Essai sur l'emploi
Dominique
MEEUS
Docteur en Sciences
mathématiques
Responsable des Recherches et de la Documentation
Responsable de la Formation des Formateurs à la Fondation pour
l'Université Ouverte Charleroi (FUNOC)
Abstract:
L'emploi lié au revenu par deux côtés. D'une part le revenu n'est
que le produit du travail social. D'autre part l'emploi est une des
voies d'accès au partage du revenu. Dans la discussion de ses
relations avec les modifications de la productivité, le concept
d'emploi n'est efficace que s'il intègre à la fois le nombre
d'emplois et leur durée. Ces considérations jettent un éclairage
différent sur la lutte pour l'emploi.
Il me semble que le
concept d'emploi fait problème quant à sa définition et quant à l'usage qu'on en
fait. Or il s'agit d'une question assez cruciale pour qu'elle mérite d'être
traitée avec prudence. Je crois donc utile de faire les quelques remarques qui
suivent.
L'emploi n'est pas une
fin en soi et ne peut certainement jamais être un bon point départ pour une
réflexion globale sur la société ou sur la politique sociale. En effet, ce qui
intéresse les hommes au bout du compte, ce n'est ni l'emploi, ni même le travail
que cet emploi recouvre, ce sont les biens et les services qu'ils désirent
consommer, qu'ils soient de nécessité vitale ou tout simplement pour leur
plaisir.

1. Le travail et
l'emploi
Ces biens sont toujours
le résultat d'un travail à partir des ressources que la nature nous offre, ne
fût-ce que leur collecte. Si l'on veut qu'elle soit disponible, une ressource
naturelle a aussi une valeur travail. Ainsi tous les biens et services, des plus
immédiats aux plus complexes ne sont que travail, soit directement, soit
indirectement à travers le travail de production des équipements nécessaires.
Ce travail est plus ou
moins partagé entre des hommes qui y trouvent de ce fait un emploi. La
contribution au travail social est un aspect de l'emploi. Etant donné que l'on
n'a rien sans travail (le sien ou celui des autres) certaines personnes
sensibles tiennent à participer à l'oeuvre commune et ressentent un certain
malaise) consommer sans travailler, sauf justification involontaire et
socialement admise comme la maladie et la retraite. Le chômage est un tel
empêchement involontaire mais il n'est pas toujours bien accepté.
Cet aspect est aussi le
premier lien de l'emploi avec le revenu, c'est le point de vue de la formation
du revenu. Le revenu est toujours lié au travail en ce sens qu'il en est le
produit. Ce point est de la plus haute importance parce qu'il est moins
immédiatement perceptible. Les revenus de plus-value sur un placement en
dollars, en or ou en diamant, ou le revenu d'un hold-up n'apparaissent pas comme
liés au travail de la personne qui les obtient, il est bien connu que les
revenus individuels vraiment élevés sont surtout liés au travail des autres et
divers mécanismes de redistribution assurent un certain revenu à des gens qui ne
travaillent pas. Cela ne diminue en rien la relation essentielle entre travail
et produit donc entre travail et revenu. Ainsi le revenu est indissolublement
lié au travail mais pas nécessairement à l'emploi.
L'autre aspect de
l'emploi et de sa relation avec le revenu touche à la répartition du revenu.
L'emploi est souvent, sauf exceptions du genre de celles que l'on vient de
citer, la condition d'accès au partage des fruits du travail social. Mais il
faut souligner qu'un emploi ne participe à la formation du revenu que s'il est
utile. Un emploi inutile assure un revenu à celui qui l'occupe (et qui n'est
généralement pas responsable de cette situation) mais ce revenu est créé par les
autres. Je crains que ce fait important ne soit pas perçu clairement par tous
les défenseurs de l'emploi.
Remarque: les tenants du
système de l'allocation universelle, veulent à la fois simplifier le système de
la sécurité sociale et libérer les citoyens de la relative obligation de
participer au travail social. Je ne suis pas sûr que ce soit possible ni
souhaitable. Je suis peut-être un peu méchant, mais je crois qu'il est
caractéristique de l'individualisme de certains intellectuels de vouloir
échapper, pas nécessairement au travail lui-même, mais à la sanction sociale du
travail. Ce serait en effet le moyen d'être rémunéré, même modestement, pour un
travail intellectuel ou artistique dont on est le seul à voir l'intérêt ou que
l'on fait pour son seul plaisir. Cette rémunération est toujours un prélèvement
sur le produit de la participation d'autres au travail social mais cela
n'apparaît pas clairement du fait du caractère universel de l'allocation et si
même cela apparaissait, du moins ceux qui travaillent, c'est parce qu'ils l'ont
choisi et, puisqu'ils l'ont bien voulu, ils n'ont plus rien à reprocher à ceux
qui ne travaillent pas, du moins pas socialement.
