Union professionnelle
des Artistes du Spectacle
Jacques
HUSTIN
Artiste - Président de l'UPAS
D'autres
intervenants à ce congrès auront très probablement souligné que les
dernières décennies de ce siècle sont la charnière entre deux
époques, entre deux types de civilisation et de société et,
peut-être, entre deux degrés de notre humanisation.
"Chaque homme, écrit
Georges Duhamel, juge le plus majestueux événement du seul point de vue que lui
proposent sa profession et ses aptitudes". L'artiste ne prétend pas détenir
l'exclusivité d'une réflexion sur les événements auxquels il assiste. Il les
observe, en porte témoignage, en livre un reportage résolument subjectif. Il
fait même de sa subjectivité un argument capital, - désespéré? - de
participation à quelque vérité plurielle qui serait la somme des vérités,
souvent contradictoires, que chacun se forge à son propre usage.
Ce pour quoi l'artiste
est le mieux placé, c'est pour estimer, selon des références qu'il partage avec
très peu de monde, la valeur de ce qu'il a reçu en héritage de ses prédécesseurs
ainsi que la Valeur Ajoutée à cet héritage par son apport personnel.
Dans la continuité du
temps, depuis les origines de la Vie et jusqu'à notre époque-charnière, chaque
héritier du patrimoine était appelé à en devenir le légataire et à le
transmettre, peu ou prou enrichi, à ses successeurs.
Qu'en est-il aujourd'hui
de la transmission de ce patrimoine? C'est la première question à laquelle nous
sommes conviés à répondre "du seul point de vue que nous proposent nos
professions et nos aptitudes". Ma réponse de chanteur francophone et belge n'est
guère optimiste.
L'une des
caractéristiques de notre temps, c'est l'obsolescence. Notre temps, c'est celui
du "jetable", de l'usage "unique" et "spécifique", du "disposable". Ce
caractère, observable en matières technologiques, semble gagner d'autres
domaines...sans épargner celui des valeurs culturelles que l'on pouvait croire
intangibles, acquises, immuables, fixées - figées? - dans une harmonieuse et
quiète permanence.

Ce que j'ai reçu en
héritage, à travers les ères et les âges, remonte aux origines de la vie-même:
cette succession de hasards et de nécessités. Vous voyez? Il est difficile
d'échapper aux formules et aux slogans qui ont déjà fait fortune!
Moi, ce que j'imagine
quant à cet héritage et à l'origine de mon métier, c'est la parade d'amour d'un
vertébré séducteur: couleurs ou lumières pour l'oeil et la vue; sons, timbres,
modulations, intonations d'interrogation, d'affirmation, de supplique, de
déception ou de contentement, pour l'ouïe; pour le nez et l'odorat: des effluves
qui rendent incontournable le désir et impérieuse sa satisfaction; pour le tact,
c'est la consistance, la texture et la température de cet autre être sans lequel
je suis envahi d'un sentiment d'incomplétude; quant au goût, il ne sera jamais
assouvi que par cette saveur incomparable dont mes papilles altérées garderont à
jamais la sourde et nostalgique réminiscence.
Tout l'Art, fût-ce ab
absurdo..., quand il se cérébralise, est dominé par cette sensualité très
prosaïque sans laquelle nous ne pourrions percevoir le monde ni, dès lors,
l'expérimenter. Cette sensualité est le dénominateur commun de l'artiste et de
celui auquel il s'adresse. Mais au vertige, à l'euphorie, au bonheur et...à la
liberté que procure cette perception immédiate - "viscérale", selon le mot du
Montois Marcel Moreau que nous aurions aimé côtoyer ici - il convenait de
trouver un antidote. La "Culture" assume parfaitement cette fonction. Mon propos
n'est pas de vous livrer une resucée de Reich, Marcuse ni d'aucun "Maître" de la
pensée soixante-huitarde. Mais il apparaît que la "Culture" se pose bel et bien,
de nos jours, comme le contraire de la participation à une dynamique créatrice.
Ses rapports avec l'Art - qui n'en est qu'une des multiples manifestations -
sont exemplaires.
Cet Art que la Culture
prétend servir par le truchement de thuriféraires patentés - et appointés -,
elle l'enferme dans un ghetto d'intellectualité dont l'ordre, la hiérarchie et
les codes échappent à l'entendement et aux sens du commun des mortels. Pour
simpliste qu'elle paraisse, la stratégie de la Culture n'en est pas moins
efficace.
Organiser le transit de
la sensation par la pensée soi-disant rationnelle, décréter que cette
pseudo-rationalité se fonde sur une logique, laquelle refuse toute vélléité de
pluralisme, tel est le propos de la Culture institutionnalisée.
Isolé du domaine profane
où il était perceptible par chacun, accessible aux seuls grands-prêtres pensants
qui le déclare "sacré", l'Art est, en fait massacré. Ce qui rendait l'Art
"sacré", c'était d'être "signe de vie", de cette vie expansionniste et
impérialiste qui, depuis son apparition, n'en finit pas de triompher de la mort
et de l'oubli. L'Art privilégiait, "sublimait", l'un ou l'autre moment de cette
vie et le soustrayait à la fragilité de l'éphémère.
En s'interposant, les
grands-prêtres ont fait du sacré leur affaire, -et combien "juteuse"! Pour mieux
vendre leurs services, ils s'acoquinent aux marchands du temple culturel qu'ils
ont bâti. Ils se décernent, pour ce lucratif négoce, un certificat de compétence
exclusive. Pis encore: ils décrètent indispensable et obligatoire leur prétendue
médiation.

