La photographie, art
actuel et document pour l'Histoire
Georges
VERCHEVAL
Directeur du Musée de la
Photographie
Jacques
Vernet qui eut en 1753 la commande de réaliser pour Louis XV les
vues des principaux ports de France, reçut des instructions alors
qu'il était en cours de travail: "... Vos tableaux doivent
posséder deux qualités: la beauté picturale et la ressemblance. Dans
le projet que vous m'avez présenté, une de ces qualités est sans
doute présente, mais, je le crains, au détriment de l'autre et je
doute que le port de Sète, représenté du côté de la mer, puisse être
reconnu par ceux qui l'ont vu de la terre. (...) Pensez-y avant de
décider et, surtout, ne perdez pas de vue la volonté du roi qui veut
que les ports de son royaume soient représentés d'une façon
naturelle sur vos toiles. Je conçois que votre imagination va être
freinée, mais avec votre talent, vous réussirez à créer un équilibre
entre réalisme et invention, ce dont vous avez déjà fourni des
-preuves"
(1). Cet
équilibre a toujours été la pierre d'achoppement, dans tous les
arts. La photographie n'y échappe évidemment pas. Au 19ème siècle
comme aujourd'hui, la plupart des photographies réalisées étaient
des images utilitaires, des images de circonstance, des images de
commande, même si les plus célèbres sont celles qui ont été
reconnues pour leur valeur artistique.
Cependant depuis quelques
années, on a reconsidéré la qualité des photographies de ces commande. En 1851,
en France, une "mission héliographique" était mise sur pied, par laquelle
plusieurs photographes étaient chargés de répertorier les monuments destinés à
être restaurés ou l'ayant été récemment. Le but étant de conserver
l'architecture de la nation par le moyen de la reproduction photographique. Pour
certain, Viollet-le-Duc par exemple, ces images avaient une fonction purement
utilitaire. Pour les photographes qui les réalisaient et pour nous qui les
redécouvrons aujourd'hui, il en va tout autrement. Ces artistes envisageaient
"l'esthétique" aussi bien que l'information, cela tenait à la fois au but de la
commande qu'à cette conscience que l'on a tout à coup de réaliser une oeuvre.
Dans le domaine de la photographie documentaire, les motivations sont multiples.
Il y a par exemple la documentation pure et simple en vue de travaux à
effectuer. Il y a l'exploration de notre environnement, qui n'est jamais
terminée. Il y a l'amour de la nature, de l'harmonie d'un paysage, l'admiration
pour les réalisations du génie humain: ponts, canaux, digues, chemin de fer,
etc... Il y a enfin cette conscience, cette fierté naturelle dont nous avons
parlé. L'évolution de la photographie au travers des 150 années de son histoire
n'est pas constante. La production d'images topographiques au 19ème siècle
essentiellement destinées à la consommation des voyageurs de cette époque qui
n'avait pas inventé la photogravure, est énorme et d'un intérêt souvent
médiocre. La production est presqu'industrielle. C'est la vulgarisation de
l'image photographique.
Les mouvements
artistiques divers vont bousculer cette belle insouciance pendant la première
moitié du 20ème siècle. Que l'on appelle nouvelle vision, nouvelle objectivité,
ou encore photographie objective, la photographie a été soumise à des tensions
et à une volonté de faire de l'image photographique autre chose qu'un document
banal.
Un nouveau concept
s'impose aujourd'hui, révélateur de cette évolution, c'est celui de la
"photographie autonome", celle qui ne dépend que du photographe, de sa vision
des choses, de ses idées, sans lien de sujétion à l'objet représenté.
La photographie
documentaire, quelque soit le sujet traité, en est donc à se reconsidérer. Les
photographes ont compris, ainsi que certains pouvoirs publics, que l'image
photographique réalisée dans un but de "Document pour l'Histoire", est d'une
plus grande qualité lorsqu'elle est sous-tendue par une esthétique, par un sens
critique, bref par la personnalité d'un créateur.
Des commandes importantes
ont été réalisées ces dernières années, plus spécialement en France, en
Grande-Bretagne et aux Pays-Bas. Les résultats extraordinaires obtenus en France
par la Mission photographique de la DATAR, il y a 2 ou 3 ans, sont révélateurs.
Bien que suscitant une certaine critique, il est indéniable que les images
réalisées dans ce cadre sont à la fois des oeuvres et des documents. Les
difficultés auxquelles se heurtent les photographes commissionnés dans ce genre
d'opération, n'ont pas forcément disparu. Il restera toujours une opposition
entre la pure représentation documentaire (le réalisme) et l'interprétation
personnelle (l'invention).
Il faut sur le plan
documentaire un grand projet pour la Wallonie. Le Musée de la Photographie et
surtout l'association "Archives de Wallonie" avec laquelle nous travaillons en
étroite collaboration l'ont entrepris. Trop de documents photographiques sont
réalisés dans notre pays sans que ces questions aient été posées. Il est bon que
les réalisateurs de projets y pensent également, qu'ils se concertent avec des
photographes qui ne soient pas que des "presse-bouton". L'image a une force de
conviction extraordinaire. Elle est trop importante que pour être traitée avec
indifférence.
(Octobre 1987)
Notes
(1)
Lettre du Marquis de Marigny à Joseph Vernet le 9 octobre 1756, citée par
Giuliano BRIGANTI, Les Peintres "Vedute", Electra France, 1971.

|