Y aura-t-il un espace
pour un autre vécu, une meilleure prise en charge de sa santé ?
Martine
BANTUELLE
Directrice de Educa
Santé
La Wallonie
peut-elle jouer un rôle de pionnière en matière de santé? Peut-elle
prendre la tête d'une évolution basée sur une conception nouvelle de
la santé? Le contexte économico-politique général et les réalités
concrètes régionales pourraient bien lui fournir cette occasion.
Il est incontestable que
nous assistons à une modification profonde dans la politique de la santé. Ce
tournant peut se résumer dans le passage de la notion de l'Etat-Providence à
celle de prise en charge individuelle. Les changements sont évidents, liés à la
vie de tous les jours, ils touchent la sécurité sociale, se manifestent par les
modifications dans le système du tiers payant. L'accès aux soins de santé se
heurte à des difficultés croissantes. Retour en arrière? Sans doute.
Jadis, la solidarité
entre générations était organisée au niveau micro-économique de la famille.
Avoir des enfants était une garantie de la sécurité d'existence pour les parents
et les autres membres de la famille. Progressivement, avec l'industrialisation,
la famille élargie s'est rétrécie pour devenir la cellule familiale. Et,
parallèlement, la sécurité d'existence a été prise en charge par l'Etat.
A la micro-solidarité
familiale, s'est substituée une macro-solidarité communautaire. Au principe
libéral de responsabilité individuelle succède un principe de solidarité au sein
d'une nouvelle entité: la société.
C'est l'avènement de
l'Etat-Providence qui définit le droit social (droit à la vie, à la santé, à la
sécurité) et crée des obligations juridiques; obligations que la société
reconnaît envers certains de ses membres et qui se mesurent en fonction de
l'état de son économie.
Selon F. Ewald, les
énoncés du droit ne peuvent être que le résultat d'une "négociation permanente"
entre des représentants d'intérêts collectifs divergents - et donc toujours
révisibles.
La crise de
l'Etat-Providence et le désengagement progressif de l'Etat seraient donc
l'expression de la crise économique et de l'absence de consensus quant à la
définition des obligations mutuelles entre les hommes. Selon les possibilités
financières et les tendances idéologiques dominantes, on balance de la "prise en
charge" maximale par l'Etat à la responsabilité de chacun renvoyant aux
consciences individuelles.
Ainsi en va-t-il du
concept de santé publique qui répond à une préoccupation sociale et s'inscrit
dans une perspective d'action politique et sociale. Ce retour de balancier,
répondant à des motivations d'ordre économique et à des choix politiques, devait
donner lieu, infailliblement, à des réflexions fondamentales.
Pour certains, il est
tentant de justifier une politique restrictive par des arguments portant sur
l'efficience d'une politique de santé publique. D'autres y trouvent
l'opportunité de vulgariser avec quelque chance de succès de nouveaux concepts
de la santé, de faire passer la notion d'une autonomie de l'individu en matière
de santé, de lui suggérer de devenir le véritable gérant de la santé.
Car l'Etat-Providence, à
côté d'un bilan largement positif quant à l'amélioration de l'état de santé et
du niveau d'existence de la population, n'a pas abouti à faire évoluer le
comportement individuel, à enrayer un mouvement naturel et acquis poussant
l'homme à nuire à sa propre vie. S'abandonnant totalement à l'intervention de
l'Etat-Providence, l'homme a délégué la maîtrise de son devenir. La couverture
exclusive du curatif a entretenu l'illusion de la lumière médicale qui domine
toutes les maladies, celles-ci étant le fruit de la fatalité.
Cette réflexion n'est pas
nouvelle. Mais elle n'eut guère de chance d'être entendue en période de "société
de consommation". Le changement de contexte social pourrait, semble-t-il,
fournir une force d'impact toute neuve à la confrontation entre deux visions de
la santé:
- l'une caractérisée par
la consommation, la passivité, la dépendance;
- l'autre par
l'information, la décision, l'autonomie.
Autonomie,
réappropriation de la santé par l'homme: ce thème n'a pas attendu la crise
économique pour être l'objet de réflexions, de recherches et d'enquêtes. Il est,
au contraire, l'un des aspects d'une évolution des idées, des idées écologiques
notamment. Il s'intègre parfaitement dans ce grand, cet immense désir de
l'humanité de VIVRE AUTREMENT.
