Le droit du travail
remodelé pour des travailleurs à portion congrue
Joseph
GILLAIN
Maître de Conférences à
l'Institut du Travail de la Faculté de Droit de l'Université libre de
Bruxelles - Chargé de cours au CUNIC
L'avenir
économique n'est pas des plus réjouissant. Il engendre nombre
d'incertitudes que s'efforcent de contenir les Etats au prix de
solutions nouvelles qui peuvent se révéler hasardeuses. Le domaine,
social et notamment le droit du travail, n'y échappent pas.
Parmi les remèdes
préconisés pour assurer au mieux ce qu'il est convenu d'appeler la réfraction du
travail disponible, figure la modification de la conception de la relation de
travail permanente au profit d'une occupation nécessairement plus précaire.
Cette modification amène tout naturellement à restructurer la réglementation du
travail et celle de sa rémunération en les adaptant à de nouvelles exigences à
la fois économiques et technologiques.
De là une réflexion qui
conduit inévitablement sur les chemins sinueux de la flexibilité. Que cèle la
notion de flexibilité? Que peut-on en attendre ou en redouter? Est-elle de
nature à résoudre le lancinant handicap de l'économie wallonne?
Pour tenter de répondre à
ces interrogations, trois points seront abordés.

1. La conception de la
relation de travail typique et sa mutation vers le travail atypique.
La relation individuelle
de travail typique s'est inscrite à l'évidence, dans les structures de notre
ordre juridique en ce qu'elle régit préférentiellement les rapports entre
employeurs et les travailleurs qui leur sont subordonnés
L'histoire porte
témoignage de son élaboration qui s'est traduite par un dégagement du carcan
civiliste par souci de compensation et de protection.
Est née ainsi une
relation typique à vérifier nécessairement lorsqu'il existe entre les parties un
critère d'autorité de l'employeur sur un travailleur, constitutif de ce que l'on
appelle le lien de subordination.
Ce dernier traduit chez
le travailleur subordonné un état de dépendance économique qui, s'il n'est pas
particulier à la relation de travail, ne lui en donne pas moins un relief
caractéristique. L'emploi de pareil travailleur est précaire en soi. Il relève
en effet, de la seule volonté de l'employeur qui juge de l'intérêt de
l'entreprise et cet intérêt peut être d'en décider la fermeture. Par conséquent,
le travailleur n'est pas maître de son sort, ce dont rend parfaitement compte le
droit de licenciement.
Cependant, des entames
ont été portées à cette relation de travail typique en insérant dans la loi sur
les contrats de travail diverses dispositions à effet de fragmentation.
Doivent être rangées sous
cette expression toutes les modalités relatives à l'instauration, dans les
entreprises, d'un régime de travail à temps partiel ou de la possibilité pour
certaines entreprises qui se déclarent en difficulté de payer l'indemnité de
congé par mensualités. Ces modalités entament certainement les règles du jeu de
la relation de travail en renforçant la précarité du sort juridique de ceux ou
de celles qui y sont parties.
Mais il y a plus si l'on
examine la lente mutation vers le régime de la relation de travail atypique qui
revêt, en droit belge, plusieurs formes. Parmi celles-ci, on peut relever les
règles relatives à l'engagement des travailleurs à domicile, des travailleurs
apprentis, aux travailleurs intérimaires et de sportifs rémunérés. Ces formes
s'échafaudent ainsi au gré de la flexibilité recherchée à savoir la souplesse
voulue pour s'adapter aux exigences de la profession.
Si la technique ainsi
circonstanciée peut se comprendre, elle paraît, en revanche moins défendable si
elle s'inscrit dans une politique qui viserait à la privilégier par rapport au
schéma typique traditionnel. Or cela paraît être le cas si l'on s'en tient aux
accords d'entreprise atypiques convenus par application de l'arrêté de pouvoirs
spéciaux n°181 du 30 décembre 1982 créant un Fonds en vue de la modération
salariale complémentaire pour l'emploi ou aux interventions directes du pouvoir
exécutif qui ont pour but de fragmenter le régime de travail et de limiter les
rémunérations telles que les consacrent l'arrêté royal n°179 du 30 décembre
1982, modifié notamment par l'arrêté royal n°253 du 31 décembre 1983, dites
expériences HANSENNE d'aménagement du temps de travail.
C'est dans cette
perspective comme dans la recherche de l'indispensable consensus qui y faisait
défaut que s'inscrit la loi votée en mars 1987 relative à l'introduction de
nouveaux régimes de travail dans les entreprises. De la sorte se trouve
légalisée la flexibilité qui peut être considérée comme l'outil de production le
plus apte à surmonter les exigences actuelles de la productivité, pour autant
que l'Etat n'y perde son rôle régulateur.

