Changements dans
l'écriture dramatique d'aujourd'hui
Jean LOUVET
Écrivain
Auteur dramatique
Bien qu'avec
la question nationale belge, le sujet de l'identité ait déjà fait
couler beaucoup d'encre, il me semble que ce sont davantage les
problèmes institutionnels qui ont accaparé notre attention au sein
de ce qu'on appelle la Communauté française de Belgique.
Cela dit, un écrivain
peut mettre (je dirais prudemment: dans une certaine mesure) une distance
d'ordre théorique vis-à-vis de l'écriture sensible qu'il produit. Je ne peux
néanmoins m'empêcher de vous avertir que cette réflexion, en ce qui me concerne,
reste teintée d'un certain empirisme.
Mon propos étant de
parler de quelques changements intervenus dans l'écriture théâtrale - en
particulier, politique - je dirais d'abord que la réflexion esthétique a
traversé à maintes reprises mon travail: ainsi certaines formes de la culture
bourgeoise, abandonnées à certaines couches de la petite bourgeoisie ou du
prolétariat, comme le mélodrame, l'opérette, le théâtre dialectal, le boulevard,
le vaudeville ont fait l'objet d'une réflexion esthétique. Mais je dirais que
cette démarche s'est opérée, dans un premier temps, à l'intérieur même du genre
théâtral: nous avions affaire là à diverses formes d'un même genre obéissant à
des variations idéologico-littéraires de la classe dominante à l'intention des
dominés.
Aujourd'hui, il s'agit
d'autre chose.
La plupart d'entre vous
savent déjà qu'il y a dans l'écriture théâtrale glissement, interpénétration des
genres. Combien de romans n'ont pas fait l'objet d'une adaptation théâtrale? On
a vu récemment un spectacle échafaudé sur des légendes populaires. Une
biographie, tout à coup, est théâtralisable.
Je ne crois pas qu'il
suffise de dresser un inventaire de ces transfuges. Il est peut-être plus
intéressant de se demander pourquoi il y a mélange des genres. Comment
surgissent-ils? Y a-t-il une logique qui sous-entend ces opérations? Est-ce
livré à la fantaisie? Y a-t-il un rapport entre l'Histoire et ce phénomène?
Ce qu'on constate, de
toute évidence, c'est que le théâtre est très poreux au mélange des genres
depuis quelques années. Peut-être est-ce lié à ce qu'on appelle la crise
d'auteurs?
Il n'y a plus d'auteurs,
entend-on. Quand on évoque la crise du roman, datée déjà, il ne manque pas de
romanciers. Je n'entends pas parler de crise de la poésie.
Par contre, du côté des
auteurs dramatiques, il y a raréfaction, voire menace sur l'espèce. Et cette
crise n'est guère salutaire puisque l'espèce même est en voie de disparition.
Donc, s'il n'y a plus d'auteurs, il faut bien qu'"on" cherche soi-même. Par
parenthèses, on pourrait s'interroger sur la réalité de cette crise, je dirais
sur la surchauffe de cette crise qu'entretiennent certains à plaisir.
Pour comprendre ce
phénomène, il faut cerner d'un peu plus près l'écriture théâtrale et saisir
qu'elle est tributaire de beaucoup de médiations. Je ne parle pas de la position
particulièrement fragile de l'auteur dramatique dépendant des cabinets
ministériels qui privilégient telle ou telle idéologie, des directeurs de
théâtre, des metteurs en scène, des critiques inféodés à tel journal, des
publics, des acteurs ...
Je veux insister sur la
finalité du texte de théâtre qui est, comme chacun sait: le spectacle.