Voici des années déjà que
des mouvements sont nés, se sont développés, qui ont remis en question, par
exemple, l'alimentation, l'environnement... Ne faut-il pas associer à cette
tendance la poussée d'intérêt pour les médecines parallèles? Il apparaît que,
progressivement, la confiance illimitée dans les possibilités de la médecine a
été sérieusement battue en brèche dans des milieux de plus en plus larges.
Dans le même temps, un
autre type de réflexion a pris corps, aboutissant à un constat et... à un essai
de définition du terme "santé". Pour la majorité des gens, la santé est une
chance, l'état de maladie étant considéré comme normal. Il en résulte que l'on
recourt à la médecine pour guérir, la santé est affaire d'intervention
extérieure d'experts. Il faut combattre cette vue fataliste et négativiste pour
faire comprendre à l'homme que son état naturel est la bonne santé et que la
maladie est une rupture de son équilibre par rapport à son environnement. Cet
équilibre, ce bien-être n'est pas un état providentiel de non-maladie. C'est la
maladie qui constitue l'anomalie. Cette conception amène naturellement à
modifier les comportements: on va chercher à préserver cet équilibre, à
maintenir la santé, à éviter la maladie. Transformer les mentalités sur ce point
précis, c'est déjà amener l'individu à une meilleure connaissance de lui-même et
de son environnement.
Bouillonnement d'idées,
donc, au cours de ces dernières années. Réflexions individuelles, certes. Mais,
rapidement, cette recherche débouche sur la formation de groupes. Une forme de
ces regroupements spontanés n'a pour autre ambition que de mettre en commun des
réflexions dans le but d'une entraide mutuelle entre ses membres.
La démarche, si modeste
soit-elle, permet cependant de franchir un grand pas. En effet, la santé a
toujours été considérée comme un problème strictement individuel, confidentiel,
intimiste. Seul le médecin, sorte de confesseur, pouvait avoir accès aux
faiblesses physiques ou mentales du malade. Avec l'apparition des groupes
d'entraide mutuelle, la maladie perd de cet aspect honteux, voire mystique. On
en parle entre soi, on apprend des uns des autres, on s'apporte mutuellement
conseils et réconfort. Ainsi naissent et se développent des groupes de fumeurs
désireux de combattre leur dépendance, de gens soucieux de s'alimenter
autrement, des victimes du stress souhaitant apprendre les méthodes d'accès à la
sérénité...
Et aussi des associations
centrant leur intérêt sur des maladies particulières. Ces initiatives,
nombreuses en Wallonie, ont apporté et continuent à apporter une grande richesse
de conceptions neuves en matière de santé.
Une autre forme de
groupes réunit des professionnels de la santé et des profanes. Ensemble, ils
veulent élargir le champ de leurs réflexions et leur objectif est la diffusion
de leurs idées en direction de la population et des professionnels de la santé.
Les exemples en sont également nombreux. Ainsi, peut-on citer les groupes
offrant une alternative à l'hospitalisation en matière psychiatrique, ceux qui
privilégient le maintien à domicile. Ou encore les associations favorisant la
rencontre entre futurs et jeunes parents d'une part, professionnels de la santé
de l'autre, en vue d'améliorer le vécu de la grossesse, de l'accouchement, de
l'allaitement et le bien-être de l'enfant. Egalement, les associations qui
s'attachent à la défense des consommateurs de soins et de services.
Parallèlement à ce
foisonnement de groupes, nous devons noter la formation d'autres centres de
réflexion, rassemblement de professionnels autour d'une idée maîtresse: la
santé, cette capacité de l'individu à maintenir son équilibre face à son
environnement, englobe les aspects non seulement physiques et mentaux, mais
aussi sociaux, économiques, professionnels, culturels, écologiques,
philosophiques.
Les professionnels
conscients de cette réalité sont également convaincus des limites respectives de
leur intervention. Aussi, psychologues, médecins, assistants sociaux, etc...
ont-ils conçu le projet de travailler en équipes multidisciplinaires et
interprofessionnelles? Un exemple: les équipes qui apportent soutien et
accompagnement à des familles où les enfants sont maltraités. Autre exemple: les
centres de santé intégrés.
