Le semis de l'habitat,
éclaté ou recentré ?
Jacqueline
MILLER
Professeur à l'ULB - Institut
de Sociologie
L'Institut
Jules Destrée a publié un petit texte ci-après, en 1979, dans son
ouvrage collectif "L'avenir culturel de la Communauté française".
Aujourd'hui, avec le recul, je ne vois qu'une nuance à y apporter,
c'est que ce qui pouvait apparaître il y a quelques années comme une
opinion marginale tend peu à peu à devenir la norme. La norme dans
les esprits tout au moins - mais trop rarement encore sur le
terrain, lorsque et là où les décisions concrètes d'aménagement se
prennent.
On rencontre ici un
exemple caractéristique de cet "effet retard", de ce décalage dans le temps qui
apparaît toujours entre l'émergence d'un système de valeurs, puis sa
banalisation, puis sa traduction en lois et règlements, puis sa généralisation
sur le terrain. L'ensemble du processus peut prendre une génération...
Dans le domaine de
l'urbanisme et de l'aménagement du territoire, nous en sommes, me semble-t-il, à
la phase de banalisation des idées qui sont apparues dans les années 1970. Or en
cette matière particulièrement, qui détermine le construit, l'espace façonné, il
faut compter avec l'effet d'inertie des coups partis: l'impact de la loi sur la
réalité - c'est-à-dire les résultats concrets d'une politique donnée - sera long
à se faire sentir; mais ses effets se prolongeront par contre, bien au-delà des
impulsions qui lui ont donné naissance, et même à l'encontre d'autres impulsions
nouvelles, voire contradictoires, que le pouvoir politique (ou les agents
économiques) s'efforcerait de communiquer à la société.
A quelque chose, malheur
est bon: la crise des finances publiques, en renvoyant à plus tard certains
projets grandioses, a parfois permis - voire favorisé - le mûrissement des
esprits, et nous a évité quelques "grands travaux inutiles". Mais pas tous... Et
surtout, bon nombre de projets demeurent dans les cartons, nichés dans les
multiples foyers de conservatisme administratif ou de rigidité sociale que
recèle inévitablement un vieux pays tel que le nôtre.
C'est pourquoi, il n'est
peut-être pas inutile, en 1987, de rappeler une fois encore certaines idées
banales... Il parait que "l'Histoire ne se répète pas, elle bégaie". Plutôt que
de courir le risque de bégayer, je préfère évidemment me répéter, tout
simplement.
Mais en appelant à la
barre un témoin, arrivé en dernière minute d'un pays ami et voisin: "Nous
n'aurons rien fait si nous n'avons pas créé dans les dix années à venir les
bases de la civilisation urbaine. Si nous n'avons pas l'ensemble des
infrastructures et finalement l'organisation de la ville faite de telle sorte
que celui qui doit y vivre, y trouve un peu plus de chance, d'équilibre, de
confort et de communication, alors nous aurons manqué en cette fin de siècle au
devoir qui nous incombe et hors duquel la France du 21ème siècle se traînera
sans avoir une véritable capacité de promouvoir une société d'échange et de
liberté." - François Mitterrand.

La ville: une prise de
conscience culturelle
"D'ores et déjà,
écrivait un expert à la fin des années soixante, la ville compacte et fermée est
en voie de disparition..."
Sans doute
allons-nous vers un tissu de peuplement "rurbain"
(1). Avec de
vastes zones résidentielles semi-campagnardes, piquetées, tachetées, marbrées,
zébrées de cités et de centres administratifs...
La ville tend à
disparaître: si l'on nous permet une comparaison osée, le peuplement de
l'avenir sera comme une tranche de cake, lardée de morceaux de fruits confits
multicolores... Il faut que nos enfants puissent vivre dans des homes
confortables, isolés, et puissent aller rapidement dans les différents centres
de travail, de commerce, de culture..."
(2)
Ce texte n'a que 10 ans,
mais il est difficile de trouver en aussi peu de temps un changement plus
complet de la sensibilité collective: le "rêve américain" des années soixante,
voué au culte d'une mobilité sans cesse accrue sur un territoire sans cesse
distendu, cette volonté de confondre la ville et la campagne en un espace
indifférencié, suréquipé, surasphalté, ce discours "anti-ville" dont on constate
aujourd'hui les retombées désastreuses dans toutes nos régions, il est certain
que pour la majorité d'entre nous, très consciemment ou inconsciemment, nous
n'en voulons plus.