Jusqu'à la fin du XIXième
siècle, le texte de théâtre est roi, au centre du spectacle. L'auteur est l'âme
du spectacle. Or, précisément dans cette même fin du XIXème, apparaît une
médiation nouvelle, le metteur en scène qui va exercer un rôle hégémonique dans
la production du spectacle. Enchaînons tout de suite sur la prodigieuse
évolution des sciences humaines, je pense à la linguistique, la sémiologie. En
troisième lieu, pointons le choc de ce qu'on appelle la fin des idéologies - qui
affecte particulièrement le théâtre politique - et le retour du sujet, ce qui
nous conduit à évoquer au passage le post-modernisme. Quatrièmement, en quoi
l'écriture théâtrale a-t-elle subi des glissements quand elle a rencontré les
problèmes de la région, de l'identité et, d'une manière plus large, la tension
entre la culture du centre et celle(s) de la périphérie. Enfin, dans le
semi-effondrement du mouvement ouvrier, comment imaginer aujourd'hui la
possibilité d'un théâtre politique et en quoi sa survie impose-t-elle des
glissements dans l'écriture théâtrale?
Le metteur en scène? Fin
XIXème, on l'a dit, il se glisse entre le texte et le spectacle. L'auteur reste
assis à côté du nouveau venu; ils s'entendent bien. En effet, je ne crois pas
qu'en France, en tout cas, le metteur en scène se permette de toucher à l'oeuvre
d'un Giraudoux, d'un Claudel; ceci est moins vrai déjà en Russie ou en Allemagne
où le texte, classique et moderne, commence à reculer. Mais d'une manière
générale, il faut mettre l'accent sur le fait que les metteurs en scène affinent
une écriture scénique: rapport à l'espace, décor, lumière, jeu de l'acteur,
scénographie font des progrès considérables. Mais avec des auteurs à part
entière, même s'ils ne sont plus les maîtres du jeu.
Le décentrement du texte
s'opère après la deuxième guerre mondiale. C'est avec le bond des sciences
humaines que la royauté du metteur en scène s'accomplit. Rappelons-nous de
Saussure: la linguistique fait partie d'une science plus vaste, la science des
signes. De Peirce à Eco en passant par Barthes, les sciences humaines apportent
à la pratique théâtrale une série de disciplines qui vont nourrir l'écriture
scénique et éclairer toute la part des éléments non verbaux. C'est une véritable
révolution. Le texte recule et l'auteur, forcément. Plus personne au centre?
Périphérie partout? Le nouveau centre, c'est le spectacle. Mais le refus de
l'autonomie du texte théâtral n'exclura en aucune façon l'utilisation de textes
non théâtraux.
La porte est ouverte:
roman, récit, nouvelle s'engouffrent dans les théâtres. Evidemment, cette
apparition va agir, en retour, sur la production des textes d'auteurs
dramatiques qui vont tenir compte, à leur tour, de certaines formes non
utilisées auparavant. Le fait que j'ai travaillé, comme co-scénariste et
dialoguiste, dans "Hiver 60" de Thierry Michel et "L'ombre rouge"
de Jean-Louis Comolli a eu des effets dans la structure de ma pièce: "L'homme
qui avait le soleil dans sa poche".
Donc, pour nous résumer,
certains glissements sont nés des conditions de production de l'écriture
théâtrale, à savoir du rapport de forces entre l'auteur et le metteur en scène,
la palette de ce dernier s'enrichissant du développement des sciences humaines.
Influence des apports non
verbaux sur la création d'un texte; un exemple, Philippe Sireuil et Jean-Marie
Piemme ont suivi avec moi l'élaboration du texte de "L'homme qui avait le
soleil dans sa poche". De mois en mois, nous nous rencontrions. Il est
certain qu'à plusieurs reprises, les réactions de ces deux amis, leur "vision",
par éclairs, par échappées, du futur spectacle (et ceci non en termes textuels)
pouvaient déclencher - et déclenchaient - en moi un processus de production
textuelle.
Parallèlement à cette
évolution, il nous faut évoquer, dans le cas précis qui m'occupe: je suis un
auteur "politique", les rapports entre l'idéologie et le théâtre pour repérer
d'éventuels glissements dans l'écriture.
De l'entre-deux-guerres
aux années 70, il existe un théâtre de gauche, important, fréquenté. Il est
évidemment inspiré de l'idéologie de gauche, plutôt des idéologies de gauche.

