La Wallonie région
d'Europe en l'an 2000:
craintes, espoirs et combats
Jacques
DEFAY
Ingénieur commercial ULB
Licencié en Econométrie
1. La
première donnée du problème: la contrainte de croissance du contexte
Toute région produit
principalement pour ses voisines. Aussi longtemps qu'elle a été soutenue par un
environnement européen en expansion économique fondamentale, la Wallonie s'est
relativement bien portée. Il en fut ainsi de 1945 à 1975, malgré les inquiétudes
que devait susciter, en 1959, la crise charbonnière qui ferma nos puits de mine.
Il est important de s'en souvenir car la fermeture des charbonnages constituait
pour la Wallonie une mutation structurelle aussi profonde que celle qui l'a
accablée à partir de 1975 et dont le déclin de l'acier est le trait le plus
apparent. Mais à la différence de la période 1975-1987, la Wallonie était alors
entourée de toutes parts de régions d'Europe qui faisaient bon an, mal an, leurs
5% de croissance en volume. Depuis que ces excellents voisins n'augmentent plus
leur demande que de 2% par an, (3% les meilleures années), ils ont eux-mêmes des
excédents de main-d'oeuvre et nos efforts de reconversion et de diversification
se heurtent aux leurs sur un marché qui croît trop lentement pour valoriser tous
les efforts. Les mêmes investissements, les mêmes innovations, les mêmes
initiatives éclosant en Wallonie y créent quatre ou cinq fois moins d'emplois de
reconversion en 1987 qu'ils n'en créaient en 1967. C'est un fait. Il mesure
toute la différence entre un contexte européen qui soutenait nos efforts et un
nouveau contexte qui les contrarie. Pour toutes les régions à problèmes, la
première conditions de réussite est donc le tonus de l'ensemble économique dont
elles font partie. Il s'agit, pour parler clair, du taux de croissance (en
volume) de la CEE, c'est-à-dire la demande globale.
Les régions à problèmes
sont aisées à identifier dans la Communauté des Douze. Ce sont d'une part les
régions d'ancienne industrialisation, celles dont la prospérité date de l'époque
où la machine à vapeur et l'acier conduisaient le monde (Nord et Centre de la
Grande-Bretagne, Wallonie, Lorraine, Nord-Pas de Calais, Nord-Ouest de
l'Allemagne et Sarre, Nord de l'Espagne). Ce sont d'autre part les régions
agricoles imparfaitement reconverties à des emplois secondaires et tertiaires et
qui sont encore nombreuses dans les pays méditerranéens de la CEE ainsi que sur
sa façade atlantique (Portugal, Galice, Irlande, Sud-Ouest français).
Qu'une région soit en mal
de reconversion ou en retard d'industrialisation, la contrainte de croissance du
contexte est primordiale. Cette croissance est devenue trop faible pour soutenir
les régions à problèmes. Il importe donc de relever le taux de croissance
européen. Si cela n'a pas lieu au cours des dix prochaines années, les régions
fortes ou les moins affaiblies s'en sortiront peut-être (la Hollande, le
Danemark, le Sud de l'Allemagne, le Sud de l'Angleterre, le bassin parisien,
l'axe Strasbourg-Marseille, le Nord et le Centre de l'Italie, certaines
provinces flamandes). Mais les régions faibles ou affaiblies ne s'en sortiront
pas en l'an 2000. Elles commenceront le XXIème siècle avec les plaies bien
connues suivantes:
-
le chômage de masse
et de longue durée;
-
la stagnation du
revenu régional et par conséquent de la demande locale, surtout de services;
-
la décrépitude des
services publics, faute de budgets;
-
la décrépitude du
patrimoine bâti, la lèpre des villes maudites;
-
l'émigration des
jeunes, entraînant l'effondrement du revenu régional.

