Un nouveau projet
éducatif pour la Wallonie
Gilbert de
LANDSHEERE
de l'Académie internationale
des Sciences de l'Education
L'ère de
l'homme intelligent
Depuis la fin du siècle
dernier, la Wallonie a pu s'enorgueillir de ses écoles d'enseignement général et
technique. La profession d'enseignant attirait les meilleurs enfants de son
peuple. Ce furent des maîtres de grande qualité qui donnèrent ses lettres de
noblesse à l'école publique. Le potentiel humain de notre communauté fut ainsi
remarquablement valorisé.
Nous nous trouvons
actuellement devant un défi éducatif au moins aussi décisif que celui qu'il a
fallu relever au XlXe siècle. Il est à la fois qualitatif et quantitatif.
Qualitatif d'abord, parce
que la mutation culturelle et sociale qui se produit sous l'influence des
technologies nouvelles demande un nouveau type d'homme. La première révolution
industrielle, et plus spécialement le machinisme, a libéré l'homme d'une forme
de travail exigeant des efforts musculaires souvent énormes: combien de
travailleurs passèrent leur vie active exploités comme des bêtes de somme!
Actuellement, une
libération plus décisive encore se produit: des machines intelligentes
dispensent l'homme, et des chaînes tayloristes, et des tâches intellectuelles
routinières. Les nouvelles technologies de l'information prennent
progressivement en charge tout ce qui relève des processus cognitifs inférieurs,
spécialement la mémoire et l'application de modes routiniers de résolution de
problèmes. Même la créativité est soutenue par des logiciels de caractère
heuristique.
Bref, comme Fourastié
l'avait admirablement pressenti, la société nouvelle exige des hommes
intelligents. En fait, ils l'ont toujours été, mais leurs facultés étaient
sous-développées, sous-employées. Les diverses formes de travail du monde
nouveau dans lequel nous entrons appellent la polyvalence, la flexibilité, la
capacité et l'envie de relever les défis, un ferme équilibre affectif et une
grande intelligence sociale. Ceux qui n'auront pas réussi à se développer ainsi
risquent bien de devenir inutilisables, à l'instar des manoeuvres, des ouvriers
spécialisés actuels dont les robots suppriment l'emploi et qui sont pratiquement
impossibles à reconvertir.
Dans ce contexte, seuls
de nouveaux mécanismes de solidarité, liés à une redistribution des richesses,
peuvent assurer la justice sociale. S'ils ne se déploient pas, le retour à la
situation d'ancien régime n'est pas à exclure.

Une éducation de grande
qualité pour tous
Il s'ensuit, de ces
considérations qualitatives, qu'une éducation de grande qualité ne peut plus
être réservée à une "élite" intellectuelle et sociale, mais doit, au contraire,
être acquise par tous. Est-ce utopique? Tant les théories évolutionnistes dans
la ligne de Darwin que les théories psychologiques liant étroitement les
aptitudes au capital génétique hérité l'ont fait croire.
Dès le début de l'école
primaire, nous avons appris à accepter que certains enfants échouent "faute
d'intelligence". On a tenu pour normal que tout ce qui figure dans le programme
de l'enseignement général ne puisse pas être appris par tous les élèves, même
si, comme c'est généralement le cas, ils sont exempts de toute déficience
mentale.
Piaget avait déjà dénoncé
cette absurdité et des données expérimentales accumulées - notamment par Bloom -
démontrent que la grande majorité de nos élèves sont capables d'atteindre de
très bons résultats scolaires pour autant que l'on crée les conditions
adéquates.
Cette découverte est
capitale puisqu'elle arrive à un moment où notre société ne peut plus
fonctionner sans disposer d'un "réservoir" intellectuel infiniment plus grand
que par le passé (la coïncidence besoin-découverte n'est d'ailleurs, on le sait,
jamais un hasard!).
Or pour obtenir la
quantité de talents indispensables, il n'est plus possible de se contenter,
comme par le passé, de la minorité des "bien doués" qui, quelle que soit la
qualité de l'enseignement, triomphaient seuls de toutes les difficultés. Il faut
aujourd'hui puiser dans la réserve intellectuelle constituée par les individus
réputés "moyens", sinon "faibles". Et, comme nous venons de l'indiquer, c'est
parfaitement possible.
La conclusion est
évidente: une école publique de grande qualité, confiée à des enseignants
jouissant d'une formation de très haut niveau est indispensable si notre
Communauté veut continuer à faire partie des nations avancées.
La Wallonie a-t-elle
vraiment compris les enjeux et agit-elle comme il convient? Ce n'est pas évident
et il est plus que temps d'en prendre conscience.

Trois scénarios
1. Stagnation
La menace qui pèse le
plus lourdement sur l'avenir de la Wallonie est une stagnation de son système
d'enseignement et de sa formation des maîtres.
Ceux qui sont en
fonction, quel que soit le niveau auquel ils enseignent, n'ont pas reçu une
formation qui en fait de véritables professionnels au sens anglo-saxon du terme.
Ils n'ont pas, non plus, été formés à l'utilisation des nouvelles technologies.
Or, en raison de la chute
de la population scolaire et des restrictions aveuglément imposées, le corps
enseignant qui avait fortement augmenté en nombre dans la décennie précédente,
va très peu se renouveler au cours des prochaines années. Une bonne partie de
ceux qui sont en poste y seront encore en l'an 2000.
De surcroît, ce groupe
qui a assumé tant bien que mal des réformes scolaires auxquelles il était
insuffisamment préparé et pour lesquelles on l'a trop peu aidé, se sent
désemparé et accusé injustement.
Alors que son énergie
devrait être galvanisée pour opérer sa reconversion et son adaptation aux
exigences d'un monde nouveau, ce personnel risque de se démobiliser et de
s'employer surtout à défendre des droits acquis.
Par ailleurs, rien ne
permet de penser qu'il se trouvera bientôt des hommes politiques assez lucides
et courageux pour s'opposer au besoin aux résistances conservatives de certains
de leurs propres alliés et exiger l'argent nécessaire pour réformer radicalement
la formation initiale des enseignants et ainsi permettre la mutation
professionnelle nécessaire.
Si ce scénario
immobiliste se réalise, les malheurs de la Wallonie ne font que commencer.