Quoi de plus propice à
l'écriture théâtrale que l'idéologie? L'écriture théâtrale reposant, par
essence, sur l'intersubjectivité, le théâtre de gauche s'habille comme d'un gant
de l'idéologie de la lutte des classes. Dominants et dominés apparaissent comme
des "personnages" d'une clarté de fer. Passons sur la sous-estimation que se
fait souvent de l'ennemi de classe ce type de théâtre. Naïveté parfois,
spectacle pour convertis, a-t-on dit, soit, ce théâtre a existé et vit encore.
Les enjeux sont énormes: danger de guerre, chômage, racisme, crise économique,
avachissement général de l'humanité, etc...
De Brecht à Peter Weiss,
le personnage est là: la fable aussi, organique, totalisante, à prétention
didactique. Le plateau sait; il a une longueur d'avance: le spectateur
réfléchit, prend conscience.
Avec les années 70, en
Europe occidentale, l'intelligentsia de gauche s'installe, dans une sorte de
stupeur avec les révélations venues d'un Est un peu moins chaleureux qu'on ne
l'avait cru: goulag, dissidence, etc... Le communisme fait peur. Le réformisme
mou de l'Ouest fait ramper. Comment trouver un modèle de société socialiste
originale?
Cette double évolution a
des répercussions qui éclairent notre propos. L'Histoire s'arrêtant, de quel
droit, se demande l'auteur dramatique, raconter des histoires, monter de belles
fables rationnelles? Dans le désordre du monde, organiser un semblant d'ordre
équivaut à servir l'ennemi. Donc, plus de (ou moins de) fable. Le "personnage"
est de plus en plus désarmé, appauvri, menacé. Au dialoguisme cher au théâtre
s'oppose le monologue. A la prose triviale du système capitaliste, l'écriture
impose des arrêts, des sauts, des plongées, elle change de cap. Ainsi, prose et
poésie se mélangent. On va laisser parler le corps, naître une parole qui fait
affleurer, sans contrôle, une écume du désir à la surface de la scène. En cause:
tout ce qu'a tu, refoulé l'idéologie.
Cette faille idéologique
ouvre le post-modernisme qui accélère le processus de retour au sujet, à
l'individualisme, au narcissisme. Côté théâtre, monologue, avons-nous dit, coups
sourds de la poésie impulsant un mouvement brownien à la linéarité tranquille de
la prose; j'ajouterai un autre exemple de glissement: la lettre. Lettre,
théâtrale ou pas, comme forme d'émergence et paroxysme du narcissisme, la lettre
non envoyée, déchirée, là, sur les planches. Fiat démocratie!
Curieusement, par une
sorte de juste retour des choses, c'est le metteur en scène qui paraît parfois
dépassé par l'auteur. Dans ma dernière pièce "Un Faust", j'avais, dans
une première version, posé les jalons de certaines scènes où j'introduisais, par
exemple, le jeu de rôles, certains éléments inspirés de ce que Paul Virilio
appelle l'esthétique de la disparition, la possibilité d'une nouvelle cosmologie
du corps à jouer ou la dérive, le décentrement d'une vieille sexualité génitale
pourrait augurer d'un nouveau plaisir du corps. Tout ceci a souvent bousculé le
metteur en scène au point que je me demandais parfois si l'auteur n'était pas en
train de faire retour.
Il me reste à évoquer
deux aspects. D'abord, les rapports entre l'écriture théâtrale et les effets de
la question nationale - ce que nos amies québécoises ont connu avant nous. La
Wallonie est en quête de son identité (je n'aime pas beaucoup le mot). Entre
Bruxelles et Paris, le peuple wallon se pose le problème de sa culture. Culture
wallonne? Culture en Wallonie? Y a-t-il eu des effets sur l'écriture théâtrale ?
Une partie des
intellectuels wallons - dont je suis - mène un combat symbolique au niveau de
l'imaginaire. Quel est l'imaginaire de notre peuple? Comment le cerner? Comment
le débarrasser des scories belgicaines, lui trouver son efficace?