Je n'ai pas besoin d'y
ajouter une référence à la rupture du consensus (conflits sociaux, explosions de
colère juvénile, délinquance) tellement la chose est évidente déjà à Liverpool,
à Manchester et ailleurs. Notre Wallonie connaît elle aussi plusieurs de ces
maux, de façon moins paroxystique peut-être que le Nord de l'Angleterre, mais de
façon assez nette cependant pour en être très alarmée. Toutes les régions à
problèmes doivent savoir à quoi les condamne une CEE dont le taux de croissance
est de 2% par an. Il est indispensable qu'elles en prennent conscience et
qu'elles s'unissent pour exiger une politique de croissance plus forte au niveau
européen, car leur propre sauvetage en dépend absolument. A quel taux
importe-t-il de croître? L'ordre de grandeur n'en est guère difficile à évaluer,
comme on va le voir. La productivité (par homme-année, c'est-à-dire compte tenu
de la réduction de la durée du travail) augmentant, sous l'effet du progrès
technique de 2% environ par an, une production augmentée elle aussi de 2%
s'accomplit évidemment avec le même nombre de personnes que l'année précédente.
Si, comme c'est le cas, la population active s'accroît d'un demi % par an, le
chômage s'accroît alors inévitablement de ce demi % de la population active.
Comme les sans-emploi sont actuellement 11% (moyenne CEE), le taux de chômage
moyen pourrait atteindre au bout de dix ans [11+(10x0,5)=16%] de la population
active européenne. C'est aussi simple (et aussi tragique) que cette arithmétique
immédiate.
Il est donc clair que la
CEE fait fausse route. Il est non moins clair que si elle se donnait pour
objectif d'accroître son économie de 5% par an pendant quatre ans (un rythme
qu'elle a soutenu naguère sans problème pendant plus de 20 ans), elle se
trouverait en 1992 avec [(5-2)x4=12%] d'emplois civils en plus, soit 14
millions. Ces chiffres sont à comparer aux 16 millions de chômeurs actuels et
aux 2 millions de nouveaux venus attendus sur le marché de l'emploi en 4 ans. Il
resterait alors 4 millions de sans-emploi, en ordre en grandeur, soit 2,9% de la
population active (salariés + indépendants). A partir de ce quasi plein emploi
restauré, le taux de croissance européen ne pourrait plus être maintenu au
niveau de 5%, la réserve de main-d'oeuvre étant épuisée. Il devrait retomber,
après 1992, aux environs de 2,5% par an.
De quelle production
s'agira-t-il? D'une montagne de marchandises aboutissant à une montagne
incontrôlable de déchets? D'une débauche forcenée d'énergie primaire et de
pollution? On n'en est plus si sûr ni si alarmé qu'il y a quinze ans. Nul
n'ignore plus, en effet, que l'augmentation du niveau de vie appelle une
proportion toujours croissante de services, donc une proportion décroissante de
marchandises et que les uns et les autres se produisent avec de moins en moins
d'énergie primaire et de matières par unité de PIB
(1). Non qu'il
faille relâcher une vigilance écologique qu'au contraire il faut accroître et
renforcer. Mais le romantisme de la croissance zéro ne repose plus sur des bases
très sûres, si tant est qu'il les ait eues il y a quinze ans. C'est plutôt la
manière de croître que la croissance elle-même qui méritait la colère de tous.
Retenons que sans une croissance soutenue de leur contexte européen, les régions
faibles feront le plongeon. Il est plus que temps d'y songer, lorsqu'on fait des
projets pour l'an 2000.

2. La deuxième donnée du
problème wallon: le grand marché unifié de 1992
Les capitalistes des
régions fortes tiennent à cet objectif comme à leur poste de PDG. Car,
disent-ils, leurs concurrents américains et japonais disposent d'un vaste marché
intérieur unifié qui leur permet souvent des prix de revient plus compétitifs
que les leurs et leur apporte dans tous les cas un amortissement rapide de la
dépense de recherche-développement et de première industrialisation des produits
nouveaux. L'argument est si incontournable que les régions faibles elles-mêmes
fonderont sur un accès immédiat à ce grand marché intérieur unifié leurs
meilleurs espoirs de diversification et de reconversion dans des industries à
base scientifique comme la biotechnologie et la microélectronique.
