En l'an 2000, une
Wallonie au pluriel ?
Anne MORELLI
Docteur en histoire - Chargé de
cours à l'ULB (contacts de cultures)
Assistante à l'Institut d'Etudes des Religions à l'ULB
La Wallonie
va-t-elle forger son identité sur le mythe d'une Wallonie
"historique, homogène et continue", qui viendrait tout simplement
remplacer celui de la Belgique de Pirenne, ou va-t-elle prendre en
compte pour former son image (nouvelle comme sont nouvelles les
structures politiques qui se créent) la réalité?
Cette réalité c'est
aujourd'hui le "melting-pot" qu'est - de gré ou de force - la population de
Wallonie. Plus d'un habitant sur dix y est de nationalité étrangère mais plus de
trente pour cent de la population de Wallonie a dans ses ancêtres, à la deuxième
ou troisième génération, des étrangers. On peut évidemment feindre d'ignorer
cette diversité culturelle et imposer à tous un modèle culturel unique. On
reproduira alors la dictature culturelle autrefois imposée à la Wallonie. Cette
dictature a réussi en l'espace de trois générations à étouffer le parler local
et la culture wallonne qui se recréent aujourd'hui à travers bien des spasmes.
Faut-il recommencer à appliquer les méthodes de ce colonialisme interne qui
pénalisait par exemple l'usage du wallon à l'école? L'autre solution consiste à
doubler la démocratie politique d'une réelle démocratie culturelle.
Il faut alors prendre en
compte la diversité culturelle des groupes qui forment la population de
Wallonie. Même s'ils sont installés depuis longtemps, même si apparemment ils
sont correctement intégrés, ils vivent aujourd'hui une phase d'affirmation de
leur identité qu'il serait dangereux d'ignorer ou de vouloir étouffer. Les
signes de leurs différences apparaissent très estompés aux yeux des autochtones.
Pourtant la recherche-affirmation d'identité des jeunes d'origine étrangère n'en
est pas moins très vive.
Alors qu'à la première
génération leurs parents n'ont voulu que s'assimiler et passer inaperçus, les
jeunes des deuxième et troisième générations luttent pour le maintien ou la
renaissance de leur culture d'origine. Des initiatives nées dans la communauté
italienne - comme le musée de l'immigration à Houdeng-Goegnies (qui sauvegarde
les fameuses baraques des premiers arrivés) ou le récent album de photo "Mémoria"
- témoignent de la volonté des jeunes de voir revaloriser leur identité
minoritaire, dépendante et défavorisée. La reconquête de leur identité est signe
du rejet des complexes d'infériorité de la première génération, du refus d'être
amené à s'évaluer soi-même selon des critères extérieurs défavorables.
La Wallonie de demain
pourra-t-elle prendre en compte ce désir d'aborder à partir d'un passé différent
- et peut-être autrement - la modernité? Acceptera-t-elle qu'on soit libre de
devenir, avec une identité différente, ce que l'on veut être?
S'il existe des
politiques de "paix sociale" il y aura peut être aussi une politique de "paix
culturelle" à promouvoir. L'enseignement interculturel - où chaque groupe
apporte aux autres les enrichissements de la culture dont il est porteur - est
certainement un pas important vers la reconnaissance, dans l'école comme dans la
société, d'une pluralité de cultures.
La valorisation des
différentes cultures est d'ailleurs un gage d'intégration harmonieuse et il est
plus facile de participer à une société qui admet votre identité. La référence
culturelle unique est dépassée et la diversité apparaît de plus en plus comme
une valeur pour tous. Plus personne ne songe sérieusement aujourd'hui à dire que
le sentiment d'appartenance européenne empêche d'être un bon citoyen ou
vice-versa. De même il n'est pas du tout impossible de s'identifier à plusieurs
communautés de tailles diverses: les Turcs, de Wallonie, en Europe, citoyens du
monde...
Même si dans un premier
temps la Wallonie en construction voit d'un mauvais oeil une absence d'unité
culturelle, c'est cependant dans cette voie que se trouvent les bases solides de
son avenir. Des communautés qui ne sont pas contraintes à l'assimilation forcée
mais se sentent reconnues dans leurs originalités culturelles finiront par se
fixer plus profondément à ce pays où les hasards des déportations économiques
les ont fait vivre. Si la Wallonie leur accorde aussi les droits politiques
auxquels elles ont droit, elles risquent fort de s'y enraciner très loyalement.
La "Wallonie au pluriel" serait alors un succès.
(Octobre 1987)

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