Tout bien pesé, nous
n'avons pas la vocation du fruit confit dans une tranche de cake...
Mais c'est maintenant que
l'éclatement non maîtrisé de nos villes sort réellement ses effets et
qu'apparaît, dans toutes ses dimensions, la perte sociale, culturelle, et même
économique entrainée par la double erreur de société initiale: culte de la
mobilité + idéologie du gaspillage.
Et c'est maintenant -
maintenant seulement - que l'on prend conscience de ce que représente le modèle
de la ville européenne: on découvre que son caractère habitable, ses dimensions
et sa morphologie répondent parfaitement aux exigences les plus progressistes de
l'homme contemporain; et l'on arrive à ce stade où le bourgmestre d'une de nos
villes wallonnes, présidant au lancement d'une opération de rénovation, s'écrie
tout à coup: "Il faut tout mettre en oeuvre pour freiner l'exode des
populations citadines vers le milieu rural..." Alors la boucle est bouclée.
Nous en sommes là.

1. Le lieu de la plus
forte concentration d'énergie et de culture...
La ville, telle qu'elle
se révèle dans l'histoire, est d'abord, selon la définition de Lewis Mumford, "le
lieu de la plus forte concentration d'énergie et de culture d'une communauté":
le lieu où se forge et se concrétise son projet collectif, et où s'enracine sa
mémoire.
Mais du point de vue
individuel du citoyen, la ville est encore autre chose: un milieu organisé pour
socialiser les hommes mais aussi - et simultanément - le seul qui autorise la
transgression, et donc l'apprentissage de la liberté. Double propriété à
première vue contradictoire, qui s'explique par le fait que l'espace urbain, et
lui seul, permet à chacun la fréquentation dénuée de contraintes de ses
concitoyens.
Il faut s'interroger sur
l'usage que le citadin fait de l'espace urbain, et se souvenir de ce qui
constitue le caractère essentiel de cet espace, à savoir:
- la continuité du tissu
bâti,
- la concentration des fonctions,
- la complexité des structures spatiales et sociales qui l'animent.
C'est, semble-t-il, cet
usage intensif de l'espace qui autorise un réseau de relations très denses,
reliant fortement les individus les uns aux autres - c'est-à-dire produisant une
"culture" - en même temps qu'il garantit l'épanouissement de la liberté
personnelle et permet l'expression des conflits.

2. Dans une ville sans
histoire, un citoyen sans identité.
Cet outil social
fabuleux, mis au point par les hommes pour leur progrès et leur satisfaction,
les Wallons et des Bruxellois découvrent aujourd'hui, en même temps que tant
d'autres Européens, qu'il est bien mal en point.
A l'éclatement vers la
périphérie a correspondu, partout en Europe, le dépeuplement, la stratification
et le déclin du centre urbain. En une ou deux générations, l'application
capitaliste de la théorie des pôles de croissance (c'est-à-dire dans son
expression concrète: l'urbanisme des tours, des quartiers d'affaires et des
autoroutes de "pénétration") a supprimé l'épaisseur et l'ambivalence qui
faisaient tout le prix de la ville. Ce qui était valeur d'usage, réalité
collective, a tendu à ne plus exister que par sa valeur d'échange
(3) et la ville
elle-même s'est réduite progressivement à l'état de marchandise.
Dans toutes les grandes
villes européennes, le conflit pour l'appropriation du sol a mis aux prises des
"fonctions fortes", principalement les grandes activités tertiaires
(administrations, banques, grandes compagnies...) accompagnées des besoins de
circulation qu'elles induisent, et des "fonctions faibles": le logement, la
boutique, les métiers traditionnels, la petite industrie, c'est-à-dire tout ce
qui constituait le tissu vivant de la ville.
Partout les plus faibles
ont été dépossédés de leur territoire, expulsés vers les périphéries ou
simplement éliminés, selon les cas, selon les régions, selon la protection plus
ou moins assurée qu'offrait la législation; et selon le rapport de forces qui
s'établissait entre l'intérêt collectif des citadins et les objectifs
économiques du secteur privé.