Cependant, les
concurrents que les industriels innovateurs et performants des régions fortes
espèrent vaincre sur le ring de la compétitivité et de l'innovation sont-ils
tous américains et japonais? Non, bien sûr! Ils se trouvent aussi en Espagne, au
Portugal, en Irlande, en Grèce et, bien entendu, dans les régions faibles ou
affaiblies de Grande-Bretagne, de Belgique, de France ou d'Italie. Ces
concurrents y ont jusqu'ici bénéficié d'une certaine permanence de leurs clients
régionaux, privés ou publics, à la faveur du cloisonnement du marché européen et
des mesures plus ou moins licites de protection ou de préférence nationale dont
ils étaient l'objet. Ce sont ces mesures que l'on s'apprête à démanteler d'ici
1992. Le grand marché intérieur unifié ne protégera donc plus les moins forts
contre les grands fauves de Munich, de Londres, de Milan ou de Lyon. Bien au
contraire, ils seront offerts en holocauste à ces seigneurs du marché libre, dès
lors qu'ils seront du même côté qu'eux de la seule clôture subsistante, la
frontière extérieure de la CEE. Ce sera dit-on, dans quatre ans. L'hécatombe
d'emplois pourrait être grave si ces projets se réalisent, sans plus, dans une
CEE à 2% de croissance.
Le grand marché unifié
est donc un objectif dont les bénéficiaires sont d'un seul côté puisqu'il
favorise les entreprises motrices des régions fortes, non seulement envers leurs
égaux du Japon et d'Amérique, mais aussi à l'égard des industriels de taille
moyenne des régions faibles: ceux-ci sont en danger de disparaître si les délais
et les capitaux nécessaires pour se moderniser et pour déployer la promotion de
leurs produits sur le marché commun tout entier ne leur sont pas accordés
d'urgence. Quatre ans, c'est court pour s'adapter! La décision du Conseil CEE
est unilatérale en ce qu'elle satisfait toutes les ambitions des régions fortes,
sans contrepartie pour les régions faibles. Le traité instituant la Communauté
européenne se distingue pourtant expressément du statut de la défunte zone de
libre-échange par le fait qu'il comporte des contreparties de principe à
l'ouverture des frontières: une politique régionale, une politique sociale, une
politique agricole commune, une politique de recherche-développement et
d'innovation (récemment ajoutée). Fidèles cependant à la doctrine Reagan
("Chacun pour soi et le marché pour tous") les milieux conservateurs de Londres
et de Munich se sont attachés à éliminer ces contreparties. Ils seraient bien
aises, nonobstant la lettre et l'esprit du traité, de transformer la CEE en
cette zone de libre échange qui leur aurait offert le grand marché unifié sans
exiger d'eux de contrepartie fiscale: sans dépenses de reconversion régionale,
sans unification de l'espace social, sans nécessité d'associer les petits pays
et les régions faibles des plus grands à l'effort commun de
recherche-développement dont la diversification est l'enjeu. Est-ce étonnant? La
liberté sans la solidarité n'est-elle pas l'orthodoxie libérale?

3. La troisième donnée
du problème: l'unification financière de l'Europe
Le grand marché intérieur
unifié pourra-t-il exister (et subsister) dans la dernière décennie du siècle si
les onze monnaies autonomes et concur-rentes existent encore à ce moment? On
doit en douter. L'apparition d'un fort déficit du commerce extérieur aux
Etats-Unis n'a-t-il pas fait ressurgir des forces politiques puissantes en
faveur d'un protectionnisme qu'on croyait abjuré? Bonn et Francfort voudraient
bien combiner un laisser-faire manchestérien sur le plan des échanges de
marchandises et de services avec un nationalisme financier excluant tout risque
commun et toute solidarité, donc tout pas en avant important dans le sens de
l'unification des monnaies. Quant à Madame Thatcher, elle a mis un pied dans le
SME (la livre entre dans la définition de l'écu) mais en gardant l'autre pied
hors du système (Londres ne défend pas la parité de la livre et ne participe pas
au mécanisme de change du SME). Ce double jeu lui a permis, lorsque le dollar
est enfin tombé de ses hauteurs extravagantes de février 1985, de dévaluer la
livre de plus de 20% par rapport aux autres monnaies de la CEE et de mettre
ainsi à néant les efforts et les espoirs du marché de tous les industriels
continentaux qui ont déployé récemment leur promotion commerciale en
Grande-Bretagne. Est-ce admissible dans une Communauté économique?
Est-ce compatible avec
l'unification du marché, avec l'abolition de barrières aux échanges? Evidemment
non. Le système financier actuel laisse entre les mains des gouvernements
nationaux une arme de guerre commerciale entre voisins qui constitue un défi à
l'idée même d'un marché unifié
(2).
