La santé, préoccupation
intégrée
Docteur
Emile MINTIENS
Médecin Inspecteur
Chef de Service au Ministère de la Santé publique
Dans les
analyses prostectives, pour éviter autant que ce peut les
improvisations intégrales, il y a intérêt d'une part de coller aux
tendances les plus récentes des domaines étudiés, d'autre part à
intégrer au maximum les composantes susceptibles d'influencer ce
secteur.
La présente analyse,
forcément succincte en raison du cadre très large dans lequel elle s'inscrit, se
fonde sur les conclusions publiées en 1987 du "Steering Comittee on future
Health Senario". Ce groupe de travail a été fondé en Hollande en 1983 en vue
d'aider à la programmation des politiques en matière de santé. Il s'inspire
lui-même des techniques d'analyses prospectives développées dans l'Etat de
Californie, aux USA, depuis 1950 par la "Rand Corporation" dans le domaine des
stratégies militaires, et ultérieurement, aux Pays-Bas, dans ceux du
développement urbain et régional, et de politique énergétique.
Cette analyse sacrifie
délibérément de nombreux domaines susceptibles d'influencer le profil de la
distribution des soins de l'an 2000 pour permettre d'illustrer le propos et de
le rendre plus clair.
D'ailleurs, le "Steerling
Comittee on future health scénario" travaille de manière continue et n'a encore
publié que quelques-unes des analyses qu'il s'est proposé de faire.
Les études déjà parues
portent sur:
-
les évolutions de la
population et des principales demandes de soins;
-
les maladies
cardio-vasculaires;
-
les styles de vie;
-
les cancers;
-
la technologie
médicale, y compris la place de l'hôpital.

Population
Comme chacun sait, un
plus grand nombre de personnes atteignent des âges fort avancés. Mais on
n'attend pas un progrès médical majeur susceptible d'entraîner une augmentation
significative de l'espérance de vie à la naissance. La différence entre la
survie moyenne, supérieure des femmes et inférieure des hommes, va diminuer. La
mortalité globale de la population va croître en raison de ce même
vieillissement de la population. Le niveau de développement intellectuel de
cette population âgée va également croître. Il y aura un plus grand nombre de
solitaires et 25% de la population restera sans enfant.
Résultat de cette
tendance, il y aura deux groupes de conséquences:
-
le nombre de
personnes atteintes de maladies dégénératives ainsi que le nombre
d'invalides et de moins valides va croître de manière significative;
-
la demande de soins
va croître proportionnellement. Mais celle-ci se fera hors des
établissements de soins en dépit de l'offre existante et de la plus grande
solitude des individus. D'autres idées feront une percée et influenceront
probablement des esprits; une plus grande complaisance de la population
vis-à-vis de l'euthanasie, l'aspiration des individus à mourir dans la
dignité.
Maladies
cardio-vasculaires
Les décès par maladies
cardio-vasculaires vont continuer à diminuer légèrement jusqu'à la fin de ce
siècle. Les stratégies coûteuses et les traitements lourds des affections
cardiaques seront plus nettement mis en opposition par rapport aux stratégies de
changement de style de vie et de prévention générale. Cependant, en raison du
vieillissement de la population, le nombre de personnes atteintes ne diminuera
pas beaucoup.
Pathologie cancéreuse
Pour la même raison, la
pathologie cancéreuse conservera une place prédominante. Elle croîtra même de 1
à 2 % par an. Les mesures préventives prises dans l'environnement et vis-à-vis
des modes de vie n'auront d'effet spectaculaire qu'après l'an 2000. Cependant,
le nombre de personnes guéries ou sous traitement augmentera très sensiblement.
Styles de vie
Le domaine des styles de
vie a été le plus difficile à cerner. Si la notion de la nocivité du tabac, de
l'alcool et de certaines habitudes alimentaires se développe, il est extrêmement
difficile de prédire si cette prise de conscience sera suivie de changements
comportementaux suffisants pour aboutir à des infléchissements dans les courbes
de morbidité et de mortalité.
Technologies médicales
Pour ce qui concerne la
technologie médicale, les études se fondent sur des enquêtes conduites aux USA
par "l'Office of Technology Assesment" et en Europe par l'"Organisation mondiale
de la Santé". Dans les grandes lignes, il en ressort que de nombreux
perfectionnements aboutiront à une automation dans beaucoup de domaines, rendant
les techniques plus performantes, plus rapides et plus économiques. Cependant,
plusieurs années encore, l'utilisation des anciennes techniques diagnostiques
s'ajoutera à celles des nouvelles; ce qui aboutira à rendre coûteux ce secteur
d'activités. Par ailleurs, comme il l'a été dit plus haut, la demande de soins
se fera surtout hors des secteurs hospitaliers, ce qui accentuera la
désaffection des hôpitaux dont on sent déjà les premiers effets.