Dans cette aventure, les
ruptures du tissu bâti et la ségrégation des fonctions (zone de travail, zone
d'habitat, zone de loisirs...), ont annulé les caractères anciens de continuité
et de concentration de la ville; l'oeuvre de "modernisation" a traqué les
repères visuels, les bâtiments et les cheminements du passé. Il en est
généralement résulté un espace urbain chaotique et interchangeable, qui engendre
l'insécurité et réduit considérablement la capacité d'intégration sociale et
culturelle de la ville.
"Dans une ville sans
histoire, un citoyen sans identité..." proclame aujourd'hui le Conseil de
l'Europe en prônant - un peu tard - la nécessité de la "conservation
intégrée"...

3. Bruxelles: la
naissance de la contestation urbaine.
Dans notre pays, c'est
évidemment à Bruxelles que le processus de destruction du milieu urbain est allé
le plus loin. Siège des prestigieuses institutions européennes, la ville a été
livrée en peu d'années à une course au profil sans exemple ailleurs: "Celui
qui désire analyser la relation existant entre la détérioration du cadre de vie
urbain et le fonctionnement peu démocratique d'une société tourne tout
naturellement son regard vers Bruxelles", constatait, il y a plusieurs
années déjà, un observateur voisin
(4): "Dans
cette ville, une politique d'urbanisation technocratique a conduit au
dépeuplement des quartiers du centre, à une perte d'identité et de mémoire, à un
univers unidimensionnel de bureaux, et à des possibilités de profit illimitées
pour les puissants groupes financiers ..."
Aux yeux des Wallons (et
des Flamands), Bruxelles est devenue par excellence le lieu du travail, système
univoque que l'on fuit à la hâte dans les embouteillages de cinq heures du soir
et que l'on abandonne alors à ceux qui n'ont pas les moyens de fuir: les plus
vieux, les plus pauvres, les plus récemment immigrés.
Au cours des dernières
années, près de 20.000 habitants ont quitté Bruxelles annuellement pour aller
s'établir "au vert" - dans la périphérie et en Brabant wallon le plus souvent -
tout en conservant leur travail dans l'agglomération. Pourtant, les Bruxellois
n'ont pas tous laissé tomber les bras: la capitale est aussi devenue "la ville
aux cent comités de quartier", et l'une de celles où la population a poussé le
plus loin la volonté de résistance aux mécanismes de destruction de son
environnement.

4. En Wallonie: trois problèmes spécifiques.
En Wallonie, la question
urbaine a été portée moins souvent et moins brutalement sur la place publique.
Ce qui explique sans doute pourquoi les Wallons qui recensent aujourd'hui avec
minutie leurs dernières richesses naturelles: l'eau, la forêt, l'espace
rural,... et ne sont pas encore tous pleinement convaincus que leur patrimoine
urbain doit être dénombré, lui aussi, au premier rang de ces richesses menacées
et irremplaçables.
Très sommairement, on
peut dire que la problématique des villes wallonnes revêt trois aspects
particuliers:
-
la fragilité de
l'ensemble du maillage urbain,
-
la fragilité interne
de chaque ville, aggravée par l'ampleur du lotissement des espaces ruraux,
-
le problème
spécifique de l'"urbanisation inachevée" propre aux agglomérations de
l'ancien sillon industriel et minier.
Dans la mesure où ces
trois aspects complémentaires de la réalité wallonne ne sont pas souvent évoqués
ensemble, en dehors des cercles de spécialistes, on a choisi de s'y attarder un
instant.
4.1. Un réseau aux
mailles fragiles.
La fragilité de
l'ensemble du système urbain wallon trouve son origine au siècle passé. En
cause: le type d'industrialisation lourde et rapide du sillon, qui n'a pas
respecté l'ancienne hiérarchie des villes et n'est pas arrivé à lui en
substituer réellement une autre.
C'est en Hainaut que les
pressions sur le maillage pré-existant ont eu les conséquences les plus nettes:
la fonction urbaine y a été répartie au cours du 19ème siècle entre de
nombreuses localités, villes historiques anciennes et prestigieuses comme Mons
et Tournai, ou jeunes agglomérations industrielles en forte croissance comme
Charleroi, La Louvière, Mouscron, en sorte que la dynamique urbaine n'a pu jouer
à plein nulle part: les villes se sont parfois gênées mutuellement à des moments
clés de leur développement, au point qu'aujourd'hui encore l'ensemble du Hainaut
souffre à la fois d'un excès et d'une insuffisance de son potentiel urbain.