Mais il y a plus. Entre
ceux-là mêmes qui jouent le jeu, le SME contrarie la baisse du taux d'intérêt:
chaque banque centrale nationale séduit, cajole ou retient dans sa monnaie à
elle les liquidités errantes et volages du marché financier international en
leur accordant un taux d'intérêt un peu supérieur à celui du pays voisin. Cette
surenchère est commode pour maintenir le cours du change dans la fourchette
autorisée, mais elle n'aide évidemment pas les taux d'intérêt à descendre. C'est
ainsi qu'on est arrivé à des taux d'intérêt réels usuraires lors de la
"désinflation" de 1986. En mars 1987, la RFA paie 6,05% sur ses emprunts, ce qui
fait, avec une inflation négative (-1,2%) un intérêt réel de 7,25%. Les autres
pays accordent davantage encore pour "défendre leur parité" à l'égard du D.M.
Pour que les industriels réinvestissent leurs profits en machines et non en
titres de la dette, pour que la construction immobilière reprenne, pour que les
budgets publics puissent à nouveau jouer leur rôle dans la relance, une baisse
de 3 points est indispensable. Il s'agit de faire remonter le taux de croissance
d'au moins 2 points. Personne ne le nie, mais aucun pays ne peut, agissant seul,
réaliser un tel objectif dans l'état présent d'interpénétration sans unification
des marchés financiers. Un esprit rationnel en conclurait sans erreur: il faut
unifier les monnaies européennes, faire d'urgence de l'écu le seul moyen de
paiement, puis abaisser le taux d'intérêt de trois points dans la zone monétaire
unifiée de l'écu. Mais il paraît que les Européens sont immatures et que cette
réforme se heurterait à des obstacles psychologiques insurmontables.
Force est d'imaginer
alors une étape intermédiaire durant laquelle l'écu et les monnaies nationales
circuleraient parallèlement, quoique sans spéculation, car leurs parités
seraient déclarées irrévocables. Evidemment, une telle déclaration ne tiendra
que si le marché y croit. Le marché n'y croira que si la CEE dispose de moyens
d'ajustement propres à faire disparaître tout déséquilibre important du commerce
intracommunautaire. L'étape des parités irrévocables est certainement possible
et je vais le montrer. Le lecteur sera cependant amené à la même conclusion que
moi: elle est plus compliquée que l'unification monétaire immédiate, elle est
moins sûre et elle comporte des délégations de compétence plus importantes des
gouvernements nationaux à la Communauté. Trois raisons d'aller plus droit au
but.

4. ajustements positifs
et ajustements négatifs
Pour faire disparaître un
solde de la balance du commerce interne (qui menace l'irrévocabilité des
parités) on a le choix entre des mesures qui augmentent la dépense des pays trop
vendeurs, c'est-à-dire ceux qui achètent trop peu aux autres (ces mesures sont
les ajustements positifs) et des mesures qui diminuent la dépense des pays trop
acheteurs, c'est-à-dire ceux qui achètent trop aux autres pays de la Communauté
(ces mesures sont les ajustements négatifs).
Si on veut relever le
taux de croissance, c'est-à-dire la dépense globale de l'ensemble, il faut
évidemment préférer les ajustements positifs. Remarquons que depuis 1979, l'air
du temps était à la restriction et qu'on a en fait utilisé exclusivement les
ajustements négatifs: taux d'intérêt plus élevés, budgets publics réduits,
fiscalité alourdie, dévaluation de la monnaie, le tout dans les pays
trop-acheteurs et à leurs frais. Les pays trop vendeurs étaient peinards:
l'ajustement nécessaire ne les concernait pas. C'était le règne dit de la
responsabilité nationale. Mais comme celle-ci ne laissait aux plus faibles que
le choix des moyens de se faire du mal à eux-mêmes, ils finissaient par faire du
tort à leurs fournisseurs en réduisant trop leurs achats. D'où le maintien en
chômage de onze pour cent des Européennes et Européens. Le balancier revient
donc inexorablement au règne de la solidarité dans lequel l'ajustement est
l'affaire de tous, se fait à frais communs ou partagés et se décide
collectivement.