De toute évidence, des
liens de parenté existent entre ces différents groupes. Et, à Charleroi
notamment, cette communauté de pensée a amené diverses associations à se réunir
pour confronter leurs idées et leurs expériences et vérifier l'identité de
philosophie de base de leur démarche. Ils ont mis en lumière leur point commun.
Celui-ci est, en fait, leur finalité à tous: permettre à l'utilisateur de soins
et de services d'acquérir son autonomie et de se réapproprier la gestion de sa
santé. Une série de pistes susceptibles d'atteindre cet objectif font l'objet de
discussions et d'échanges:
-
diffuser
l'information et la rendre accessible;
-
amener l'individu à
chercher à se connaître, à déterminer ses besoins et ses désirs, à être
conscient de ses faiblesses et de ses points forts, à trouver sa place dans
son environnement, dans le monde dans lequel il vit et à jauger valablement
ses réactions face à cet univers;
-
faire accepter le
concept de tolérance comme condition de sa propre autonomie;
-
utiliser chaque
expérience vécue, bonne ou mauvaise, comme un élément positif d'évolution;
-
accéder à une
conception d'autonomie qui inclut le recours raisonné, volontaire, à une
aide extérieure choisie consciemment en cas de rupture constatée de
l'équilibre.
Ces groupes n'en sont pas
restés au stade de la réflexion. Ils sont entrés de plein pied dans la pratique.
Ils acceptent de prendre en charge les personnes en déséquilibre, mais en
précisant que leur action doit déboucher sur la prise en charge de ces personnes
par elles-mêmes. Une porte restant ouverte pour des aides momentanées en cas de
coups durs.
La démarche de ces
groupes, cette mise en commun de la somme de leurs réflexions et de leurs
expériences est déjà hautement positive en soi. En effet, le fait nouveau est
cette volonté de collaborer plutôt que de travailler de façon dispersée, de
rassembler les énergies plutôt que de les émietter. Au surplus, il semble
logique que des initiatives communes produisent plus d'impact sur les médias et,
par ricochet, sur la population.
Ces expériences, si
riches soient-elles en promesses pour le futur ne sont pas suffisantes - et de
loin. Elles auraient besoin d'un puissant soutien politique. Or, il ne faut pas
se leurrer. L'aspect essentiel de l'orientation décrite ci-dessus - à savoir
l'autonomie de l'individu - ne peut guère soulever l'enthousiasme d'une certaine
partie de la classe politique. Il y a toujours le risque, en effet, que la
recherche de l'autonomie en matière de santé débouche sur une volonté plus
générale de réflexion, de connaissance, de pouvoir de décision.
Il faut espérer cependant
que la majorité des femmes et des hommes politiques manifestent leur intérêt et
accordent leur appui à cette orientation, considérant cette démarche
participative comme la seule pouvant être profitable à tous dans la
collectivité. De coûteuses opérations d'information sur des thèmes précis sont
organisées régulièrement. Il n'est pas question d'en nier l'utilité. Mais ces
campagnes ponctuelles ne devraient pas empêcher d'effectuer un travail en
profondeur au coeur même de la population. Amener les gens à réfléchir par
eux-mêmes à leur santé, à pouvoir décider en parfaite connaissance de cause des
moyens à employer pour préserver leur santé, serait une action plus efficace
déjà à moyen terme et, plus certainement encore, à long terme. Au surplus, il
serait souhaitable que pareilles campagnes ne s'organisent pas uniquement au
départ de bureaux bruxellois mais prennent en compte les particularités et les
potentialités régionales et sub-régionales.
Si l'on place le problème
dans le cadre d'une Wallonie désireuse d'acquérir - elle aussi - son autonomie,
cette façon d'aborder la santé ne peut qu'être bénéfique. Si un peuple veut
gagner le droit d'être maître de ses décisions et de son avenir, il a tout à
gagner à ce que les individus qui le composent aient fait l'apprentissage de la
réflexion et du jugement. S'il est capable de réfléchir sur sa santé, l'homme
n'en arrivera-t-il pas, par enchaînement, à réfléchir en tant que peuple? La
Wallonie est bien armée pour mener cette audacieuse transformation des
mentalités et pour apparaître comme novatrice en matière de politique de la
santé.

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