La situation est
meilleure du côté des villes mosanes et dans la province de Liège où
l'industrialisation a mieux respecté la trame préexistante, renforçant le rôle
de Liège et mettant en valeur un réseau de villes bien réparti à travers la
région: Namur, Huy, Verviers principalement.
Au sud du sillon
Sambre-et-Meuse, le réseau urbain devient extrêmement ténu: par endroit, on peut
dire qu'il n'apparait plus qu'en filigrane: une population clairsemée sur un
territoire très vaste, le très petit nombre de possibilité de développement
local, ont limité la croissance des villes et handicapent aujourd'hui encore
leur capacité à remplir efficacement leur fonction de pôle de services pour la
société rurale qu'elles desservent. Seule Arlon a disposé d'assez de ressources
économiques et administratives pour atteindre un certain seuil urbain.
Cette situation s'est
encore accentuée suite au mouvement de remontée de la population vers le nord
qui s'est dessiné en Wallonie dès de début des années soixante, à la suite de la
crise charbonnière et de la dégradation du tissu industriel: la population a
tendu à privilégier les zones d'habitat les mieux placées par rapport aux
centres d'emploi, c'est-à-dire principalement les communes situées entre le
sillon industriel et l'agglomération bruxelloise.
Le sous-développement
relatif et surtout la disparité d'un système urbain qui, hormis Liège et
Charleroi, ne compte pas de grande agglomération, a souvent été considéré par
les urbanistes et les géographes comme un obstacle fondamental au développement
régional (5).
Paradoxalement, ce "retard" pourrait aujourd'hui tourner à l'avantage de la
Wallonie, maintenant que l'on se rend mieux compte que la taille n'est pas un
objectif en soi, et que l'on voit les grandes métropoles en butte à des
difficultés de planification, de financement et de gestion quasi insurmontables
(que l'on se souvienne de la "faillite" de la ville de New-York...).
A mesure que notre modèle
de développement évolue progressivement du quantitatif vers le qualitatif, on
perçoit mieux que la valeur réelle d'une ville - tant sociale qu'économique -
tient plus à la diversité de ses fonctions et à la qualité de son insertion dans
l'espace qui l'entoure, qu'à ses dimensions. Et l'on constate simultanément que
les villes moyennes, de la taille de Namur, par exemple, se sont révélées, dans
les difficultés des années récentes, beaucoup plus "résistantes" que les grandes
entités.
De Verviers et Malmédy à
Comines et Mouscron, de Nivelles à Arlon, les villes, petites et moyennes, qui
forment l'ossature de la Wallonie, appuyées sur le potentiel économique
impressionnant que recèlent encore les pôles de Liège et Charleroi, dessinent
une sorte de toile d'araignée à la trame irrégulière, certes légère et fragile,
mais probablement plus solide qu'il n'y parait. Chacune des villes qui la
composent est un maillon de base sur lequel la Wallonie peut prendre appui:
chacune est unique de par sa structure, ses traditions, son économie interne,
ses citoyens. L'ensemble constitue un patrimoine collectif parfaitement
irremplaçable.

4.2. Recentrer la ville
sur elle-même.
Ce patrimoine n'est
pourtant pas à l'abri des agressions, car le raz-de-marée qui a détruit tant de
cités européennes n'a pas ignoré la région. Si le faible poids économique des
villes wallonnes leur a épargné bien des mésaventures du type "World Trade
Centre", il ne les a pas toujours protégées contre la tentation du gigantisme
ni, pour les plus importantes d'entre elles, contre les séductions d'une
politique de grands travaux.
Et cela, malgré tous ceux
qui ont dénoncé, inlassablement, l'erreur qui consiste à vouloir "épargner du
temps en gaspillant l'espace":
" Il existe une méthode efficace pour détruire l'âme d'une ville, disait à
ce propos Lewis Mumford: la construction d'une autoroute qui enfoncera
profondément ses pistes au coeur de la cité. Une fonction toute secondaire de la
ville deviendra alors son unique raison d'être - ou plutôt la triomphante excuse
de sa non-existence... Comme les gratte-ciel, ces autoroutes seront conçues et
exécutées avec la plus parfaite maîtrise technique, ainsi qu'avec la plus
remarquable incompétence dans le domaine social et une ignorance affligeante de
tout impératif culturel".