La solidarité implique
que les Douze s'étant mis d'accord sur les objectifs d'une politique commune des
grands équilibres financiers et sociaux(par exemple, sur un taux de croissance
réel de 5% et un taux d'intérêt réel de 3 à 4%), chacun d'eux s'engage à jouer
sa partition et à suivre les indications du chef d'orchestre, le Conseil des
ministres de la CEE. Les directives de celui-ci calmeront bien de temps en temps
les musiciens qui jouent trop fort (les trop-acheteurs), mais plus souvent il
adressera sa baguette aux musiciens qui jouent en retard ou trop timidement pour
l'harmonie générale (ce sont ceux qui accumulent un excédent, les trop-vendeurs).
Du moins en sera-t-il
ainsi aussi longtemps que la CEE prise globalement disposera d'un excédent du
compte de ses opérations courantes avec le reste du monde. La réforme en
question va évidemment assez loin: elle fait désormais des grands équilibres,
jusqu'ici une compétence nationale, une compétence européenne. Elle ne peut pas
faire moins, si l'objectif est de rendre crédible la déclaration
d'irrévocabilité des parités entre les monnaies, une opération psychologique
périlleuse dans laquelle on ne doit évidemment pas s'embarquer sans garanties.
Si on unifiait d'emblée les monnaies, tous ces risques psychologiques et
spéculatifs disparaîtraient et avec eux, le stress. On n'éviterait sans doute
pas la coordination des politiques budgétaires, fiscales et sociales, mais cette
coordination serait infiniment plus souple et moins contraignante. En effet, les
balances de paiements interrégionales ne sont pas apparentes dans une zone
monétaire unifiée et des ajustements en grande partie automatiques aident à les
solder. Elles ne sont en général ni politisées ni dramatisées parce qu'aucune
spéculation ne vient envenimer une situation de fait propre à irriter ou à
exalter les sentiments nationalistes. Les directives du chef d'orchestre
seraient donc moins impératives - et la liberté budgétaire des pouvoirs
nationaux mieux sauvegardée - après l'unification monétaire complète que pendant
l'étape transitoire des parités irrévocables. L'exemple des cinquante états
américains et de l'autonomie budgétaire très large qu'ils ont conservée est à
cet égard convaincant. La création d'un système européen de réserve, banque des
banques centrales, dont la fonction sera de faire en écus des prêts temporaires
à celles de ces banques qui rencontreraient un manque de liquidité également
temporaire est une autre source indispensable d'ajustements positifs. Elle
serait beaucoup plus simple à créer si la réforme monétaire était d'emblée
complète
(3).

5. Ajustements de longue durée
A l'intérieur de chacun
de nos pays, il existe des déséquilibres dans les échanges interrégionaux.
L'unification financière ne suffit pas à les effacer parce qu'elle accentue un
phénomène qui joue un rôle, la concentration bancaire: les banques collectent
l'épargne financière des régions faibles (où les épargnants monétaires sont plus
fréquents que les investisseurs) et acheminent les capitaux dans les régions
fortes (où ces deux groupes d'acteurs se trouvent en position inverse).
Des mécanismes
compensateurs sont alors indispensables pour assurer un certain parallélisme des
niveaux de vie, donc des vitesses de croissance, sans lequel toute communauté
est en danger de se rompre. L'initiative privée, par les investissements
directs, fournit l'un de ces mécanismes. Mais il est peu d'exemples où une
action complémentaire des pouvoirs publics n'ait été nécessaire. Au XIXème
siècle, aux Etats-Unis, il était habituel de laisser faire la "bonne nature"
jusqu'au point extrême où l'économie des régions affaiblies s'effondrait
complètement et où leur population émigrait vers d'autres cieux, à l'intérieur
de l'Union. Une telle solution (qui n'est plus guère professée, même au niveau
du discours néo-libéral extrémiste, et même aux Etats-Unis) est évidemment
impensable dans l'Europe des Douze. L'existence même de l'union européenne
dépend donc de l'existence d'un mécanisme public efficace de recyclage des
moyens financiers des régions fortes vers les régions faibles, y compris
d'ailleurs l'épargne monétaire des secondes, collectée par les banques des
premières. Ce problème, l'unification financière de l'Europe ne va pas le rendre
moins aigu, mais plus aigu. Il faut le savoir et s'y préparer.
La solution comporte deux
mécanismes, l'un fiscal et l'autre financier. Le mécanisme fiscal consiste à
faire supporter par la fiscalité générale (à laquelle les régions riches
contribuent plus que proportionnellement) une partie des coûts d'infrastructure
et d'éducation des régions à problèmes, afin que leurs chances de progrès soient
moins inégales. A cet égard, l'avenir de la fiscalité en Europe appelle une
réflexion sur les mécanismes automatiques d'un tel transfert: ne conviendrait-il
pas de réserver à la CEE le produit de l'impôt sur les sociétés?
