Le développement des
industries culturelles et ses retombées possibles sur l'emploi
Jacques
DELCOURT
Professeur à l'UCL
1. Les
potentialités culturelles des technologies nouvelles
A la lumière des
innovations en cours, on peut se croire à l'aube d'une révolution culturelle
comparable à celle qui résultat de l'invention par J.G. Gutenberg du procédé
d'imprimerie. Incontestablement, les nouvelles technologies de l'information et
de la communication (les TICS) en abaissant les coûts de la conception, création
ou réalisation des oeuvres culturelles, comme aussi de leur reproduction et de
leur diffusion, modifient considérablement les conditions du développement
culturel sur le plan individuel comme sur le plan collectif.
Demain, l'écriture ne
sera plus la caractéristique majeure des sociétés les plus avancées. Celles-ci
seront avant tout audio- et télévisuelles.
Ces technologies
nouvelles fournissent des substrats matériels aux oeuvres de culture et de
l'esprit. Elles procurent des moyens véhiculaires nouveaux aux idées, sons et
images. C'est d'ailleurs ce qui permet de parler, d'une part, d'une révolution
culturelle dans la mesure où elles assistent l'intelligence, et, d'autre part,
d'une industrialisation de la culture parce que ces moyens nouveaux multiplient
les potentialités de développement et de consommation culturels sur de
nombreuses places, ainsi que les chances d'accès à des publics, soit larges,
soit spécialisés. Donnons quelques exemples.
1.1. Sur le plan de
l'information, les appareils de prise de vue et de télédétection, ceux de
télécommunication par ondes hertziennes, câbles ou satellites permettent, à la
fois, de rassembler des faits et des données et d'inonder le globe de flux
d'informations, de sons et d'images. Ce monde de l'information et de l'image est
souvent décrit comme très centralisé. Selon André Mattelart, les deux premières
banques d'images alimentent la quasi-totalité des stations de télévision. De
même, écrit-il, plus des trois quarts des informations de presse émanent de cinq
agences actives sur le plan mondial. Mais diverses initiatives, notamment des
pays en développement, tentent de corriger ces positions "oligopolistiques".
1.2. Les moyens modernes
de reproduction et de diffusion des oeuvres et manifestations culturelles
n'accroissent pas seulement les audiences et les publics, ils multiplient les
contenus transmissibles. Que l'on songe, par exemple, aux livres de poche qui
mettent à la disposition de larges publics les oeuvres classiques ou modernes
dans un grand nombre de langues à des prix plutôt sobres. Il en est de même pour
les opéras classiques, les oeuvres musicales et picturales qui, grâce à la
radio, à la télévision, aux vidéo-cassettes ou vidéo-disques, cassettes et
disques, sont mises à la disposition de publics populaires, jeunes et moins
jeunes.

2. A la recherche
d'utopies nouvelles
Selon les uns,
l'industrialisation de la culture contribue au modelage des esprits et au
façonnement des consciences. Elle ne peut avoir que des effets négatifs sur la
qualité des productions et diffusions culturelles parce qu'elle veut servir des
audiences massives. Les TICs non seulement banalisent et standardisent les biens
et les services culturels, mais développent directement ou indirectement des
tendances individualistes et égoïstes, ainsi que des aspirations matérialistes
favorables à la consommation de masse. Industrialisation et massification de la
culture vont alors de pair.
D'autres observateurs,
par contre, considèrent que les TICs sont plus que des instruments dans la
mesure où, de nos jours, ils concourent au développement culturel sur
l'entièreté de la planète vivante. L'utilisation des TICs alimente ainsi la
pensée utopique et conduit à des descriptions parfois lyriques des changements
en cours.
Selon D.Lazard, par
exemple, ces technologies nouvelles "aident à un éveil planétaire de
l'intelligence et permettent de répondre à la soif de savoir qui gagne
l'univers". Les TICs s'inscrivent aussi dans ce que Ch. Teilhard de Chardin
appela le développement de la "noosphère": ce monde de l'esprit et de la pensée
qui se déploie autour de la planète. D'autres ont baptisé "iconosphère", ce
nouvel espace envahi par l'image. Sous l'impact de ces nouvelles technologies,
on découvre à la suite de Fr. Perroux, "l'espace de la nouvelle communication".