(6)
A Charleroi, les jeux
sont faits. A Liège, il reste encore des décisions en suspens.
D'une manière plus
fondamentale, antérieure aux options d'aménagement des dernières années,la
fragilité intrinsèque de la majorité des villes wallonnes tient surtout à la
faible densité de leur peuplement et de leur structure bâtie. A la seule
exception de Liège, Verviers, Namur et Mouscron, les autres villes régionales
atteignent ou maintiennent difficilement un niveau d'occupation du sol
compatible avec l'organisation des fonctions urbaines. Recentrer les espaces,
recréer des villes denses, peuplées et animées, devrait être un des objectifs
prioritaires d'un programme wallon d'aménagement du territoire. Mais un tel
objectif est rendu à la fois plus urgent et plus difficile par les choix du
passé récent, qui ont déterminé l'exode actuel des habitants vers la périphérie.
La politique du logement
(et du logement social), la politique de l'emploi, les transports, les voies de
communication, la pratique foncière des communes, bref tous les instruments dont
les pouvoirs publics disposent pour orienter l'aménagement du territoire, ont
convergé vers un même résultat: le "desserrement" des villes, la prolifération
des zones suburbaines et la dispersion de l'habitat, qui a atteint en Wallonie
des proportions impressionnantes
(7). Quant aux
plans d'aménagement, et notamment aux projets de plans de secteur, ils ont trop
souvent légitimé une tendance qu'ils avaient pour mission d'endiguer, et que ne
justifie aucune croissance démographique.
(8)
Au lotissement de
l'espace rural répond aujourd'hui l'affaiblissement du milieu urbain: d'un côté,
l'arrivée des nouveaux habitants a déclenché une consommation de sol
incontrôlable, sous forme d'infrastructures et d'équipements qui existent déjà
en ville et doivent être financés une seconde fois par la collectivité; de
l'autre côté, la rentabilité, l'attractivité et la capacité de renouvellement
des services urbains, publics et privés, ne cessent de se détériorer.
Le conditionnement massif
qui tend à imposer à chacun le rêve du coin-de-terre-piscine-barbecue en
s'appuyant sur l'analogie "fuir la ville - fuir le boulot", dissimule ainsi le
fait fondamental: la ville et la campagne seront sauvées ou détruites ensemble,
car l'appropriation par les citadins de l'espace rural dégrade celui-ci plus
irrémédiablement encore qu'elle ne handicape les villes.

4.3. Un second visage
urbain: l'espace de l'industrie.
Il reste à évoquer les
problèmes propres aux agglomérations industrielles. Car la Wallonie présente
aujourd'hui deux visages urbains: le premier, auquel la mémoire renvoie
spontanément, est celui de la ville historique produite par une lente croissance
organique, au réseau de fines ruelles, aux belles maisons un peu délabrées.
L'autre visage est celui que l'industrialisation a conféré aux
villes-champignons du 19ème siècle, nées du charbon, de l'acier, du verre, et
aussi quoique sous une forme un peu différente, du textile.
Ce visage-là apparaît
tout d'abord comme un enchevêtrement peu lisible de terrils, de corons et
d'usines; on découvre ensuite un réseau de rues hésitant, parfois discontinu,
avec de larges zones vides, des pâtures, des vergers, insérés entre les
alignements de maisons qui ne mènent à aucun centre urbain.
On sent que ces quartiers
ne se sont pas développés régulièrement, selon un schéma radio-concentrique,
mais que leur croissance a essaimé dans toutes les directions sous la pression
de sollicitations contradictoires, à partir des points d'attraction que
constituaient les fabriques et les exploitations charbonnières.
Une simplification
largement abusive pourrait distinguer entre "villes bourgeoises" et "villes
ouvrières". En fait, ces deux aspects de la réalité wallonne coexistent parfois
dans un même site (à Verviers par exemple), même s'ils apparaissent plus souvent
dans les agglomérations différentes, notamment dans le Hainaut.