Mais l'infrastructure et
l'éducation ne reconvertissent pas une région sans que l'initiative industrielle
et tertiaire ne vienne les compléter, or elles sont souvent anémiées localement
par l'effet de la dépression régionale et il est nécessaire que les autorités
régionales soient secondées dans leurs efforts pour l'animer et la réveiller. Il
est légitime en outre, dans toute communauté économique que les organes
confédéraux de celle-ci prennent des mesures propres à encourager par des
subventions, des prêts et des bonifications d'intérêt le choix de localisations
dans les régions à problème. Les organes d'une telle politique existent dans la
CEE. Ce sont la Banque européenne d'investissement et le Fonds européen de
développement régional. Hélas, une certaine dénaturation de ces instruments a eu
lieu déjà. La faute en est au Conseil des ministres qui a placé ces aides sous
une dépendance excessive des gouvernements nationaux et a cru pouvoir en
marchander assez sordidement une répartition a priori entre des enveloppes
nationales. La tendance est à transformer le FEDER et les autres instruments de
politiques régionales en autant de caisses du Père Noël où chaque premier
ministre national trouve une enveloppe portant l'inscription "pour vos régions
pauvres", enveloppe qu'il ramène dans sa capitale pour la répartir selon ses
amitiés politiques.
Une telle tendance est
d'une injustice criante dans le cas de la Wallonie, faut-il le souligner? Mais
elle l'est sans doute ailleurs aussi. La solidarité entre régions fortes et
régions faibles mérite tout autre chose. D'abord une grande rigueur dans
l'identification et la mesure des problèmes d'emploi et de reconversion au nom
desquels des exceptions à la règle de neutralité économique peuvent et doivent
être instaurées. Ensuite, une négociation aussi directe et publique que possible
entre les régions à problèmes et la Communauté afin que le plan de reconversion
de chaque région puisse avoir le caractère d'un contrat entre celle-ci et
l'ensemble des autres, un contrat basé sur le principe "aide-toi et la
Communauté t'aidera".

6. L'agriculture
wallonne et l'Europe
La politique agricole
commune, qui doit être réformée, pose un problème doublement grave à la
Wallonie. D'abord, parce que l'économie agraire de notre région est axée sur les
"quatre classiques" (froment, betterave sucrière, vache et orge) et qu'elle
possède sensiblement moins que la Flandre et les Pays-Bas les atouts d'une
diversification vers les produits de l'horticulture et du petit élevage. Or, ce
sont les grandes cultures classiques qui sont productrices d'excédents et l'une
d'elles, la betterave sucrière est de surcroît menacée dans son marché de masse,
le sucre, par des nouveaux édulcorants naturels et artificiels.
Aussi grave est la
situation qui naît de ce que le Ministère de l'Agriculture du pouvoir central
belge, dominé par les intérêts flamands, s'interpose entre la CEE (où
s'élaborent les décisions) et l'agriculture wallonne (où il les applique à sa
manière!).
Il importera donc, bien
avant l'an 2000, que la Région wallonne conquière le droit d'accès direct à la
CEE et, à cet effet, que l'agriculture soit jointe aux matières régionalisées.
Comme la Flandre demande avec insistance la communautarisation de l'éducation,
un donnant-donnant n'est pas exclu. L'enjeu en est urgent et gravissime. La
classe politique wallonne ne peut pas manquer le rendez-vous du prochain round
communautaire. L'accès direct de la Région à la CEE devrait d'ailleurs être
conquis simultanément pour les autres politiques communes liées au développement
régional: la politique régionale, bien sûr, mais aussi la politique
industrielle, la politique de l'environnement, la politique de l'énergie (et
pour la recherche-développement qui se rapporte à ces matières).
Revenant à l'agriculture,
un combat politique pour la préservation de ce qui peut être conservé de la PAC
se jouera en Europe à brève échéance. D'un côté, il y aura les éleveurs
industriels de Grande-Bretagne, de Hollande, du Danemark ou de Flandre qui
pratiquent l'élevage bovin hors sol au moyen de maïs et de soja américain et de
manioc de Thaïlande ou d'ailleurs. De l'autre côté, il y aura la défense de
l'agriculture familiale pratiquant l'élevage sur pâtures et produisant sur le
sol européen la plus grande partie des plantes fourragères nécessaires à ses
étables.
