Nouvelles valeurs et
mentalités dans une Wallonie en mutation
Jean RAES
Professeur aux Facultés N-D de
la Paix à Namur
(Faculté des Sciences Économiques et Sociales).
La thèse, ou
plutôt l'ensemble d'hypothèses à vérifier dans un programme cohérent
de recherches pourrait s'énoncer de la façon suivante: il est
incontestable que la Wallonie dont l'histoire et la situation
présente seraient interprétées dans le cadre de la société
industrielle, est devenue une société obsolescente, dépassée,
vieillie... On peut aligner tous les adjectifs négatifs.
Mais si l'on admet que
cette société industrielle, en raison de son succès même qui en renforce les
contradictions, est en voie de changement radical, l'interprétation du destin de
la Wallonie change dès lors qu'on l'interprète dans le cadre d'un système
différent que la mutation actuellement vécue laisse ou plutôt s'efforce de faire
advenir. Les potentialités et les déficiences de la Wallonie apparaissent
autrement. Les politiques à créer et à mettre en oeuvre seront différentes,
surtout si l'on adopte une attitude qui rejette la restauration (impossible?)
d'un passé sans doute glorieux, mais certainement mythifié et se tourne
résolument vers la découverte, la mise en cohérence, le dynamisme d'éléments qui
se révèlent à travers l'étude bienveillante des aspirations, certes négatives et
ambiguës, des essais et erreurs et des recherches alternatives se développant
actuellement sous nos yeux.
1. Rappel succinct et
(trop) didactique de certains concepts.
1.1. Mutation: moment
d'une évolution où les changements dans les structures entraînent une
contradiction structurale qui dépasse le seuil de compatibilité déterminant un
système comme ensemble cohérent de structures.
1.2. Système:
représentation théorique d'un ensemble concret; celle-ci permet de rendre compte
de la réalité globale d'une société, mais se construit à partir du global en
tant que global. C'est à partir du global que l'on peut déterminer les
sous-systèmes et la loi de leur agencement.
1.3. Valeurs: ce terme
désigne tout ce qui est considéré et reconnu comme digne d'estime et définit ce
qui est souhaitable, focalisant et dirigeant les efforts de coopération
conflictuelle et permettant de définir les objectifs d'une société. Les valeurs
déterminent le cadre global de références (de jugement et d'action) et sont
l'objet d'un consensus; elles désignent la direction globale de l'action
collective, que différentes politiques, appréciant différemment moyens et
contraintes, s'efforcent de mettre en oeuvre. (Problèmes de la distinction entre
valeurs philosophiques et valeurs sociales; question du concensus qui porte, non
sur des politiques alternatives (tentation du centrisme, giscardien ou non!),
mais bien sur les références, les solidarités fondamentales, le souci
démocratique etc... problème de la hiérarchie des valeurs selon les groupes
sociaux à l'intérieur de la société.)
1.4. Mentalités: on
désigne par ce terme le complexe d'attitudes, d'opinions et d'habitudes qui
caractérise les différents groupes de citoyens ou de membres du groupe. Il est
le résultat de l'histoire et de la culture: on peut et on doit y repérer des
clivages (cfr. le "verzuiling" caractéristique socio-politique de la société
belge... et wallonne). Il inspire et soutient des comportements, conformes,
réfractaires ou déviants; ces derniers manifestent les aspirations,
essentiellement négatives et ambiguës, mais porteuses de ce qui cherche à
advenir ou de ce que l'on se concerte à faire advenir (problème des mouvements
sociaux, de la réforme ou de la révolution etc...)