Accidents
Les accidents
continueront à frapper en fonction de catégories d'âge spécifiques. En
conséquence, les chiffres démographiques influenceront les chiffres d'accidents.
Les accidents à domicile frappent et frapperont surtout les enfants jeunes et
les personnes âgées, en rapport avec le nombre de plus en plus grand de produits
et d'appareils nouveaux utilisés à demeure. Les accidents de travail frappent et
frapperont encore les personnes d'âge mûr. Les accidents de la route, bien qu'en
diminution relative, resteront influencés par les âges des conducteurs. Il
semble que ce sont surtout les mesures tendant à diminuer la gravité des
accidents et à apporter des soins intensifs au niveau des secours et de la
rééducation qui apporteront des progrès. Un plus grand mystère plane sur les
interrelations entre le travail, l'environnement et la santé mentale sur la
santé en général. Des enquêtes spécifiques sont nécessaires.
En fait, on vit déjà le
futur immédiat. Les 20 années à venir ne verront sans doute pas de faits
nouveaux susceptibles de bouleverser grandement les tendances déjà perçues
actuellement. On se familiarisera avec quelques idées encore perçues comme
dérangeantes. Un plus grand nombre de personnes âgées veulent prolonger la
période active de la vie. Un plus grand nombre de personnes handicapées veulent
mener sa vie dans la cité et s'en donnent les moyens. La population apprend à
vivre avec ses affections chroniques et dégénératives. Les notions d'euthanasie
et de "mort dans la dignité" font leur chemin. L'évolution va vers la
responsabilisation individuelle encore appelée "réappropriation de la santé"
selon le thème consacré par Yvan ILYTCH et autrefois considéré comme subversif,
ou encore "l'éducation de la santé" discipline si souvent évoquée et si
parcimonieusement soutenue.
Ces conclusions ont
plusieurs enseignements:
1. Ce n'est pas par
hasard que les maladies cardio-vasculaires, les cancers et les styles de vie
sont les premiers sujets à avoir été abordés dans une telle étude. Il s'agit des
principales causes de maladies, d'invalidité et de décès des personnes âgées.
Les styles de vie sont intimement mêlés à cette pathologie, ainsi d'ailleurs
qu'aux morts violentes (accidents, empoisonnements, intoxications, suicides) qui
arrivent en troisième position dans les causes des décès. Plus que jamais, les
gens vieilliront en fonction de ce que leur vie aura été. Cette idée pénètrera
les esprits et chacun l'intégrera plus ou moins bien en fonction de sa
motivation, de ses capacités intellectuelles et de son niveau d'éducation. Les
facteurs éducatifs seront plus déterminants encore dans le pronostic de vie que
les services de santé et l'infrastructure destinée aux soins. Il est donc
également possible que l'écart entre les meilleures réussites et les plus grands
échecs se creusera. Ceux qui auront eu la chance de naître dans un milieu
socio-économique favorable auront l'occasion de recevoir une éducation
appropriée, de prendre l'habitude de manger une nourriture équilibrée, de
pratiquer régulièrement un sport, d'avoir des loisirs actifs et un travail
motivant. Ceux-là auront une certaine prise sur les facteurs environnementaux de
la maladie et des décès prématurés. Inversement, ceux qui naîtront dans un
milieu sans éducation seront moins bien armés pour lutter contre la
prédestination et les cercles vicieux auxquels la pauvreté les expose. La santé
sera donc bien une préoccupation individuelle omniprésente et intégrée à la vie
quotidienne, mais plus détachée des services de santé qu'elle ne l'aura été dans
le passé. Si les responsables politiques ne s'accordent pas sur une démarche
promotionnelle de prévention primaire allant jusqu'à la prévention de la misère,
en particulier vis-à-vis des groupes à risques, il est probable que la société
sera astreinte à traîner le boulet d'un Quart-Monde toujours plus important et
plus lourd à soutenir; cette victime de l'inadaptation éducative, la marginalité
culturelle et le calage économique.
2. Le second enseignement
pour l'avenir immédiat est celui que nous offre le processus expérimental
lui-même. Les enjeux économiques d'une politique de santé ont paru suffisamment
importants à un pays proche du nôtre par sa population, son organisation et ses
conditions socio-économiques pour justifier les investissements nécessaires à ce
genre d'enquête. Pas plus dans notre communauté que dans notre pays, il n'existe
d'instrument de structure susceptible d'éclairer notre marche vers le futur et
de nous aider dans le choix des investissements nouveaux. A ce propos, inutile
de jeter la pierre à l'un ou à l'autre, à l'organisation actuelle ou passée de
notre pays. Gouverner à l'estime et sans perspective au-delà des quatre ans de
la législature traditionnelle est dans les habitudes. La communautarisation
et/ou la régionalisation auraient pu cependant permettre de rompre avec les
traditions, et auraient dû être l'occasion de réfléchir et de construire
autrement.
Mais la plus grande
surprise est que ni "Le meilleur des mondes" de Aldous HUXLEY, ni "1984"
de ORWELL, ni même les "Illusions de prévention" de Norbert BEN SAID
n'auront préfiguré l'an 2000. Ces documents ont-ils conjuré le sort? Les dangers
évoqués dans ces ouvrages étaient-ils réels? La planification et les jeux de
simulation réduisent simplement la marche d'incertitude. Comme pour la
météorologie, les prévisions économiques sont d'autant plus fidèles qu'elles
portent sur des délais courts. Comme pour ces domaines, l'imprévisible est
possible. La survenue d'une épidémie nouvelle en 1980 dont le monde entier a
appris l'existence en quelques années en est la meilleure illustration. Mais
l'aléatoire véritable doit-il faire renoncer à se doter des instruments
nécessaires à mieux cerner les marges des incertitudes. Quand donc la
planification et la programmation feront-elles moins peur que l'ignorance
absolue du futur? Un société de l'an 2000 peut-elle encore avancer sans éclairer
au moins les prochains pas de son développement?

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