Les conditions de mon optimisme
Philippe
BODSON
Directeur-Administrateur
délégué de GLAVERBEL
Président de la FEB
Il est
frappant de constater la différence profonde qui existe entre notre
perception des années soixante, celles que nous appelons depuis lors
les "Golden sixties", et les discours, souvent négatifs, que,
collectivement, nous tenions pendant les années soixante.
Je dois forcément
conclure que, lorsque l'on vit l'événement, on a plutôt tendance à en voir le
côté négatif, à le critiquer, alors que, avec le temps qui passe, nous sommes
davantage capables de porter un jugement plus objectif.
C'est vrai que les années
soixante méritent leur nom de "Golden sixties", ne fut-ce que pour l'énorme
accroissement de richesse collectif et individuel que nous y avons connu.
Je pense pouvoir dire que
la fin des années 80 marquera, pour nous, le début d'une nouvelle ère dont,
malheureusement, nous n'avons pas encore pris conscience, mais qui, je l'espère,
s'imposera rapidement comme une évidence. C'est la raison de mon optimisme.
Néanmoins, pour pouvoir
se concrétiser, cet optimisme qui est le mien, doit s'appuyer sur trois choses:
1. Des règles de conduite
individuelle pour tous les entrepreneurs.
2. Des règles de conduite collective au sein de la FEB.
3. Un environnement favorable au développement de l'entreprise.
Pour les règles de
conduite individuelle, chaque entrepreneur doit s'efforcer de participer à
l'évolution qui est en marche en Belgique:

L'entreprise est
instrument de création de richesse.
Elle n'est plus en cette
fin de décennie 1980, considérée comme l'enjeu d'une lutte politique, mais, au
contraire, comme un outil de production de bien-être collectif.
Ce qui change dans les
esprits, c'est que la richesse n'est plus quelque chose que l'on vole aux
autres, c'est quelque chose que l'on produit ensemble, pour se la répartir
ensuite.
Dans cette optique,
l'entrepreneur doit adopter une attitude triple: la responsabilité,
l'indépendance, l'éthique.
1. La responsabilité est
la première qualité de l'entrepreneur, car, par les décisions quotidiennes ou
stratégiques qu'il prend, son influence est importante:
-
vis-à-vis de ses
actionnaires, qui ont effectivement eu le courage de risquer leurs capitaux
dans l'espoir d'une juste rémunération,
-
vis-à-vis de son
personnel, qui lui consacre la plus grande partie de sa vie dans l'espoir
d'un certain bien-être matériel et moral,
-
et finalement,
vis-à-vis de son environnement, qu'il s'agisse du pays, de la région ou de
la cité qui accueille son activité.
2. L'indépendance est un
concept généralement compris comme le refus de pressions extérieures. Celles que
nous refusons le plus, ce sont les pressions de l'Etat, parce que nous ne
voulons pas qu'il nous dicte notre conduite. Quoi de plus normal, alors, que de
ne plus mettre l'Etat sous pression pour qu'il nous octroie des subsides! La FEB,
à cet égard, a déjà pris position. Nous sommes contre les subsides: nous voulons
leur abandon programmé. Sur le plan du commerce, nous sommes en faveur des lois
sur la concurrence et contre celles du contrôle des prix. Les premières sont
stimulantes, les secondes paralysantes, le plus souvent source d'inflation.
3. L'éthique, parce que
l'entreprise, compte tenu de sa puissance, a la possibilité d'influencer la vie
des autres.
C'est un peu le code de
bonne conduite qui pourrait se résumer au respect des législations (éviter de
faire de qui est interdit), mais devrait aller au-delà dans une attitude
positive qui contribue à développer l'image de l'entreprise que nous voulons
promouvoir. L'élément essentiel de cette éthique, c'est l'information, la
transparence et le dialogue. L'entrepreneur doit dialoguer avec l'ensemble de
ses collaborateurs et leurs représentants, pour les associer aux principaux
choix de l'entreprise. Je pense que la reconnaissance du syndicat, comme
partenaire loyal et à part entière, est une démarche constructive, porteuse de
progrès, alors que la négation du fait syndical porte en elle les germes du
conflit. Pour les règles de conduite collective, les chefs d'entreprise de
Belgique doivent comprendre qu'ils sont solidaires.
C'est là qu'il faut
trouver la raison d'être de notre organisation: la Fédération des Entreprises de
Belgique.
Nous sommes une
institution nationale et nous avons pour vocation de représenter les entreprises
de notre pays. Une institution nationale qui opère dans un espace régionalisé et
communautarisé, suivant des lois et des règles qu'il ne faut pas sans arrêt
vouloir changer.
Ce dont nous avons
besoin, c'est de stabilité et de continuité. L'élément de continuité dans ces
nouvelles structures, c'est l'Etat belge à l'unité duquel la plupart des
entrepreneurs restent attachés, comme d'ailleurs la plus grande partie de la
population.
Compte tenu toutefois des
nouvelles structures, le monde patronal s'y est adapté, et dans cet esprit la
concertation entre nous-mêmes et les institutions soeurs de Flandre, le VEV, de
Wallonie, l'UWE, et de Bruxelles, l'UEB, sera poursuivie pour définir le plus
souvent possible des positions communes.
Des positions communes
qui prendront en considération les exigences des PME et des entreprises de
service. C'est la raison de la nomination de deux nouveaux Vice-Présidents,
Monsieur Joris, responsable de la commission PME à la FEB et président,
administrateur délégué de ETAP, et de Monsieur Cardon de Lichtbuer,
administrateur, Membre du Comité de Direction de la Banque de Bruxelles Lambert.
C'est aussi le renouvellement du mandat de Monsieur Willemen, bien connu comme
Vice-Président de la FEB.
Le but poursuivi, c'est
que la FEB soit le point de convergence où toutes les entreprises, grandes et
petites, industrielles et de service, puissent se retrouver directement ou via
leur fédération sectorielle. La FEB doit être à l'écoute de ses membres, pour
pouvoir rester leur porte-parole.
Pour l'environnement
favorable au développement de l'entreprise, je voudrais insister sur 5 points:

1. La souplesse dans
l'organisation du travail et la natalité.
Contrairement à ce que
pensent certains, la souplesse dans les horaires de travail n'est pas un souhait
des employeurs; ce n'est pas non plus un souhait latent ou exprimé par certaines
catégories de collaborateurs. Cette souplesse, appelée aussi flexibilité, est un
nécessité fondamentale d'adaptation de nos habitudes de travail aux évolutions
démographiques irréversibles qui se déroulent en ce moment en Belgique. Le
paradoxe veut qu'alors que nous connaissons aujourd'hui un grave problème de
chômage, nous serons confrontés demain à un besoin aigu de main-d'oeuvre. Toute
forme de flexibilité susceptible de rencontrer ce problème doit être encouragée,
qu'il s'agisse de:
- travail à temps
partiel,
- travail du week-end,
- travail des femmes,
- plan de retraite flexible au-delà de 65 ans,
- mobilité géographique des travailleurs,
- allongement de la durée du travail dans certains cas.
Toutes ces mesures en
attendant un redressement de la natalité, pour au moins assurer le remplacement
de la population, ce qui nécessite 20.000 naissances supplémentaires par an.
2. La participation et
la formation des travailleurs
La participation doit
s'entendre au sens large du terme, il peut s'agir de participation par
l'information et le dialogue, il peut s'agir de participation au capital, il
peut aussi s'agir de participation au risque de l'entreprise.
A cet égard, nous sommes
favorables à l'idée d'un dividende du travail. Nous regrettons seulement toutes
les conditions envisagées dans la loi "mammouth" qui en limitent
considérablement la portée. En matière de formation, les défis auxquels nous
sommes confrontés sont issus d'un double constat: d'une part la fréquence des
changements technologiques, et d'autre part, la nécessité de recevoir une forme
quelconque de formation pour s'y adapter. Sans formation du personnel, la
résistance au changement freinera l'adaptation de nos entreprises, et entraînera
une perte de compétitivité.
A cet égard, je voudrais
dire aux jeunes que puisqu'ils acceptent le principe de la compétition dans le
sport, ils doivent aussi l'accepter dans le domaine économique. Il y aura dans
ce domaine-là aussi des gagnants et des perdants. C'est pour cela que nous ne
pouvons plus accepter qu'au niveau du secondaire, et même du primaire, on
élimine complètement l'esprit de compétition.

