Les
pratiques culturelles: quels devenirs ?
Nicole
DELRUELLE-VOSSWINKEL
Professeur à l'ULB - Directrice
de l'Institut de Sociologie
Les résultats
d'une enquête sur les pratiques culturelles en Belgique francophone
me paraissent inciter à quelques réflexions en termes de prospective
(1).
On peut observer une
différenciation assez nette entre pratiques culturelles généralisées - qui sont
plus ou moins également distribuées au sein des différentes catégories sociales
- et pratiques hiérarchisées qui font l'objet de taux de pénétration différents
d'un groupe à l'autre.
Les pratiques
généralisées sont surtout constituées de loisirs casaniers et de certains
loisirs extérieurs de sociabilité.
Les pratiques
hiérarchisées sont surtout des loisirs casaniers de type informatifs (la lecture
spécialement) et toutes les activités associées à l'idée de culture noble
(musique classique, opéra, théâtre, expositions, musées, conférences...).
La pratique sportive fait
l'objet elle aussi de hiérarchisation assez nette.
Les résultats de
l'enquête sur ce point ne font que confirmer des tendances bien connues. Aucun
changement majeur ne peut être vraiment souligné.
Les efforts de démocratie
culturelle ont-ils été vains? Faut-il les apprécier à l'aune des taux de
pratiques? Quels autre critères d'évaluation faut-il adopter pour les apprécier?
De tels efforts n'ont-ils pas contribué en fin de compte à accentuer certaines
césures entre groupes sociaux?
Ce genre de questions
interpelle bien sûr tous ceux que préoccupe la définition des objectifs et des
moyens des politiques culturelles.
Plus fondamentalement et
au risque d'être à contre courant par rapport à des efforts réels de
démocratisation culturelle, je voudrais attirer l'attention sur un secteur trop
peu exploré, celui des activités productives de biens et de services extérieurs
à la sphère traditionnelle du travail. Il s'agit incontestablement des activités
les plus généralisées et où s'expriment des "savoir-faire" très diversifiés.
La portée économique de
ces activités est évidente, directement dans le cas d'activités prestées pour
des tiers contre rémunération (le plus souvent en noir), mais aussi de manière
plus ou moins indirecte pour des activités prestées pour des tiers en échange de
marchandises ou de services et pour des activités de prosommation.

Mais leur portée n'est
pas seulement économique. Les goûts, les intérêts personnels jouent un grand
rôle même dans le cas des activités lucratives prestées pour des tiers. Quant
aux activités épargnant directement des dépenses aux ménages, elles ne
paraissent pas dépendre uniquement de nécessités économiques.
Il faut également
constater que sociologiquement elles ne créent pas seulement des richesses - en
biens et en services - elles produisent aussi de la sociabilité. Nombre de ces
activités prestées pour des tiers le sont bénévolement dans le but d'aider, de
faire plaisir, d'entretenir des rapports sociaux.
Georges Friedman
écrivait: "La vie véritable de beaucoup de travailleurs ne peut être vécue que
dans le loisir"
(2).
Il croyait en 1963 que l'usage actif du loisir "où des virtualités qui ne
trouvent pas leur emploi à l'intérieur du travail productif (ateliers ou
bureaux), cherchent, par des formes et des moyens divers, à s'exprimer" était le
signe d'un phénomène nouveau encore peu accentué, mais qui méritait de retenir
l'attention du sociologue.
Vingt-cinq ans après, les
résultats de l'enquête me paraissent lui donner raison: la redistribution des
activités productives entre les entreprises et les ménages paraît pointer une
structuration nouvelle des modes de vie qui n'est plus seulement centrée sur le
travail mais sur de nouvelles formes d'identité hors travail.
La signification de ces
activités au plan de la société globale renvoie à deux processus
complémentaires:
On constate qu'au sein
des réflexions prospectives sur le devenir de nos sociétés, les activités
productives de biens et de services hors travail occupent une place de plus en
plus importante. Qu'il s'agisse des scénarios s'intéressant au devenir de la
division du travail ou des scénarios relatifs au rôle de l'état, on constate que
ce type d'activité joue un rôle véritablement stratégique.
-
celui de la société à
plusieurs vitesses ou société duale. Dans ce scénario, l'économie
vernaculaire (ou informelle, ou "noire") correspond à un véritable
sous-ensemble économique;
-
celui du partage du
travail disponible par la réduction des temps de travail. Dans ce type de
scénario, le temps libéré doit permettre à de nouvelles activités
productives - plus "impliquées" que celles de la sphère traditionnelle du
travail - de se développer.
Considérant ces deux
orientations comme irréalistes, ces scénarios mettent l'accent sur le rôle que
peut jouer la société civile.

Devant les impasses et
les effets pervers auxquels mènent les modes de production "hétéronomes" pour
rencontrer des besoins collectifs, ces scénarios préconisent des alternatives à
l'Etat Providence, non pas d'ordre institutionnel, mais d'ordre sociétal
reposant sur de nouvelles conceptions des services collectifs qui pourraient
être gérés par les utilisateurs eux-mêmes hors de la sphère traditionnelle du
travail.
Cependant si le sens de
cette évolution paraît à certains égards inéluctable, le fait de ne pas "penser"
cette évolution en termes de possibilités de progrès culturel et
d'épanouissement personnel au travers d'une revalorisation des savoir-faire,
peut faire oublier les effets pervers possibles. Il ne faut pas perdre de vue
que l'accentuation du rôle du secteur informel peut très bien s'inscrire dans le
contexte d'une société duale et oppressive. Les ressorts véritables de
l'économie souterraine peuvent s'inscrire dans une conjoncture de
restructuration du capitalisme.
Dans le contexte de la
mondialisation de l'économie, l'enjeu véritable consisterait à faire accepter
des niveaux de salaires inférieurs, les rapprochant de ceux du Tiers-Monde. Le
démantèlement de la fonction publique et de la sécurité sociale, la libération
des prix, le retour de la femme au foyer, avec la légalisation et l'extension de
l'économie informelle pourraient être synonymes de régression sociale
(3).
Echaudé par la substitution du capital au travail et par l'énormité des unités
de production qui favorisent les foyers d'agitation sociale, le capitalisme en
favorisant le "small is beautiful" (les sous-traitances, le travail à domicile,
etc.) ne ferait ainsi que favoriser un mode éclaté de prélèvement de la
plus-value.
Les activités productives
hors travail, leur place dans la société, la reconnaissance ou non de leur rôle,
les conflits que ce secteur informel développe avec le secteur formel sont
assurément au centre des choix pour l'avenir.
(Octobre 1987)
Notes
(1)
Etude réalisée à la demande de la Communauté française par une équipe
interuniversitaire ULB-UCL.
(2) "Où va le travail humain?" GALLlMARD, 1963, p.
277
(3) Jean-Lou AMSELLE, "Economie souterraine, économie
sans mystère", Futuribles n° 40, 1981.

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