L'Aide sociale au coeur
de la société duale
Jean-Marie
BERGER
Docteur en Droit - Secrétaire
du Centre public d'Aide sociale (CPAS) de Charleroi
Le Centre
public d'Aide sociale ne cesse d'être interpellé. La première
interpellation, il la ressent douloureusement: "Il y a encore des
pauvres. Les pauvres honteux, vous ne les atteignez pas. Les vrais
pauvres n'osent pas frapper à votre porte...".
Les riches, il faut
l'admettre, sont plutôt rarement honteux dans notre société. On a prévu pour eux
des trottoirs spéciaux dans des avenues spacieuses largement éclairées. Bien
loin des trottoirs avec "pavés à ressort" fréquentés seulement la nuit tombante
dans des rues lugubres par les pauvres. Deux mondes.
Après tout, seuls les
gagneurs méritent le respect. On a beau dire qu'il n'y a - et c'est vrai -
aucune raison d'être honteux de sa richesse. On se dit aussi que le droit de
vivre dans la dignité a été inscrit dans une loi qui s'applique à tous. Il n'y a
donc plus de raison d'être honteux de la pauvreté. Même si le CPAS ne permet aux
pauvres que d'étaler des signes extérieurs de pauvreté.
Le riche revendique
naturellement ses droits y compris son droit sacré à l'évasion fiscale. Le
pauvre mendie ses droits. Rarement, il ose élever la voix: "J'ai droit au
minimex". On le regarde de travers. "Doucement, c'est le CPAS qui décide et pas
toi" lui fait-on remarquer. Nuance. Nuances.
Statistiques à l'appui,
le Centre public d'Aide sociale répond à une première interpellation: le nombre
de personnes aidées ne cesse de croître, tout particulièrement le nombre de
jeunes aidés, son budget consacré aux dépenses d'aide sociale atteint des
records (1). Il
dispose d'antennes sociales bien localisées et multiplie permanences et contacts
avec tout service pouvant lui révéler les besoins.
C'est à ce moment que le
CPAS rencontre de plein fouet une deuxième interpellation, contradictoire par
rapport à la première. Tout aussi courante: "Je connais un minimexé qui boit",
et "une minimexée qui a un amant", et "un jeune aidé qui s'est acheté un vidéo".
"Il y a même des minimexés qui travaillent au noir"."J'en ai vu un qui aidait
son voisin", et "un autre, qui, dans la misère a prêté mille francs à un voisin
encore plus pauvre".
Comment voulez-vous dans
ces circonstances qu'ils s'en sortent! Connaissez-vous le montant du minimex?
(2)

Le gouvernement ne cesse
de majorer le minimex et ces incorrigibles travailleurs sociaux ont calculé que
le coût élémentaire de la vie correspondait à 17.185 Frs pour un isolé qui
perçoit 15.641 Frs de minimex
(3). "Ils ne
savent pas que nous sommes en crise"!
Et parmi ceux qui
émettent cette réflexion, écoutez mon voisin: il a hérité d'un million, il y a
cinq ans; il a acheté des actions et aujourd'hui il dispose de quatre millions
(4). Et il
ajoute: "De quoi se plaignent les pauvres? Qu'ils travaillent comme tout le
monde."
Et nous voilà au coeur de
la troisième interpellation. C'est vrai qu'ils devraient travailler plutôt que
de recevoir une aide au CPAS. Additionnez le nombre de chômeurs, de
fonctionnaires, de personnes aidées par le CPAS, les vieux et les handicapés,
tant que nous y sommes! La frontière entre actifs et non-actifs ne cesse de se
déplacer au gré des démonstrations économiques des uns et des autres.
Le racisme anti-pauvre,
anti-bénéficiaire de la solidarité nationale est au coeur des propos de Monsieur
Tout-le-Monde. Pendant que je perçois ce discours d'une oreille, l'autre entend
les jeunes aidés par le CPAS, ils réclament du travail, ils veulent compenser
leur manque de formation. Ils souffrent de l'image déformante d'eux-même qui
leur colle au visage.
Je vois qu'ils font
chaque jour - nerveusement, maladroitement, tenacement à la Ferme Bocace, au
Passage 45, au site de l'Etoile
(5), autant de
hauts fourneaux qui crachent leur espoir, leur avenir, autant de cris de
détresse, d'appels à l'aide, de révélateurs de ce qui est possible
d'entreprendre ensemble, quand on croit en ces sans-emplois, quand on les
écoute, quand on leur permet d'espérer en eux-mêmes, d'espérer dans la
solidarité.
Et pourtant, demain, les
engager avec les charges sociales inhérentes, vous n'osez pas y penser. C'est
vrai, nous l'oublions, la société duale, elle est voulue comme telle, dans ses
moindres détails, même dans ses aspects les plus sociaux. C'est la crise. On ne
peut plus se payer un emploi pour tous! Fini de rêver!
Pourtant, le CPAS ne veut
pas du minimex-prépension des jeunes sans emploi et sans formation et les jeunes
veulent aussi travailler. Il faut donc d'urgence pour des raisons économiques et
morales aménager les conditions de leur mise au travail.
Et puis le CPAS n'est-il
pas contesté dans ses moyens financiers? La Commune serre la vis: 6,5% du budget
communal, c'est assez; ses propres moyens financiers ne cessent de se
restreindre. L'Etat verse sa dîme avec retard, diminue le Fonds spécial de
l'Aide sociale; chacun le convient: le CPAS doit s'adapter, dépenser non plus en
fonction de ses besoins mais des moyens disponibles. Le voilà à son tour
mendiant de subsides.
Et le CPAS nostalgique de
l'assistance publique de demander au pauvre de vendre son chien qu'il ne peut
nourrir, sa layette neuve car un bébé de pauvre ne peut porter que des vêtements
de seconde main; la pauvreté est marquée dès la naissance, elle se terminera -
comme Wolfgang Amadeus Mozart - dans le cercueil de l'indigent.

