L'évolution de la langue
française et ses perspectives
Joseph HANSE
De l'Académie royale de Langue
et de Littérature françaises - Président du Conseil international de la
Langue française - Professeur émérite UCL - Président d'Honneur de la
Fondation Charles Plisnier
Il est
naturel qu'un congrès préoccupé de ce que sera la société Wallonne
en l'an 2000 pense à l'évolution de la langue française, ciment de
notre identité. Je m'en réjouis d'autant plus qu'à mes yeux toute
attitude critique à l'égard d'un fait de langue doit être nuancée
par la conscience de l'évolution de cette langue, de sa vie en
constante et multiple transformation. On ne peut porter un jugement
sérieux sur un fait de langue si on n'est pas résolument persuadé de
cette vie incessante du langage. Quelle que soit par exemple
l'estime incomparable que mérite Littré, cette une aberration de
condamner un usage actuel uniquement parce qu'il a été ignoré ou
repoussé par Littré, il y a plus de cent ans.
La langue française n'a
cessé d'évoluer et de se diversifier depuis ses origines; elle l'a fait, dans
son lexique, dans son orthographe, dans sa prononciation, dans sa grammaire.
Cette diversification a été infiniment plus grande autrefois qu'au vingtième
siècle sur le plan géographique. Ainsi sont nés, à côté de la langue française
et à partir des mêmes origines latines, les divers dialectes, y compris ceux de
notre Wallonie. A mesure qu'un certain brassage se faisait entre des individus
de régions et de classes sociales différentes et que la langue écrite complétait
largement, à des degrés divers, le langage oral, ces variations linguistiques
ont été freinées, mais elles restent profondes aux marches de l'hexagone, sans
être absentes d'ailleurs de n'importe qu'elle région de France. Cependant, vue
dans son ensemble, en dépit de particularismes locaux, notre langue peut donner
l'impression d'une relative unité. Mais l'extension de la francophonie au Canada
et surtout au Québec nous a déjà fait prendre conscience d'une altération
indéniable, contre laquelle le gouvernement et l'élite du Québec ont réagi de
façon exemplaire et efficace.
Ils ont surtout lutté
contre l'anglicisation et ils nous ont ainsi donné l'exemple. Car en Europe
aussi on semble aujourd'hui impressionné surtout par l'intrusion massive de
l'anglais dans les affaires, les journaux, la publicité, la vie courante et dans
certains milieux scientifiques. Il faut assurément sensibiliser ceux-ci à nos
problèmes, et prêcher ou imposer la fidélité au français dans les revues
universitaires et les congrès internationaux. Il faut aussi lutter, avec le
sourire et avec esprit plutôt qu'avec fanatisme, contre la place exorbitante que
la paresse et le snobisme accordent à l'anglais dans la vie courante. Il faut
surtout rendre le français apte à exprimer toutes les réalités de la vie moderne
et favoriser la néologie technique et scientifique.
Mais la concurrence de
l'anglais ne doit pas faire perdre de vue les avantages et les dangers que
représente, depuis vingt-cinq ans, l'expansion du français en Afrique. Il y a là
un sujet d'immense réconfort et d'espoir, parce que le français est devenu, bien
plus qu'au dix-huitième siècle, une langue internationale, universelle. Mais en
même temps la dispersion géographique favorise l'éclatement. Déjà les enquêtes
réalisées montrent que, si l'on pouvait parler d'un certain français de Belgique
ou de Suisse, on peut le faire, à bien plus forte raison, et nul ne s'en
étonnera, des français d'Afrique.
Il faut prendre
conscience de cette évolution pour s'en accommoder et sauvegarder l'essentiel.
Il faudra continuer à être attentif aux régionalismes lexicaux, chez nous comme
ailleurs, en faisant à leur égard des distinctions qui n'ont pas toujours été
faites, en tenant compte des niveaux de langue et en s'inclinant devant le
caractère inéluctable de certains particularismes, à condition que soit
sauvegardé l'essentiel, c'est à dire un lexique généralisé, et précis, qui
garantisse la communication interrégionale et internationale et l'universalité
du français. Mais celle-ci requiert aussi la stabilité de la grammaire et de la
syntaxe, dont l'évolution est heureusement dominée par plus de logique que celle
du lexique. Beaucoup de règles de syntaxes se sont assouplies. Je suis un
adversaire résolu des "tolérances" grammaticales introduites dans
l'enseignement. Celui-ci doit rester méthodique, rigoureux, progressif,
conscient toutefois qu'une saine évolution a enlevé de leur rigidité à certaines
règles et introduit, non pas des tolérances à côté des formes correctes, mais un
double usage correct dans plusieurs chapitres relatifs notamment aux accords ou
à l'emploi des modes et des temps ou aux problèmes de construction
(Octobre 1987)

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