Potentialités et
handicaps de la Wallonie face au nouvel "ordre" économique mondial
Albert
SCHLEIPER
Directeur du Centre
universitaire de Charleroi (CUNIC)
Avertissement
La présente note tend à
exprimer, de manière synthétique, une perception de la situation actuelle et de
ses enjeux. Chaque phrase, voire chaque mot de ce texte, devraient être étayés
par des argumentations appropriées. Certaines d'entre elles pourront
probablement être développées au cours du prochain Congrès de l'Institut Jules
Destrée. Celui-ci semble d'ailleurs constituer le lieu idéal pour assurer un
suivi opératoire à ce genre de réflexion qui se situe à la rencontre du social,
de l'économique, du politique et du culturel.
Grâce à l'amplification
phénoménale des capacités de communication qui entraîne la proximité physique et
intellectuelle des acteurs économiques et sociaux, la mondialisation des
interventions de tous genres et l'unification des comportements culturels, le
capital exerce une domination croissante sur les pouvoirs politiques nationaux
et internationaux, sur des centres de décision de plus en plus concentrés, sur
l'information et les loisirs, sur la science, la technique et le travail,
anesthésiant ainsi les pulsions et les forces alternatives.
Dans cette évolution,
irréversible sous bien des aspects, quelle place, voire quel rôle peut-on
raisonnablement imaginer pour la Wallonie?
Avant de tenter de
répondre à cette question, il faut dresser le bilan des potentialités wallonnes.
Il tient en trois éléments essentiels: une population capable d'accéder aux plus
hauts niveaux de la culture, de la science et de la technique; une localisation
idéale au coeur de la plus importante conurbation mondiale; une tradition
d'humanisme, de convivialité et de démocratie solidement ancrée dans toutes les
catégories de la population. Ces éléments pâtissent cependant de certains
handicaps par lesquels ils peuvent être lourdement affectés. C'est ainsi que
l'attachement au terroir et le respect de l'opinion individuelle peuvent
déboucher sur un repli frileux des collectivités locales sur elles-mêmes et
l'incapacité de distinguer l'essentiel de l'accessoire, amenant les Wallons à
manquer de vision à long terme aussi bien que de lucidité à l'heure des choix
stratégiques. C'est ainsi que le système éducationnel, victime d'oppositions
idéologiques surannées, a trop souvent visé l'amplification plutôt que
l'excellence et mine lentement son existence en fournissant à ses détracteurs
les arguments pour le perdre. C'est ainsi enfin que, si une liaison opératoire
avec un centre urbain de niveau international ne pouvait s'établir solidement,
la Wallonie risquerait bien vite de devenir une simple contrée, une multitude de
"pays" au travers desquels on passe sans plus jamais s'arrêter.
Ces potentialités et ces
handicaps peuvent se combiner de multiples façons. Il en est trois qui semblent
sortir du lot et qui peuvent aider à répondre à la question posée ci-dessus.
Les compétences acquises
dans les institutions éducatives, l'accès aisé aux centres de décision et de
spéculation internationaux, la primauté donnée à l'intérêt individuel immédiat
peuvent s'associer pour mettre au service du capital international non seulement
une partie excessive de l'épargne wallonne mais également, et sans esprit de
retour, une portion trop élevée des ressources humaines. Ce premier type de
réponse, pour sombre qu'il soit, ne peut être écarté et, surtout, ne peut être
traité à la légère: à terme, il signifierait la disparition de la Wallonie,
c'est-à-dire ni place,ni rôle dans l'évolution actuelle.
Une autre combinaison de
potentialités et de handicaps peut cependant être envisagée, sans pour autant
qu'il soit fait preuve d'un optimisme excessif. Elle repose sur l'association
entre ressources financières et ressources humaines et passe par une très nette
amélioration qualitative du système éducationnel. Cette amélioration requiert,
préalablement, une réflexion approfondie et sereine sur les finalités et le
fonctionnement de ce système. La motivation et la formation permanente des
enseignants de tous niveaux, l'expérimentation d'innovations pédagogiques et la
mise en oeuvre conséquente de celles qui donnent satisfaction, le développement
optimal des capacités de toute personne, peu ou très douée, peuvent devenir
réalité pour autant que l'on fasse l'effort et que l'on consacre le temps
nécessaire à définir et à faire partager les objectifs qu'il est raisonnable,
mais indispensable, de viser. Cet investissement donnera de tels résultats au
plan des ressources humaines que les ressources financières n'auront plus à
chercher à s'employer ailleurs et que, au contraire, un processus cumulatif de
progrès pourra être engendré au bénéfice des entreprises et, par le truchement
d'une répartition efficace et équitable des richesses à celui des collectivités
locales et de chacun de ses membres. Une condition supplémentaire doit cependant
être réalisée en ce qui concerne la Wallonie: sa liaison étroite avec la ville
qui compte le plus grand nombre de Wallons, à savoir Bruxelles. Cette liaison
est nécessaire pour réaliser la communautarisation de l'enseignement et pour
renforcer les synergies culturelles, économiques et financières au sein d'un
pays qui est, grâce à son réseau de communications, une mégapole de dix millions
d'habitants, au coeur de ce qui sera le plus grand marché intérieur du monde.
Un troisième type de
réponse peut être donné à la question posée. Il inclut le précédent mais y
ajoute une dimension de solidarité internationale qui plonge notre communauté au
coeur du défi majeur de notre époque: celui du développement. Les victoires
wallonnes de jadis, la solidarité largement réalisée entre catégories sociales,
le culte voué aux libertés personnelles sont autant de potentialités que les
Wallons pourraient mettre en oeuvre pour sortir nombre de populations de leur
misère. Et tout comme victoires sociales et solidarité ont contribué à
l'élévation généralisée des niveaux de vie dans notre pays, ainsi la réduction
des inégalités entre le Nord et Sud, entre pays riches et pays pauvres,
constituera-t-elle la meilleure garantie de développement harmonieux et durable
dans le monde. Si, dans l'évolution actuelle, le deuxième type de réponse donne
une place à la Wallonie, le troisième lui donne un rôle.
(Octobre 1987)

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