2. La relation de
travail face aux exigences des technologies nouvelles
La flexibilité, par la
souplesse qu'elle implique, permet certes de mieux agencer le travail à
l'entreprise aux impératifs commerciaux qu'elle doit satisfaire. Cependant, elle
ne peut justifier la mise à l'écart des barrières protectrices patiemment posées
aux frontières des zones de turbulence que sont les régimes de travail
incertains parce que nés d'une utilisation mercenaire aliénante.
A cet égard, les
nouvelles technologies doivent-elles nécessairement inférer la généralisation
d'une relation de travail parce que celle-ci, dépassant nos schémas
traditionnels, innove et prend mieux en charge les nécessités du moment?
Sage à cet égard, a été
de légaliser le procédé qui se traduit essentiellement en aménagement concerté
de la durée du travail. Toutefois, cet aménagement se traduisant essentiellement
en réduction pourra-t-il toujours entretenir l'illusion rémunératrice ? Rien
n'est moins sûr et le risque est grand, à la mesure du niveau de compétitivité
des entreprises, de voir tragiquement s'opérer, au sein de la famille des
travailleurs, une déchirure jusqu'ici contenue par les effets de la répartition
sociale mais à présent compromise par les thuriféraires de la capitalisation.
Ce phénomène pourrait
entraîner, s'il n'y est pris garde, un déclin de la relation typique. Celle-ci
n'apparaîtrait plus que comme une denrée aussi rare qu'onéreuse, se négociant
individuellement tandis que les tâches répétitives seraient laissées aux plus
dociles, intérimaires par nécessité et par ailleurs tout heureux de conserver
une activité.
On voit par là que
l'apport technologique nouveau peut avoir un rôle très réducteur des protections
et avantages organisés par le droit du travail dans la mesure évidente où la
dissémination des travailleurs obère la vitalité syndicale.
Nonobstant le fait
syndical belge, force est de reconnaître que les organisations syndicales sont
en porte à faux à l'égard des nouvelles technologies et de la problématique de
l'emploi qu'elles cèlent.

3. En guise de conclusion
La relation de travail
typique, de nature eudemoniste, s'inscrit dans une perspective de plein emploi.
A l'inverse, la relation de travail atypique, de nature palliative, s'inscrit
dans un cadre de récession, celui de la grande crise qui agite le monde depuis
plus de 15 ans et qui marque de ses soubresauts le glas de notre société de
relative abondance.
L'apport de nouvelles
technologies est, à lui seul, incapable de revenir en arrière. Cet apport ne
doit évidement pas être négligé. Il doit être encouragé là où il sied. Il
n'empêchera toutefois pas le remodelage inévitable du droit du travail, à
commencer par celui de la relation de travail et des conditions de sa
rémunération.
A cet égard, l'ère des
grandes unités industrielles paraît révolue. Au nom du "Small is beautiful"
va-t-on assister à la parcellisation du travail? Au demeurant, cette
parcellisation n'est pas concevable d'entrée de jeu ni à tout propos. L'exemple
wallon est édifiant.
Par ailleurs n'est pas à
négliger le danger qui consiste à ce que le travail par opposition au
non-travail, engendre un clivage social qui ferait coexister deux sociétés
de plus en plus étrangère l'une à l'autre.
Seul notre héritage
ouvrier, c'est-à-dire la transmission héréditaire des talents techniques
permettra à la Région wallonne d'être présente dans ce qui animera l'économie de
demain
(Octobre 1987)

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