La difficulté essentielle
de la ville traditionnelle, c'est-à-dire la nécessité de ramener ou de renforcer
son potentiel d'habitants et d'activités économiques, se complique dans les
agglomérations industrielles par une seconde nécessité, celle d'achever une
urbanisation qui n'a en quelque sorte jamais été menée à bien. Pour ces villes,
à Charleroi, dans la région du Centre, dans le Borinage, les fusions de communes
sont peut-être la première vraie occasion de se chercher un centre de gravité,
de l'équiper et d'affirmer son caractère urbain.
Entreprise passionnante
et difficile qui commence évidemment par la reconquête des sites industriels et
miniers abandonnés au cours du "reflux" des dernières années et dont la
superficie, dans certaines communes, est parfois plus importante que le
territoire bâti. Sans rêver de transformer ces communes en villes
"traditionnelles", et en veillant à sauvegarder le caractère aéré, largement
ouvert sur la nature qui les caractérise - et qui plaît à leurs habitants - il
faudra revitaliser, restructurer et resserrer les vides générés par la
disparition des entreprises, qui morcellent le tissu en l'empêchant de prendre
corps.

5. Maîtriser les
problèmes urbains, resocialiser la ville.
Maîtriser les problèmes
urbains, c'est d'abord et avant tout parvenir à en situer concrètement les
enjeux économiques et sociaux, véritables déterminants des politiques
d'aménagement.
C'est ensuite chercher à
rendre à la ville son pouvoir potentiel d'éducation, d'intégration et de
solidarité: dans cette optique, le discours autogestionnaire n'est sans doute
pas utopique, mais il ne pourrait se concrétiser qu'à travers la participation
et la mobilisation permanente des habitants.
A ce niveau, on met
beaucoup d'espoir dans la rénovation urbaine. Depuis plusieurs années, des
budgets sont réservés (10 milliards prévus pour la Wallonie au Plan 1976-1980),
des commissions sont installées, des mesures administratives sont prises et les
communes élaborent des projets. Mais sur le terrain, les réalisations se
comptent encore sur les doigts d'une main et surtout, les habitants n'ont pas
souvent l'impression que ces choses les concernent.
C'est que la rénovation
urbaine ne peut être mise en oeuvre en-dehors d'un projet de développement
intégré (sauf à se transformer en une opération immobilière de prestige
municipal...). La rénovation urbaine en vérité, ce devrait être une politique
qui s'appuie fortement sur la volonté des citoyens pour "réaménager l'espace et
le temps de la vie sociale"; au risque d'entraîner une autre politique du
logement et de l'emploi, une autre perception des besoins de circulation, un
autre mode de gestion des centres urbains, basé sur une autre "culture de la
ville".
Enfin, cela devrait
impliquer aussi la volonté d'aborder de front, par les plans d'aménagement si ce
n'est fait par la loi, le problème du coût du sol et de son accaparement par les
agents économiques les plus puissants. Car il ne faut pas se leurrer: tant que
le sol sera traité comme une marchandise et soumis aux mêmes spéculations que le
sucre ou le cacao, bien des discours sur l'avenir de la ville resteront
illusoires....
Notes
(1)
rural-urbain.
(2)"Recherche sur le coût des concentrations urbaines"
par R. MOSSE, professeur à l'Université de Grenoble, 1969.
(3) cf. Henri LEFEBVRE, "Le droit à la ville"
(4) Wonen TABK, numéro spécial sur Bruxelles,
Amsterdam 8-1975).
(5) Cf. notamment les études de polarisation menées par J.
Sporck et les géographes de l'Université de Liège.
(6) "La cité à travers l'histoire", New York, 1961,
Paris, Ed. du Seuil, 1964.
(7) "Si l'on considère les instruments mis en place pour
la planification du sol, force est de constater qu'ils débouchent tous sur la
dispersion" concluaient Jean Rémy et Liliane Voyé dans un rapport pour la
Régionale wallonne de l'Urbanisme (Actes du colloque de Wépion, 1976).
(8) Il est clair que l'erreur initiale des planificateurs
prend sa source dans le principe de la "séparation des fonctions", issu de la
Charte d'Athènes; et notamment dans le fait d'avoir considéré l'habitat comme
une fonction autonome, alors que le fait d'habiter n'est rien d'autre que la
synthèse de toutes les fonctions, placée à l'intersection des besoins de
travail, d'éducation, de consommation, de participation à la vie publique ...

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