2. Désolidarisation
L'heure est aux gagneurs.
Comme le disait récemment Pierre Bourdieu, quand baptisera-t-on les lycées
Bernard Tapie plutôt que Claude Bernard ? Le néo-libéralisme favorise la
concurrence à tout prix (le mouvement de privatisation en témoigne). Que le
meilleur gagne! Tant pis pour les perdants.
On voit actuellement se
radicaliser dans les couches déjà favorisées de la population, la volonté
d'assurer à leurs enfants une éducation qui leur donne précisément toutes les
chances de compter parmi les gagneurs.
Non seulement on enrichit
encore les stimulations éducatives dans le milieu familial, notamment par
l'achat d'ordinateurs, mais on recherche les écoles les plus performantes
(souvent privées), quitte à les aider de toutes les manières pour accroître
encore leur qualité. En outre, on paie (souvent très cher) à l'enfant ou à
l'adolescent des formations spéciales (stages en informatique, études partielles
à l'étranger, etc.).
Aux Etats-Unis, des
groupes de parents vont jusqu'à créer leurs propres écoles, afin de pouvoir
imposer leurs objectifs et vérifier eux-mêmes s'ils sont atteints. Comme ils
assument entièrement le financement, ils choisissent les enseignants, leur
imposent les perfectionnements souhaités et se réservent le droit de les
licencier en cas de rendement jugé insatisfaisant.
Nous n'en sommes pas
encore là, mais peut-être s'en approche-t-on peu à peu par des moyens beaucoup
plus subtils.
Il est, en tout cas,
clair qu'une partie minoritaire de la jeunesse se voit ainsi préparée à son rôle
d'"élite" future, "élite" qui ne se distinguera plus simplement des autres par
des aspects formels, mais bien par des compétences exceptionnelles. Non
seulement cette minorité entend bien prendre le pouvoir et s'enrichir, mais elle
risque fort de se sentir très peu solidaire (c'est un euphémisme) de ceux qui
n'auront pas bénéficié comme elle d'un traitement privilégié.
Toutes les grandes
conquêtes sociales pourraient bien être ainsi remises en cause, la partie non
favorisée de la population redevenant simple outil à prendre et à jeter après
usage.

3. Evolution
démocratique
Pour que ce scénario ait
quelque chance de se réaliser, non seulement il faut réagir immédiatement, mais
aussi savoir exactement ce que l'on veut.
Il importe d'abord
d'adopter un projet éducatif isomorphe à un projet de société où l'homme reste
la mesure de toutes choses, où toute aliénation est refusée. L'égalité doit être
réelle et la solidarité totale.
Cette option étant prise
sans restriction aucune, il reste à se donner les moyens de réaliser le projet.
En d'autres termes, après avoir porté les jugements de valeur, il faut voir
techniquement quels sont les meilleurs moyens connus pour organiser une
éducation qui y soit conforme .
A cette fin, il faut
donner à la Wallonie un cadre de référence qui lui manque cruellement (même si
elle n'est pas la seule dans ce cas, la consolation est maigre): une théorie,
une conception éducative fondée sur les acquis les plus sûrs de la psychologie,
des sciences de l'éducation, de la sociologie et de l'anthropologie sociale.
Il est intolérable qu'un
Ministère ou son Cabinet prennent des décisions qui affectent profondément les
programmes et la vie scolaire, en fonction de simples opinions personnelles, non
confrontées aux acquis scientifiques du moment. Que sur la base de ceux-ci, on
réagisse en fonction d'options politiques ou philosophiques est dans la nature
de l'éducation, mais pas l'inverse. Quel que soit le parti auquel on appartient,
les lois de l'apprentissage et les processus de développement humains ne varient
pas.
A quand une
infrastructure d'études et de recherches qui, comme cela se fait de mieux en
mieux en Suède et en Angleterre, fournirait aux décideurs les dossiers objectifs
relatifs aux questions à propos desquelles ils doivent se prononcer?
Il va de soi que la
qualité de l'enseignement doit être élevée immédiatement pour tous, ce qui exige
un effort considérable pour le perfectionnement professionnel de tous les
éducateurs et des programmes qu'ils ont charge de mettre en oeuvre.
En conclusion
Ou bien la nation
wallonne comprend que sa survie dépend des efforts éclairés qu'elle va consentir
pour donner à sa jeunesse, à toute sa jeunesse, les armes nécessaires pour
prendre sa place dans la société du XXIe siècle, ou bien elle ne le comprendra
pas et il n'est pas exclu que, dans quelques décennies, on viendra visiter à
titre touristique ou anthropologique, ce qui s'appellera peut-être "Wallonie-Land"...
(Octobre 1987)

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