La constitution actuelle
d'excédents provient de ce que la CEE a trop bien réussi à réaliser son
autosuffisance alimentaire après la Seconde Guerre mondiale et de ce qu'elle n'a
pas trouvé encore la force politique d'amener à plus de réalisme ses anciens
fournisseurs américains ou néo-zélandais. Ceux-ci exigent et obtiennent le
maintien des facilités d'entrée, pour des quantités énormes d'oléagineux, de
céréales fourragères, de viande, de produits laitiers et d'oeufs. Les rendements
agricoles ayant pratiquement doublé en moyenne depuis 1945, les 330 millions
d'Européens ne sont plus capables de manger toute la production de leur sol,
plus toute l'importation ainsi maintenue.
Un argument de poids dans
le débat sera sans doute que la prudente commande de ne pas détruire un
potentiel de production existant dans d'innombrables villages et sur des
millions d'hectares de terres de culture qui seraient menacées d'abandon
irréversible en cas de retour aux lois du marché. Ce potentiel peut redevenir
non seulement utile mais même nécessaire entre 2010 et 2025, c'est-à-dire au
moment prévu de l'explosion démographique maximale du tiers-monde; il le sera
si, comme on doit le craindre, de nombreux pays du sud sont pris de vitesse par
la croissance du nombre de bouches à nourrir et s'ils n'ont pas développé leur
agriculture locale au rythme voulu.
Une tendance,
probablement irréversible d'ici l'an 2000, conduit à abaisser les prix
intérieurs garantis (pour les rapprocher des prix mondiaux actuellement
déprimés) et à accorder en compensation un soutien direct aux exploitations que,
pour des raisons sociales ou de prudence, il est souhaitable de maintenir dans
la communauté. Peut-être sera-t-il possible de lier ce soutien, en ce qui
concerne l'élevage bovin notamment, à la production sur place de la nourriture
du bétail et à restreindre ainsi l'absurde élevage hors sol qui constitue une
menace directe pour l'agriculture wallonne. Mais rien de tout cela ne
s'obtiendra sans combat politique et sans un sentiment européen plus fort
qu'aujourd'hui.

7. Conclusions
Il n'y a pas une très
haute probabilité que la Wallonie termine le siècle dans la gloire d'une
prospérité reconstruite, d'une reconversion entièrement réussie. Comme la
Lorraine et le Nord-Pas-de-Calais, comme les Midlands et le Nord de
l'Angleterre, elle mettra du temps à se remettre d'une crise structurelle vécue
en dépression depuis treize ans déjà. Si l'Europe toute entière sortait du
sous-emploi vers 1990 - et dans cette hypothèse seulement - la Wallonie serait à
nouveau soutenue par la demande des autres régions d'Europe et elle pourrait
s'atteler à sa propre reconstruction avec une toute autre fécondité. alors
peut-être, en l'an 2000, la crise de l'acier et la désindustrialisation des
vieux bassins ne seraient plus qu'un mauvais souvenir. Si par contre la
croissance européenne s'éternisait au taux insuffisant de 2% en moyenne (ce qui
veut dire moins encore dans les régions à problèmes) le délabrement social et
physique de notre région ne serait pas enrayé et, dans une Europe où tous les
rapports sociaux se seraient durcis, la Wallonie resterait l'un des points noirs
de la carte (si pas un point chaud) et cela malgré tous les efforts de ses
entreprises et de ses dirigeants politiques, indûment contrariés par un contexte
quasi dépressif. Certaines parties de la Wallonie, comme le Brabant wallon, le
Nord Hainaut et le Namurois pourraient sans doute trouver, dans la mouvance
européenne de Bruxelles, une économie tertiaire ou quaternaire comparable à
celle de la ceinture verte de Londres. Mais il est beaucoup moins probable que
des centres aussi peuplés que Liège et Charleroi pourraient, dans une Europe
déprimée, trouver un nouveau destin industriel à la mesure de leur prospérité
perdue, et que les régions rurales du sud du sillon pourraient éviter de se
dépeupler. Heureusement, le combat politique pour une autre Europe est à peine
commencé. Les citadelles conservatrices de Londres et de Munich n'ont pas encore
scellé notre destin dans un projet de fin de siècle frileux, restrictionniste,
monétariste et rentier. Les régions affaiblies d'Europe peuvent encore redresser
la tête et s'allier aux pays sous-industrialisés du sud et de la façade
atlantique pour exiger une politique de croissance forte, de taux d'intérêt bas
et de solidarité interrégionale active. Leur arme principale n'est-elle pas de
négocier ce virement de bord en contrepartie de l'acceptation du grand marché
unifié?