Le passé, c'est le
pouvoir. Sans passé, pas de futur, et un présent opaque. L'écriture va
rencontrer la problématique du théâtre historique. Sous quelles formes? L'auteur
appelle forcément à l'aide. L'historien joue ici son rôle. S'installe une sorte
de chassé-croisé entre l'écrivain et l'historien, dialogue âpre quand on sait le
poids du référent dans la pièce historique et que l'auteur balance entre son
utilisation et son oubli. Ajoutons évidemment la mémoire collective, ce qui
n'est pas la même chose. Ecouter les derniers témoins vivants du passé, écrire à
plusieurs voix, conférer un statut d'écrit à la parole collective, autant de
tâches délicates qui se sont posées à nous. Enfin, pour la première fois, je
suis interpellé par des langages prébourgeois: les dialectes; je connais mal,
mais je suis en train d'écrire une pièce bilingue, français-wallon.

Enfin, je terminerai par
quelques réflexions sur la situation du théâtre prolétarien. Je rappelle qu'au
lendemain de la grève 60-61 jusqu'en 1976, nous avons à La Louvière créé un
foyer de recherche théâtrale où j'ai écrit plusieurs pièces sur le monde des
travailleurs.
A cette époque, Brecht
ayant ouvert la voie après la première guerre mondiale, la possibilité de
produire un théâtre politique ne posait pas de problèmes. Dans notre cas, il
fallait circonscrire ce théâtre dans le contexte du réformisme, de la
bureaucratie en pays non-communiste, de mouvements sociaux durs, parfois à
caractère insurrectionnel mais pas révolutionnaire, et ce à partir du
prolétariat wallon qui se bat, depuis cent ans, dans des grèves générales de
longue haleine. Prolétariat dont l'instinct de classe ne s'est guère affaibli
mais que les directions du mouvement ouvrier n'ont pas traduit en une véritable
conscience de classe dont la fermeté et l'action eussent pu doter la Wallonie
d'un programme réellement réformiste (nationalisations et réformes de
structures) indispensable vu l'absence d'une bourgeoisie nationale en Wallonie.
Le "Théâtre prolétarien" a tenté de porter à la scène quelques moments forts,
soit d'action, soit de réflexion idéologique du mouvement ouvrier wallon. Je ne
reviens pas sur ce passé qui demanderait en soi un exposé.
Aujourd'hui, ce qui
m'intéresse, c'est une approche en profondeur d'une sorte de phénoménologie de
la conscience prolétarienne, et ce à partir d'une archéologie du savoir en
milieu ouvrier. Foucault est évidemment un guide précieux dans cette voie.
Au XIXème siècle, ce
n'est pas précisément au théâtre que la condition ouvrière a été posée de la
manière la plus valable mais plutôt dans le roman, la sculpture, la peinture,
l'affiche, la chanson, par exemple. Comment utiliser l'apport de ces formes dans
une écriture théâtrale ? Depuis cent ans, le pouvoir s'exerce à travers des
formes peu visibles et qui n'ont pas eu l'heur de s'inscrire dans les textes de
théâtre. Qu'est-ce que le droit social? Et un règlement syndical? Quel projet
architectural préside à la réalisation d'une cité ouvrière?
On s'est trop attaché (et
ce n'est pas innocent) au misérabilisme, au moralisme, aux lendemains qui
chantent. Avec le vide des partis et des syndicats, il y a une chance à saisir
pour réveiller l'étincelle de la souveraineté populaire. Parallèlement, il y
faut une analyse très fine de la démocratie bourgeoise dont l'idéologie
paresseuse dilue les ferments d'une autre société. A nous de résister jusqu'au
moment où la coque sera vide. Le théâtre pourrait être un baromètre de ce
mouvement. Il y a cent cinquante ans, Tocqueville écrivait: "Les goûts et
les instincts naturels aux peuples démocratiques, en fait de littérature, se
manifestent donc d'abord au théâtre, et on peut prévoir qu'ils s'y
introduiraient avec violence". Depuis, le théâtre - par rapport au cinéma -
est devenu un art minoritaire, mais il reste le dernier carré pour des textes à
haut risque.
(Octobre 1987)

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