Grâce à l'introduction des TICs se constitue le "village-monde" ou le "village
global", ainsi que l'écrit Mc. Luhan. De fait, les interconnexions établies par
commutateurs électroniques entre les appareils à la fois émetteurs et
récepteurs, multiplient les possibilités d'échange entre les hommes, comme entre
les nations, produisant ainsi, selon Ed. Morin, la "seconde cérébralisation".
Ces utopies nouvelles ne
seraient-elles pas en train de prendre corps au travers des grandes manoeuvres
en cours aujourd'hui?

3.Les grandes manoeuvres
Le développement des
infrastructures et des industries culturelles sont à la base des grandes
manoeuvres en cours entre les géants de la communication, les producteurs des
moyens logistiques et les entreprises diversement actives dans le champ de la
création et des réalisations culturelles.
Ces grandes manoeuvres
visent notamment à l'établissement et au contrôle des "réseaux globaux": ceux
par lesquels tout peut être transmis. Mais elles s'étendent aussi au contrôle de
la production de l'information, comme de l'ensemble des oeuvres culturelles, de
divertissement, de haute ou savante culture. D'où, par exemple, le développement
des groupes multimédiatiques: ils sont actifs à la fois dans l'impression, la
radio, le film, la télé, les arts plastiques.
A la base de cette
concaténation d'entreprises, il y a les décloisonnements en cours entre les
secteurs de la presse écrite, de la radio, du cinéma et de la télévision, par
exemple, comme aussi entre les producteurs de divers types de services et de
matériels informatiques.
Mais l'enjeu dépasse le
contrôle des possibilités de production, reproduction et transmission. Il
s'étend aux diverses activités de traitement et de stockage informatiques que
requièrent le fonctionnement et la prolifération des banques et des mémoires
collectives basées sur des enregistrements de chiffres, de textes, de sons ou
couleurs.
Ces grandes manoeuvres se
développent entre les entreprises géantes, telles IBM et ITT: la première en
cherchant à envahir le secteur des communications et la seconde, celui des
computers. Ces manoeuvres se manifestent aussi entre les grandes entreprises
industrielles, sans doute en raison du jumelage productif possible entre les
circuits de production et ceux d'information et de communication, mais cette
recherche de productivité n'explique pas leur pénétration systématique dans les
secteurs de production et d'émission médiatiques et, par exemple, pourquoi
Westinghouse possède sept stations radio et cinq chaînes de télévision ou
pourquoi Matra et Hachette ont fusionné, ou encore, comme le souligne le rapport
de l'Unesco (1985), pourquoi General Electric qui possède six stations radio et
trois chaînes de télévision avec le groupe Time-Life, contrôle aussi une société
spécialisée dans la production de matériel audio-visuel: la General Learning
Corporation; ou enfin pourquoi ITT s'est adjointe deux maisons d'édition: Bobbs
Merril et Howard-Sams...
Cette bataille des grands
permet d'imaginer l'importance des enjeux qui parcourent la totalité des
secteurs industriels et infrastructurels de la culture. Elle s'explique bien sûr
par la poursuite de la rentabilité et les impératifs de valorisation du capital
par la recherche de position de monopoles ou d'oligopole, comme aussi par la
manipulation des esprits, par la quête de l'exclusivité des savoirs, de
l'impérialisme de la pensée ou encore de l'hégémonie idéologique.
Telles sont sans doute
quelques-unes des explications possibles mais il en est d'autres comme, par
exemple, le coût croissant de la recherche et du développement de la
"connectique" grâce à laquelle les divers équipements et réseaux peuvent être
intégrés; comme aussi les coûts impliqués par l'intégration complète des réseaux
porteurs (câbles ou fibres optiques) ou par l'établissement d'un chapelet de
satellites. Tout cela intéresse les toutes grandes firmes, telles Western
Electric, ITT, Siemens; Ericson, GTE, Northern Telecom, NEC, Philips, CII,
Alcatel/CGE etc. Leurs alliances, fusions et concentrations doivent permettre de
correspondre aux demandes et besoins de communication globale ou spécifique.