La Wallonie doit prendre
une part active dans ce combat et même oser s'y mettre en avant car elle n'a
plus de gouvernement national pour protéger ses intérêts. Si le Nord de
l'Angleterre et le Nord de la France peuvent encore se bercer de l'illusion
qu'une solidarité nationale viendra secourir leur détresse, cette illusion est
morte en Wallonie. Celle-ci ne peut donc compter que sur elle-même et sur
l'Europe. Pour pouvoir compter sur elle-même, elle devra d'abord arracher des
compétences et des moyens élargis à un gouvernement national qui ne les lâche
pas volontiers Pour pouvoir compter sur l'Europe, elle soit se joindre à
l'action de toutes les forces qui veulent faire de celle-ci une vraie communauté
économique, maîtresse de sa monnaie et de ses grands équilibres et disposant de
moyens pour aider les régions à se reconvertir. Il est vital pour elle de
triompher avec ces forces de progrès sur le thème de la solidarité.
Les deux ambitions
apparaîtront inséparables. L'approfondissement de la régionalisation des
compétences et des budgets apportera au Conseil régional des "pouvoirs" dont
dispose aujourd'hui le gouvernement national et dont on sait, depuis Mauroy et
Fabius, depuis Thatcher et Chirac, qu'ils sont impuissants à ramener l'emploi et
la prospérité, tant ils sont assortis de contraintes externes. La
régionalisation sera donc nécessairement décevante si elle n'est pas
contemporaine d'une structuration de l'Union européenne autour d'une politique
de relance.
Il faut être un espace
solidaire de 330 millions de personnes pour sortir ensemble de la dépression en
retrouvant le tonus de croissance. Mais il faut aussi que chacune des cent
régions d'Europe (au niveau moyen de leurs 2 à 6 millions d'habitants) soit sur
le terrain l'exécutant de son propre redressement, car si le tonus de l'ensemble
est nécessaire au succès de chacun, le tonus ne réalise rien par lui-même. D'où
l'importance de la liaison directe, opérationnelle et libre d'interférence à
établir entre la Wallonie et l'Europe.
Ces ambitions sont-elles
démesurées? Rien de ce qui précède n'est gagné d'avance, c'est certain. Mais
rien non plus n'est impossible, ni d'avance perdu. Ce serait en tous cas une
faute de considérer que les blocages européens et belges propres à la période
1980-87 sont éternels.
(Octobre 1987)
Notes
(1)
La consommation de pétrole des pays industrialisés, par unité de produit, a
baissé de plus d'un tiers en douze ans.
(2) Même lorsqu'elles sont involontaires, les dévaluations
désorganisent le commerce et frustrent les industriels du fruit de leurs
efforts. Il ne peut y avoir de marché unifié sans stabilité des changes.
(3) Car les avoirs et les apports des douze fondateurs
seraient alors évalués de façon définitive et dans une seule monnaie (l'écu) le
jour de la réforme, ce qui évitera de prévoir des clauses compliquées pour une
séparation éventuelle ultérieure. On se souviendra que, dans le SME, une partie
des réserves de devises n'a pu être mise en commun qu'avec des clauses de retour
qui annulent en pratique la mesure décidée. On pourrait même confier à la
structure à naître (l'association des banquiers centraux eux-mêmes) un rôle
important dans l'harmonisation des politiques financières nationales et réduire
d'autant l'interven tion du Conseil des ministres. Le passage du règne de la
responsabilité nationale (aux effets globalement négatifs) à celui de la
solidarité européenne (aux effets globalement positifs) serait sans doute assuré
dans de meilleures conditions si le sort de l'écu était confié aux banquiers
centraux, moyennant une définition précise des objectifs de l'opération, bien
entendu. Mais ceux-ci en voudraient-ils?

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