Après tout, que le CPAS
ne se plaigne pas des nouvelles contraintes, qu'il regarde l'exemple de Coluche:
avec deux fois rien, il s'est montré beaucoup plus efficace. Les restaurants du
coeur, voilà la solution: la sponsorisation, le fast-food du pauvre...
Et là, la coupe déborde.
Comment ignorer que la pauvreté ne se résume pas à un repas chaud ou froid, avec
ou sans légumes, avec ou sans dessert? A-t-on résolu les problèmes du
Tiers-Monde en mangeant un bol de riz comme un pauvre Chinois? Tant que la
pauvreté était marginale, le CPAS avait sa place dans notre société, avec même
son droit à l'aide sociale; il restait marginal, il ne nous dérangeait pas.
A partir du moment où la
pauvreté et la précarité touchent 15% de la population, à partir du moment où,
pour rester fidèle à sa mission légale le CPAS doit interpeller chaque citoyen,
il devient forcément dérangeant. C'est bien ainsi d'ailleurs qu'il remplit son
rôle.
Il nous rappelle que sa
force et sa faiblesse sont d'être une institution publique, foncièrement
pluraliste, respectueuse des convictions de chacun, tenue au secret, mettant en
oeuvre un droit à l'aide sociale pouvant être contesté grâce à un recours ouvert
devant des instances juridictionnelles.
Mettre le couvercle sur
la marmite, c'est veiller à la tranquillité des nantis, de la société, à la
bonne conscience des gouvernants nationaux et locaux: le CPAS octroie l'aide
financière nécessaire et suffisante pour que personne ne puisse, par désespoir,
mendier, voler, rapiner, déranger physiquement ou mentalement ses concitoyens.
Régler la source de
chaleur, c'est dénoncer les causes profondes du mal: l'enseignement qui ne porte
pas ses fruits, 70% des jeunes n'ont pas atteint le niveau de l'enseignement
secondaire inférieur, l'emploi qui ne s'ouvre pas à ceux qui n'ont pas de
formation, la santé qui n'est plus tout à fait un droit pour celui qui ne
dispose pas des moyens suffisants, le crédit à la consommation qui frappe
aveuglément et sans appel les plus démunis, qui plonge dans la pauvreté celui
qui voit ses revenus diminuer, les taudis loués à un prix démesuré, la sécurité
sociale dont les rouages se grippent dès qu'elle est tout à fait indispensable à
une famille...
Et puis, si l'espoir est
de mise, ce qui réconforte est que, sur un tel programme, chacun est d'accord.
Chacun convient que la santé d'un enfant, même pauvre, est primordiale, que la
femme abandonnée par son mari a droit immédiatement à ses allocations
familiales, que chacun doit pouvoir disposer d'un logement salubre, qu'il est
inadmissible qu'une personne aux revenus faibles puisse tirer 50.000 Frs de
plusieurs banques et s'endetter inconsidérablement, pour acheter une
encyclopédie qu'il ne saurait lire, qu'il est anormal que les charges sociales
soient aussi élevées quand un employeur décide d'engager un jeune sans
formation, qu'il ne peut plus être toléré qu'un jeune quitte sans diplôme
l'enseignement secondaire inférieur et même supérieur. Le consensus semble
général.
Il est déconcertant
qu'aujourd'hui le contraire est en marche. Demain, le bon sens devrait
modestement triompher. Un addition d'évidences se heurte à la politique inverse,
celle du choix d'une société creusant inéluctablement le fossé de la société
duale.
Est-il vrai que si nous
voulons rester dans le peloton de tête des pays économiquement forts, nous
devons admettre cette situation?
Que de combats âprement
gagnés pour la justice sociale aujourd'hui remis en cause. Que de luttes à mener
à nouveau. Pour demain, le CPAS est l'allumeur de réverbères du Petit Prince. Il
doit nous faire voir tous les couchers de soleil afin que demain il n'y ait plus
que des levers du soleil. Notre responsabilité collégiale est qu'il en soit
ainsi. La quête de la dignité humaine est l'affaire de tous.
(Octobre 1987)

Notes
(1) A
Charleroi, 132 millions consacrés au minimum de moyens d'existence en 1982, 277
en 1987; le droit ouvert à 1.800 bénéficiaires; 42% des bénéficiaires ont moins
de 30 ans.
(2) 20.895 Frs pour des conjoints; 15.641 Frs pour des
personnes isolées ou des personnes qui cohabitent uniquement avec des enfants
mineurs célibataires qui sont à leur charge; 10.448 Frs pour des cohabitants.
(3) Le Mouvement communal, octobre 1986, p.371 sv.
(4) En Belgique, les gains à la bourse sont comptés "pour du
beurre", P. EFFINER, Le Soir, 13.03.1987.
(5) E. JACQUES, Programme européen de lutte contre la
pauvreté - action-recherche - du du Centre public d'Aide sociale de Charleroi.
Resocialisation de jeunes sans emploi. Bilan d'activités 1985/1986 et
perspective 1987, CPAS de Charleroi, mai 1987.

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