rythmes les plus subtils. Entre Racine et Mallarmé, il est encore
plus près de Schumann. Sa Flamme immortelle le restera. Fernand Séverin (Grand-Manil,
1867) est à la fois classique et romantique. On l'a comparé aux peintres
préraphaéliques anglais et à Vigny. Ce coeur trop sensible, ce coeur virgilien,
s'est retiré dans la contemplation de la nature; ardent, brûlant d'amour, il a
des cris d'une grande pureté.
6. Le XIXe se termine en
1914. Le XXe commence en 1920. Deux poètes sont là pour témoigner de
l'effroyable coupure de 14-18: Louis Boumal qui y laissa la vie à 25 ans et
Lucien Christophe qui devait survivre longtemps à la petite équipe des Cahiers
du Front. Mais après, quelle prodigieuse génération! Il ne s'agit plus d'un
génie isolé mais de toute une gerbe flamboyante de talents les plus divers. Deux
tendances principales, le modernisme et la simplicité. Dans le premier cela
fulgure: Marcel Thiry (Charleroi, 1897) ou la finesse suprême, la subtilité
faite poésie. après son étrange épopée des autos-canons, il devint marchand et
se mit à regarder puis à explorer, en automobile, les galaxies de l'univers et
de l'âme. Toi qui pâlis au nom de Vancouver est déjà immortel.
Robert Goffin (Ohain,
1898) ou le rythme d'une grande époque. Car si ce colossal avocat, grand viveur
et grand dégusteur, amateur de boxe et de chanteuse de blues fut un disciple de
Mallarmé, il est surtout géant par ses versets sur les vedettes qui passent et
tombent en poussière comme toute chose ici-bas.
Henri Michaux (Namur,
1899), après avoir été le timide et discret Plume, décida de rejeter avec rage
le monde et ses Horribles. Il explora le Pérou et la Grande Carabagne, il
explora le laudanum et la mescaline, il explora les pires marécages, les siens.
Partout, il déchira et fit exploser.
Georges Linze (Liège,
1900), au temps de l'éclairage au gaz traversait déjà le désert à moto. C'est
dire si son Pégase est une belle machine comme sa poésie, inimitable parce que
faite d'autant de coeur et d'images merveilleuses que de rouages parfaits. Ses
manifestes et ses romans = poésie = béton.
Achille Chavée
(Charleroi, 1906) fut un des grands animateurs du surréalisme en Hainaut, avec
Magritte, Scutenaire, Colinet, Dumont. Son oeuvre tient parce que faite de
révolte et d'humour, de justesse et de simplicité.

On peut leur adjoindre
Fernand Dermée, promoteur de l'esprit nouveau à Montparnasse, Paul Werrie que
son Occident annonçait comme un lyrique très original, Pierre Bourgeois qui
s'exprime avec âpreté dans des vers heurtés et Roger Bodart, chercheur d'un
équilibre d'humanisme au contact de civilisations extraeuropéennes.
Dans l'entre-deux, trois
poètes, ni modernistes, ni simples, cosmiques.
Géo Libbrecht (Tournai,
1891), homme d'affaires qui ne commença réellement à écrire qu'à 45 ans. Il se
rattrapa par une oeuvre surabondante d'une haute élévation dont le lyrisme est
un rapport entre deux pôles: l'univers et l'homme. Musicalité parfaite. Il a
aussi écrit de savoureux textes en patois picard.
Edmond Vandercammen (Ohain,
1901) est un terrien à la parole sûre et pleine. Comme ses frères, lorsqu'il
suspend un instant son labeur, il regarde le ciel. Son meilleur titre est bien
Faucher plus près du Ciel.
Jules Minne (Loupoigne,
1903) a cherché et trouvé l'essentiel dans la forêt équatoriale de la terre
bantoue où il a vécu vingt ans. L'école de la simplicité a été d'une qualité et
d'une fécondité uniques.
Le plus connu des
écrivains du pain blanc est sans conteste Maurice Carême (Wavre, 1899), traduit
dans le monde entier. Déguisé en bon Saint-Nicolas ou en Saint-François
d'Assise, parlant d'égal à égal avec les enfants et les oiseaux, il a beaucoup
écrit et modelé quelques petits miracles qu'on trouvera surtout dans Mère, Femme
et La Lanterne magique.