3. La compétitivité des
entreprises
Celle-ci est le résultat
de nombreux facteurs qui ont déjà été mis en évidence, notamment au Conseil
central de l'Economie. Le plus important d'entre eux c'est pourtant, directement
ou indirectement, le coût du travail. En Belgique, le coût du travail est trop
élevé, non pas tellement en ce qui concerne le salaire net perçu, mais bien au
niveau de la charge pour l'entreprise. Ceci résulte à la fois des charges qui
pèsent sur les salaires, qu'elles soient sociales ou fiscales, et du mécanisme
automatique d'indexation des salaires à l'évolution du coût de la vie. Les
charges sociales sont devenues un élément de fiscalité depuis leur
déplafonnement. La fiscalité directe est devenue insupportable en particulier
pour les cadres, les employés, mais même aussi les ouvriers spécialisés, avec
pour conséquence le travail en noir et les activités de services qui quittent la
Belgique.
L'indexation automatique
n'est plus, à mon sens, souhaitable, car les entreprises qui marchent bien
peuvent payer plus que l'index, celles qui marchent mal ne peuvent même pas
payer l'index.
En résumé, nous,
employeurs, nous souhaitons une diminution du coût du travail par abaissement
des charges sociales, une réforme de la fiscalité directe et une révision du
système de l'index.
4. Nous
voulons aussi une réduction du déficit de l'Etat, ce qui implique une poursuite
sans relâche de la réduction des dépenses. Ce que nous voulons, c'est moins d'Etat
et plus d'Europe. L'Etat doit se gérer, aujourd'hui, comme une entreprise en
difficulté, avec la même rigueur que celle imposée au secteur privé.
-
Il doit appliquer le
principe de la sous-traitance pour tout ce qui ne fait pas partie de ses
missions de base.
-
Il doit poursuivre un
plan de retour à l'équilibre budgétaire sans sacrifier le futur.
-
Il doit motiver ses
agents, c'est-à-dire ses fonctionnaires, par une politique de promotion
basée sur la compétence, par une politique de rémunération compétitive avec
le privé et par un respect des rôles respectifs entre l'administration et
les cabinets ministériels.

5.Nous
sommes aussi en faveur de l'expansion du commerce mondial, mais, comme le dit
Braudel: "La loi des avantages comparés, mais dans un équilibre de bloc".
L'équilibre de bloc, car il entraîne la stabilité, notamment monétaire dont nous
avons besoin pour assurer notre développement. A cet égard, je voudrais vous
faire part de conversations que j'ai eues avec des Japonais de tous bords. Ils
pensent, comme moi, que l'excédent important de la balance commerciale du Japon
ne sera pas réduit par le plan du Premier Ministre Nakasone. Ce n'est pas en
demandant à la population japonaise de consommer des biens étrangers qu'elle le
fera. C'est contraire à la tradition et aux habitudes. Mon analyse, c'est que
les Japonais ont besoin de temps à consacrer à leurs loisirs pour consommer
davantage. Un ouvrier japonais travaille plus de 2.200 heures par an. Un Belge
environ 1.600 heures. C'est une des causes essentielles de nos problèmes. Dans
ce domaine, le gouvernement japonais pourrait intervenir et démontrer par des
actes sa bonne volonté.
Si tout ceci se réalise,
mon optimisme pourra se répandre, et nous pourrons nous pencher sur le problème
du chômage avec une chance de le résoudre.
Ce qu'il faut dire à
notre population, c'est que le problème du chômage n'est pas résolu mais que la
situation s'améliore.
Il est inacceptable qu'au
mois de février dernier, le public ait été ameuté et les partenaires sociaux
convoqués par le gouvernement parce que le chômage avait augmenté de 16.533
personnes en janvier 1987 par rapport au mois de décembre 1986.
Il ne faut pas analyser
les chiffres du chômage d'un mois par rapport à l'autre. La base d'une analyse
sérieuse, c'est l'évolution à 12 mois d'intervalle. Elle montre que la situation
du chômage s'améliore puisque le nombre de chômeurs complets indemnisés
demandeurs d'emploi est inférieur d'environ 4.000 personnes pendant les trois
premiers mois de 1987 par rapport aux trois premiers mois de 1986, malgré
l'accroissement de la population active.
Ceci a été rendu possible
parce que, en 1985, on a créé plus de 25.000 emplois dans le secteur privé et
qu'on en estime autant en 1986.
En matière d'emploi, il
faut tranquilliser la population, pour que notre comportement collectif, en
matière démographique, ne devienne pas la cause première du déclin de la
Belgique.
Pour étudier tout cela,
je propose la convocation, dans un délai de 12 à 18 mois, d'une conférence où
l'emploi et tous les problèmes qui s'y rapportent seraient examinés, par
exemple:
-
le salaire minimum
garanti et son impact sur le premier emploi;
-
le niveau de
l'allocation de chômage par rapport au salaire minimum;
-
la réduction du temps
de travail sélective pour le travail en continu;
-
le recensement
intégral des offres d'emploi;
-
les emplois d'utilité
publique de type suédois;
-
la problématique des
aides familiales, de leur statut fiscal et de la politique des femmes au
travail;
-
la formation
alternée;
-
les subsides aux
investissements par rapport à une diminution des charges sociales.
Tout cela serait étudié
sous la direction du Conseil central de l'Economie, pour arriver à des
recommandations de politique.
Car pour résoudre le
problème de l'emploi, il faut créer la croissance dans la stabilité d'une
politique sur laquelle existerait un large consensus.
Les entreprises ont
besoin de continuité et de temps mais elles sont en marche.
(Octobre 1987)

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