La relation quantitative
entre travail et produit est ce qu'on appelle la productivité. Sa modification
ne change rien à la relation essentielle entre travail et revenu. Il est un fait
que le progrès de la productivité permet d'obtenir un produit sans cesse
croissant pour un travail sans cesse diminué. Rien de cela ne permet de dire que
ce travail diminué ne sera plus une base suffisante pour la distribution du
revenu. Par définition, dire que la productivité est très grande, c'est dire
précisément qu'il suffit de peu de travail pour former le revenu. Ca. ne voudra
jamais dire que le revenu vient d'ailleurs que du travail. Autre chose est que
cela fait apparaître des difficultés nouvelles dans le partage du travail et
dans la répartition du revenu et, de fait, nous vivons une époque ou travail et
revenu sont peut-être plus dissociés que dans le passé. Mais rien ne dit que
cette évolution est la marque d'une tendance souhaitable, ni nécessaire, elle
est peut-être relativement conjoncturelle.
Remarque la productivité
et la richesse ne peuvent s'apprécier correctement qu'en volume puisque la
conséquence de l'augmentation de la productivité est l'abaissement de la valeur.
En outre la productivité doit être appréciée en filière complète de travail à
partir des ressources naturelles et la richesse en volume de produits de
consommation finale.

2. La productivité et
l'emploi
Les problèmes délicats
commencent avec la relation entre productivité et emploi. Peut-on dire que le
progrès de la productivité diminue l'emploi? 0n sera tenté de considérer que la
question revient à la suivante: est-ce que la productivité crée autant d'emplois
qu'elle en détruit? Mais dans quel sens utilise-t-on le mot emploi?
Il n'y a pas de gros
problème à parler d'un emploi ou des emplois. Mais les considérations sur
l'emploi, utilisé absolument, ou sur le volume de l'emploi entendu comme le seul
nombre d'emplois, sont des plus ambiguës. Il me semble que le concept d'emploi
n'est efficace que s'il incorpore la durée du travail. Si le volume de l'emploi
ne désigne que le nombre d'emplois, il n'est pourtant pas indifférent de savoir
s'il s'agit d'emplois à 40 ou à 36 heures par semaine ou moins. Mais si l'on
s'en tient à un volume d'heures, on ne dit plus combien de personnes sont
employées. Ainsi le seul concept complet d'emploi serait la statistique de la
durée du travail sur la population considérée
Imaginons un instant que
le progrès de productivité ne s'accompagne pas de l'apparition de nouveaux
produits, à part les équipements amenant cette productivité accrue. Notre
économie continue donc à produire le même produit final qu'auparavant mais par
le détour de la production de nouveaux équipements qui permettent, tout bien
compté, d'arriver plus rapidement au même résultat. Le travail global, malgré la
production de ces nouveaux équipements, a donc diminué. Cela n'implique pas que
le nombre d'emplois diminue puisque ce nombre dépend aussi du temps de travail.
En modifiant le temps de travail on peut tout aussi bien augmenter, diminuer ou
maintenir le nombre d'emplois à travers une modification de la productivité. On
ne peut donc pas dire que nous sommes menacés de progrès de productivité tels
qu'il ne sera plus jamais possible d'assurer à tout le monde un emploi à plein
temps. En réalité c'est le contenu de la notion de plein temps qui doit changer,
et pourquoi ne le ferait-elle pas puisqu'elle n'a cessé de le faire dans
l'histoire. Nous trouvons normal d'appeler plein temps une semaine de travail de
35 à 40 heures mais cela aurait paru dérisoire à l'ouvrier du siècle dernier.
Supposons que la durée hebdomadaire de travail soit adaptée pour maintenir le
nombre d'emplois. Comme nous avons fait l'hypothèse de la stabilité du produit
final, il suffit de maintenir la clé de répartition de ce produit pour obtenir
une diminution du temps de travail sans modification du revenu réel.
On voit qu'on ne peut
séparer nombre d'emplois et de temps de travail. Cela paraît enfantin mais c'est
ce que tout le monde ou presque perd de vue tout le temps. On propose des
mesures décourageant les chefs d'entreprise de remplacer le facteur travail par
du capital. On propose de favoriser les secteurs à faible intensité
capitalistique. C'est absurde! Est-ce seulement social? J'imagine que
l'intensité capitalistique était beaucoup plus basse au siècle dernier. Mais il
y avait moins d'emplois, plus pénibles, dangereux et inhumains, souvent plus le
chômage et un niveau de vie infiniment plus bas. Le progrès que nous avons connu
depuis est dû à la fois aux luttes sociales et au progrès de la productivité.
D'où vient que cette même productivité bénéfique à long terme soit à chaque
époque considérée comme l'incarnation du diable? Le problème n'est pas dans
l'augmentation de la productivité mais dans le partage du revenu, et du travail
dans la mesure où l'emploi reste la meilleure garantie de revenu.