Armand Bernier (Braine l'Alleud,
1902) réussit pour les adultes ce que Carême a fait pour les enfants, des
perfections que tous peuvent comprendre et aimer. Je me le représente toujours
comme un homme aperçu dans un parc et qui, les yeux clos, souriant, tendait ses
paumes pleines de pain aux moineaux londoniens.
Auguste Marin (Châtelet,
1911) avait trouvé dès l'adolescence son mystérieux et merveilleux domaine de
grand meaulnes; la pureté. Il y atteignit la perfection. Quelle tristesse que la
guerre nous l'ait tué à 29 ans.
Noël Ruet (Seraing, 1898)
commença par avoir la gaieté et la mélancolie légère de l'école fantaisiste de
1910. Le malheur le mûrit et, dans une forme toujours parfaite, il s'affermit et
s'affirma.
René Verboom (Mons, 1891)
se fit apprécier par ses rares recueils mais ne mena pas son talent à pleine
maturité.
Robert Vivier (Chênée,
1894) vit dans un sentiment d'intimité avec les choses familières et leur
mystère.
Elie Willaime (Moiry,
1900) désire exprimer l'âme dans ses plus nobles aspirations par un langage
poétiquement choisi, par une méditation profonde.
René Meurant (Namur,
1905) s'est longtemps passionné pour les luttes de l'homme. Il s'est ensuite
consacré au folklore. On peut encore citer le disciple de Jammes, Thomas Braun,
le tendre et ardent René Lyr, l'enseignant amoureux de la glèbe natale, Désiré
J. D'Orbaix, le rustique Jules Gilles, la vibrante Berthe Bolsée, Elise
Champagne, penchée sur les pauvres, et Joseph Joset, finement humoriste.
Pierre Nothomb (Tournai,
1887) a toujours été un peu en marge de ses confrères: homme politique impétueux
et prosateur aux idées peu courantes sur les régions proches de son Ardenne.
Mais il fut aussi un grand poète alliant la puissance à la souplesse, la
sensualité au mysticisme.

Arthur Haulot (Angleur,
1913), haut dirigeant du Tourisme international, a la voix ample qui chante les
hautes vertus. ajoutons encore, mais le temps nous est compté, Willy Bal (Jamioulx,
1916) qui représente tous les auteurs chantant en wallon, Elvire Bricout (Gozée,
1891), Georges Darmont (Sombreffe, 1901), Madeleine Gevers (Lodelinsart, 1903),
Marcel Massin (Marchienne-au-Pont, 1909), José Nicaise (Feluy, 1905), Marie
Nohan (Tournai, 1908), et combien d'autres...
N'omettons cependant pas
deux grands prosateurs qui sont aussi deux grands poètes: Charles Plisnier (Ghlin,
1896), premier non Français à avoir obtenu le fameux Prix Goncourt,
révolutionnaire puis chrétien, torturé, qui fut l'égal de nos séries "a" de ce
chapitre, et Albert Ayguesparse (Saint Josse, 1900), comparable à son ami
Plisnier, fulgurant révolutionnaire lyrique des années 30, qui a évolué vers la
dissection des âmes dans ses poèmes en prose ultérieurs.
7. La deuxième génération
poétique, celle qui commence à se manifester immédiatement après la guerre
1940-1945 ne peut se comparer à la présente. Il n'y a pas un Racine ou un Hugo
tous les 25 ans, ni même tous les siècles. La récolte est cependant d'excellente
qualité. Après la grande tuerie, la réaction fut essentiellement constructive:
le retour à l'humain. Ceux nés autour des années 20, dits Les 1920, ont deux
façons de l'exprimer: une classique, une originale. Les chefs de file de la
ferme cohorte des classiques sont: Joseph Delmelle (Jambes, 1919), au style
simple et authentique, Roger Foulon (Thuin, 1923) pareillement un travailleur
infatigable qui poétise comme on jardine. On l'a très bien dit: il trouve sa
joie de la femme aimée, de l'enfant, de la nature qui les abrite. Ensuite: Carlo
Masoni (Beauraing, 1921) est homme de silence, de solitude, de vertus
essentielles, ce qui ne va pas sans inquiétude, Louis Daubier (Orp-le-Grand,
1924) écrit à la même enseigne, celle de la pureté de Périer et Marin. Toujours
dans le même registre, on peut citer André Gascht (Arlon, 1921), Jacques
Saintonge, mort prématurément, Frédéric Kiesel, Louis Musin (Audregnies, 1924),
Gilbert Delahaye (Saint-Pierre de Franqueville, 1923) dont l'oeuvre pourrait se
résumer par ce beau titre Les Racines du Coeur. Sur une route originale,
Philippe Delaby (Ixelles, 1914) exprimant avec pudeur et un petit sourire en
coin les vertus du quotidien, le signataire de ces lignes (Etterbeek, 1920, mais
de famille de Fleurus), qui se sert de l'humour rose et noir pour dire le jazz
et les voyages, les joies et les misères de cette vie, Robert Geeraert (Roubaix,
1925) qui savourait joyeusement l'existence avant de mourir terriblement, Remo
Pozzetti (Hornu, 1927), auteur d'une fraternité sonore et colorée, Hubert Juin (Athus,
1921) qui manie les rythmes larges en symboliste.