Numérisation des
transmissions, globalisation et transnationalisation des réseaux sont ainsi à la
base des grandes manoeuvres, mais la conglomération d'entreprises au sein et
entre ces différents niveaux, s'explique aussi par l'accélération. du
développement technologique et par l'indéision dans laquelle on se trouve dans
la mesure où il est difficile de prévoir, par exemple, si le disque l'emportera
sur la cassette, le câbles sur la fibre optique, les satellites sur les réseaux,
ou encore si la rentabilité se trouvera demain dans le contrôle des supports de
transmission ou, au contraire, dans celui des contenus transmissibles. En ces
domaines stratégiques, on ne s'abstient pas dans le doute, mais on s'allie, on
fusionne ou on rachète. Telle est, en tout cas, la politique actuelle. A terme,
les situations et techniques étant stabilisées, on pourrait assister à des
mouvements de "déconglomération".

4. L'impact sur le
redéveloppement économique et l'emploi
Les activités et
industries culturelles en croissance accélérée suite aux percées technologiques
majeures dans les arts graphiques, ainsi que dans les secteurs de l'information
et de la communication transforment fatalement l'orientation du développement
économique et partant la structure des activités et, par conséquent, la nature
du travail, l'évolution de l'emploi et des qualifications professionnelles.
D'autant mieux que les
aménagements flexibles et les réductions de la durée du travail pourraient
gonfler la consommation dans les secteurs culturels, de loisir, du tourisme et
des sports. Les temps libres favorisant de nombreuses activités, contribueront à
l'élargissement en des audiences, à la diversification des choix, à l'expansion
des marchés pour les biens et les services culturels.
Cette expansion est aussi
favorisée par le développement des niveaux d'éducation et donc des niveaux
culturels de base des populations à travers le monde.
Dès ce jour, d'ailleurs,
selon des données publiées par l'OCDE à Paris, les hommes attelés dans
l'économie au développement des industries de l'information, de la formation et
du savoir, à la production des équipements de ces secteurs, à la mise en place
et à la gestion de la logistique des secteurs culturels et de la production
immatérielle, représentent plus de 50% de la population active des Etats-Unis;
45% en Allemagne fédérale; 40% en France et de 35 à 40% dans les autres pays les
plus développés de la CEE Ainsi, la croissance des secteurs culturels,
l'élargissement de l'éventail des biens et des services culturels à la
disposition des consommateurs vont aider au redéveloppement économique, à la
résolution des problèmes du chômage et donc à la sortie de crise. Jack Lang
déclarait récemment que les montants investis dans les industries culturelles,
dans les activités créatives de l'intelligence et de l'imagination, rapportent
et rapporteront incomparablement plus que les mêmes montants investis dans
l'agriculture, le charbon ou l'acier.
Ce serait à tort que l'on
négligerait les liaisons essentielles entre le développement de l'éducation et
de la culture, entre l'aménagement de la durée et des temps de travail, les
politiques culturelles et le développement économique. Ce serait un grand tort
de ne pas aménager les liens, d'une part, entre les politiques sociales et
culturelles et, d'autre part, le développement des activités économiques et,
donc, de l'emploi. Croissance et progrès économiques sont ainsi en dépendance
vitale par rapport aux politiques visant l'accroissement et la valorisation des
temps libres, la démocratisation de l'accès aux études, comme aux biens,
services et équipements culturels. A terme, le sauvetage de l'emploi ne se
trouve pas simplement dans une politique industrielle telle qu'on l'imaginait
dans le passé, mais dans le développement des marchés intérieurs, c'est-à-dire
la stimulation complémentaire de l'offre et de la demande de biens et de
services culturellement évolués qui créeront non seulement de nouveaux emplois
et un large éventail de débouchés pour des métiers et des professions mais aussi
de nouvelles conditions de travail, de nouvelles chances de relations, de
nouvelles conditions d'existence et de participation.
Le développement des
investissements, des productions et des marchés culturels supposent
parallèlement des efforts visant la formation et la qualification non seulement
des travailleurs de ces secteurs mais aussi de la population, car il faut être
introduit à la culture pour en consommer.
Par delà la formation des
créateurs, travailleurs et consommateurs culturels, il faudra aussi assurer la
formation politique et sociale des citoyens en correspondance avec les nouvelles
possibilités de participation aux institutions et de responsabilités
décentralisées qui seront rendues possibles par la société informationnelle,
éducationnelle et communicationnelle.
Tels sont sans doute déjà
quelques-uns des points de rencontre, des zones de convergence et de
superposition entre les politiques et les espaces culturels et sociaux sur le
plan européen, mais aussi sur le plan mondial.
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