Le lecteur aura peut-être
l'impression que j'enfonce des portes ouvertes. Je n'en suis pas si sûr. Les
attitudes contraires abondent. On souligne souvent qu'après les gains de
productivité obtenus dans la production industrielle, c'est au tour du secteur
tertiaire de connaître une révolution technologique, par l'informatique. On ne
manque généralement pas d'ajouter que cela aura des conséquences dramatiques
pour l'emploi. Qu'est-ce qui est dramatique là-dedans? Certainement pas
l'informatisation de certaines fonctions: dactylographier, ou aligner dans de
grands livres des colonnes de chiffres que l'on devra additionner par la suite,
ne sont pas des occupations particulièrement agréables pendant 8 heures par jour
et 230 jours par an. Si elles sont technologiquement dépassées ou dépassables,
si elles cessent donc de faire partie du travail social, les maintenir n'aurait
pas de sens, ce serait au détriment des personnes maintenues artificiellement
dans ces situations et au détriment de toutes les autres personnes actives qui
auraient à entretenir les premières par leur travail supposé plus productif. Ce
qui est dramatique, c'est que dans une société comme la nôtre les personnes dont
l'activité est ainsi supprimée parce que devenue inutile n'auront plus d'emploi.
Cela n'est en rien la conséquence du progrès technique mais: la conséquence
d'une rationalité économique qui est à l'échelle de l'entreprise et non de la
société face à un problème de société qui dépasse l'entreprise.

3. Alors quelle lutte
pour l'emploi?
Du point de vue des
considérations qui précèdent, la seule lutte indiscutable pour l'emploi est la
lutte pour la réduction du temps de travail sans perte de salaire réel. Si le
remplacement de travail par du capital est économique, c'est-à-dire si ce détour
par des équipements nouveaux permet de produire en moins de temps à la fois ces
nouveaux équipements et l'ancien produit, il permet de rémunérer dans les mêmes
conditions la même population. Inversement, s'il ne le permet pas, c'est qu'il
n'était pas économique, peut-être simplement parce qu'il est prématuré.
Par contre toutes les
luttes pour l'emploi, ou simplement les recommandations, les réflexions, qui
portent sur un contenu de travail particulier sont suspectes a priori à mes
yeux. Le plus souvent il s'agit de défendre n'importe quel emploi pour des
raisons sociales, et non économiques, c'est-à-dire défendre à travers l'emploi,
le statut social et le revenu des travailleurs menacés. C'est une attitude bien
compréhensible de la part des travailleurs et de leurs organisations qui n'ont
pas à supporter les conséquences de l'incompétence ou du désintérêt des
décideurs pour certains problèmes de société. Mais ce n'est pas une proposition
constructive pour une société meilleure et cela doit être dit. Lorsqu'on défend
des emplois de cette manière défensive, il faut avoir conscience et dire
clairement qu'on ne défend en réalité que son statut social et sont revenu et
que pour le reste on renvoie la balle dans l'autre camp. Dans une société où
l'on refuse aux travailleurs le droit de décider de l'économie, ils n'ont pas à
s'en préoccuper. Dans ce sens, les emplois condamnés ne seraient pas défendus
pour eux-mêmes mais pris en otages dans une lutte sociale, un peu comme on
occupe une usine, pour obliger ceux d'en face à proposer des mesures pour
débloquer la situation. Mais si ce n'est pas dit, cette défense de l'emploi
risque d'apparaître comme absurde et rétrograde aux yeux de tous y compris des
intéressés ce qui serait démobilisateur.
Il me semble qu'un emploi
ne doit être défendu que si sa suppression entraîne la suppression d'une
activité utile. Cela arrive, suite à une mauvaise gestion par exemple, mais ce
n'est pas le cas le plus fréquent. Lorsqu'on supprime des emplois en sidérurgie,
c'est en raison d'une surproduction duale. On ne peut y défendre des emplois que
contre d'autres emploi: Charleroi contre Liège, la Wallonie contre la Flandre,
la Belgique contre l'Italie, l'Allemagne ou les Etats-Unis, les pays développés
contre le Tiers-Monde. On peut et on doit déplorer le manque de rationalité
économique (parfois appelé "libre entreprise") qui a conduit à la mise en place
de ces capacités de production et d'emploi excédentaires. On peut lutter pour un
autre type de rationalité économique, on peut lutter pour une plus grande
justice sociale dans le partage du travail et du revenu, mais que signifie la
défense de tels emplois?
De même la promotion de
l'emploi n'a de sens que si elle est d'abord promotion d'une nouvelle activité
utile exercée de la manière la plus productive possible. Privilégier comme on le
fait trop souvent, sous prétexte de promotion de l'emploi, les activités les
moins productives (dites à forte intensité de travail), c'est organiser des
transferts de richesses invisibles qui rémunèreront ces activités nouvelles au
détriment des anciennes. Puisqu'en fin de compte un travail est rémunéré par son
produit, cela a pour effet de placer délibérément le niveau de vie général en
dessous de ce qu'il aurait été avec des activités plus productives.
(Octobre 1987)

|