Entre eux, des poètes
simplement personnels: Gérard Prévot (Binche, 1921) qui possédait un don
étonnant de l'alexandrin, Marcel Hennart (Dieppe, 1918), très bon poète en
prose, Marie-Claire d'Orbaix (Ixelles, 1920) a l'oeuvre essentiellement
féminine, Marie-Paul Thierry (Genval, 1923) chez qui souffle le vent de mars,
André Schmitz (Erneuville, 1929) qui écrit sous des Soleils rauques, André
Miguel (Ransart, 1920) qui aura une influence certaine sur la génération
suivante, Henri Arpigny (Fontaine-l'Evêque, 1920), Joseph Boly (Jauche, 1926),
Pierre Coran (Saint-Denis, 1934), ou la poésie vivante à l'école, Yvon Givert
(Quaregnon, 1926), agressif devant le mal et le malheur, Rachel Poulard-De Guide
(Ath, 1921), Georgette Purnode (Namur, 1924), Anne-Marie Smal (Namur, 1929),
Georges Thinés (Liège, 1923), professeur d'université, Anny Ticx (Bastogne,
1921), dont les enfants aiment Les Chants pour la Mappemonde, André
Williot-Parmentier (Feluy, 1931), etc ...
8. Dès l'approche de 1940
naît une toute nouvelle génération qui commence à écrire autrement vers 1960-65:
il faudra attendre encore pour les placer mais déjà de grandes lignes
s'amorcent: les poètes descendants de Miguel et d'Izoard sont résolument obscurs
et se livrent à des recherches sur les mots, sur les syllabes même. Il en est
d'autres bien sûr. Des noms? Noëlle Blondeau (Mons, 1938), Eric Brognet, Renaud
Denuit (Etterbeek, 1950), Anne-Marie Derèse (Franière, 1938), Michel Duprez
(Charleroi, 1950), Pierre-Jean Foulon (Charleroi, 1948), Yvette Godart
(Charleroi, 1952), Gaspard Hons (Liège, 1937), Jacques Izoard (Liège, 1936),
Yves Namur (Namur, 1952), Colette Nys-Mazure (Wavre, 1939), Louis Sarot (Blaton,
1937), Michel Voiturier (Tournai, 1940), Jean-Luc Wauthier (Charleroi, 1950),
Francis Tessa, Evelyne et Anne-Marielle Wilwerth (Spa, 1947 et 1953).
Et déjà, naît une
quatrième génération dont les têtes ont vingt ans aujourd'hui.
9. Et déjà naissent à
l'instant au monde ceux qui seront les premiers de l'an 2000. Ils brûleront
alors de la sacrée fièvre de l'écriture. Malgré le ciné, la radio, la télé, les
cassettes et autres engins électroniques. Qui seront-ils? Que seront-ils?
Patience. Mais ils seront et ce sera le XXIe siècle.
10. En terminant, je
crois pouvoir affirmer:
10.1. que j'ai démontré
que la Wallonie est une des régions de langue française les plus riches en
poésie. Personnellement, dans ou hors de l'Hexagone, je n'en vois pas, soyons
carrément chauvins et à juste titre, qui puisse lui être comparée;
10.2. que nous devons
avoir toute confiance en l'avenir; malgré les techniques nouvelles, il n'y a
aucun ralentissement poétique. Passé, présent, avenir, la moisson fut, est et
sera riche, très riche. Si mes lecteurs et mes auditeurs en sortent convaincus,
j'aurai le grand bonheur de croire que mon travail a été utile à la fierté des
Wallons et au rayonnement de la Wallonie.
(Octobre 1987)

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