C'est vers la
consécration de cette imposture que s'oriente notre fin de siècle où les
communicateurs répercutent "aussi bien", sinon mieux, le mensonge que la vérité,
et se font les électeurs exclusifs des valeurs binaires qu'ils attribuent du
seul point de vue de leur profession et de leurs aptitudes.
Je ne crois pas que ma
profession et mes aptitudes soient les seules à me faire envisager les choses de
cette façon. En fait de transmission de l'héritage, en matière culturelle, une
expression fort triviale me vient sous la plume pour résumer ce que chacun peut
aujourd'hui constater: "Un clou peut en chasser un autre"! La masse des
connaissances humaines, dit-on, double de volume tous les sept ans. Nous sommes
loin du vieil humanisme classique qui prétendait, très aventureusement, à une
connaissance encyclopédique. L'homme soi-disant "honnête" et omniscient de
naguère s'est vu contraint, en moins de deux siècles, au partage non seulement
de la connaissance et du savoir, mais aussi des ressources vitales produites par
son propre génie.
Les "spécialistes",
produits par ce nouvel état de fait et par le nouvel ordre des gens qui en est
le corollaire, ne désarment cependant pas: leur compétition pour s'assurer la
meilleure part du prodigieux gâteau, la meilleure place ou le poste le plus
rentable, dans le nouvel ordre n'a jamais été aussi impitoyable. Les moyens mis
en oeuvre pour triompher n'ont jamais été aussi sophistiqués, dans le plus total
mépris de l'Homme. Il faudrait une over-dose d'optimisme pour espérer que le
cours des choses s'inverse d'ici cet an 2000 dont nous parlons.
Nous sommes aujourd'hui
plus de 5 milliards d'humains à cohabiter sur notre planète. "Tout ce que
l'artiste peut espérer de mieux, c'est d'engager ceux qui ont des yeux à
regarder aussi", écrit George Sand dans sa préface à "La Mare au Diable".
5 milliards d'humains qu'il s'agit "d'engager à regarder aussi"...J'avoue
que cela me donne le vertige, même si la tâche, demain, pouvait être plus
équitablement répartie qu'aujourd'hui!
C'est dans ce pessimisme
que je me devais d'afficher, autant l'avouer, qu'est née l'Union professionnelle
des Artistes du Spectacle, laquelle regroupe non seulement des chanteurs et des
musiciens, mais aussi tous ces oubliés de mon métier dont les savoir-faire, même
poussés jusqu'à la maîtrise, ne font encore recette s'ils sont privés de la
méditation des grands-prêtres, vendus aux marchands.
"La vie crée l'ordre,
mais l'ordre ne crée pas la vie", s'exclame le très oublié Saint-Ex.
L'ordre de notre société, avec ses cases et ses tiroirs, résulte bien de
certaines manières de vie. Force est cependant de constater que d'autres
manières n'y sont pas reprises. Dans notre pays, le métier d'artiste n'existe
pas en tant que tel. C'est portant le "deuxième" du monde si, par pure
galanterie, nous laissons le rang de premier à celui de certaines dames.
En nos temps d'austérité,
cette négation de notre métier induit celle d'une préparation aux réels bonheurs
que ce métier est capable de produire, de dispenser et d'inspirer.
Je terminerai en livrant
une dernière phrase à votre réflexion: il est d'une extrême gravité, par
exemple, que l'éducation, en général, et l'enseignement, en particulier,
substitue à l'idéal de "bonheur" celui de "rentabilité".
(Octobre 1987)

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