2. La Wallonie dans le
cadre du système industriel
2.1. Le système
industriel permet de dire, dans sa cohérence, la société issue de la révolution
industrielle, qu'elle soit interprétée en terme de changement technique et
organisationnel dans les modes et rapports de protection (K. Marx) ou en terme
de changement culturel (influence de la religion calviniste-Weber).
2.2. Le système
industriel organise les quatre sous-systèmes caractéristiques de toute société
selon la séquence Economique -> Sociétaire -> Politique -> Culturel.
L'économique est le sous-système définisseur: les décideurs économiques
orientent le système à partir de leurs objectifs -ou de leurs contraintes:
accumulation du capital - profit - gestion rationnelle de l'économie et donc de
la société, etc...
2.3. Cette logique,
reprise sous forme idéologique, c'est-à-dire, sous forme simplifiée de slogans,
de (pseudo) axiomes, d'orthdoxie, de (fausses) évidences, dirige et les
techniques et l'organisation (qu'elle soit macro ou micro-socio-politique); elle
façonne la production, la consommation, la distribution des revenus, l'emploi
des ressources, les attitudes, les mentalités.
2.4. Pour des raisons
diverses à analyser plus avant, la Wallonie a cessé d'être dans le coup, alors
qu'elle a contribué grandement à la naissance, dès le début du XIXe siècle, de
la société industrielle, à sa croissance et à sa relative stabilisation. Les
changements induits par le succès même de cette société ont été de moins en
moins pris en compte: la pétrification des structures, la rigidité
bureaucratique héritée de l'ancien Régime, la défaillance des élites (y compris
syndicales), la dérive de l'économie productiviste vers le jeu financier
expliquent le retard et la mise hors course de cette région en voie de
vieillissement.
2.5. Les valeurs
dominantes qui justifient le système et servent de référence commune sont:
l'ordre, le travail, la hiérarchie, le rendement, l'efficacité, l'économie.

3. La Wallonie dans le
cadre d'une société postindustrielle
3.1. La société
postindustrielle pourrait être analysée selon la séquence Culturel -> Politique
-> Sociétaire -> Economique. La culture est l'ensemble des moyens sociétaires
qui permettent à chacun de se situer par lui-même, de comprendre par lui-même et
d'agir par lui-même dans le monde, réel et imaginaire, qu'il contribue à créer
dans une action concertée (importance "du" politique). Ceci suppose que l'on
regarde vers l'avenir à faire advenir, alors que certains songent à restaurer
les mythes passés de l'ancien Régime (tentation fasciste) ou de la société
industrielle, cependant devenue impuissante à maîtriser les problèmes posés par
son succès même, révélant ses contradictions internes.
3.2. Les problèmes
d'organisation et de gestion "enrichissante" du personnel deviennent
fondamentaux et demandent des investissements majeurs, susceptibles de créer
l'espace de liberté et de créativité, sans lesquelles aucun progrès, qui
s'appuie davantage sur le développement de la société que la simple croissance
économique, n'est possible.
3.3. Les valeurs qui
deviennent dominantes dans cette hypothèse sont l'autonomie personnelle (à
différencier du jeu entre morales individuelles), la créativité (créer comporte
toujours quelque part "ex nihilo"), le temps choisi,la convivialité, certaines
formes de mobilité à définir.
3.4. On voit dès lors
surgir le problème: du point de vue de la société postindustrielle, notre
population wallonne a des atouts: goût de l'autonomie, sens de la
débrouillardise, une formation et un niveau culturel certain, même si l'on peut
et doit l'améliorer, initiative (cfr. expériences alternatives). Cependant, il
faut s'interroger sur sa mentalité, forgée par le passé sur les clivages qui la
traversent et se manifestent dans l'individualisme, souci des droits acquis, une
cer-taine peur, le refus (?) des responsabilités, le fonctionnarisme, la
confiance trop aveugle dans les notables, le relativisme et le scepticisme...
Bref un paramètre
d'action se dessine et met en cause les éducateurs à tous les niveaux et à tous
les âges, les responsables culturels, inspirant les politiques (et non
l'inverse): en tout cas, il nous faut sortir d'une société qui clame sur tous
les toits la nécessité de la créativité, mais refuse de faire sauter la rigidité
d'un système, qui du haut en bas, se réfugie dans la défense stérile et
larmoyante du statu quo.
(Octobre 1987)

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