Filières productives et
dynamiques du tissu industriel
Alain LESAGE
Chargé de Recherches à l'IRES
(UCL)
Le concept de
filière existe depuis une vingtaine d'années. Il a été forgé en
France, et utilisé principalement dans des études de filières
agro-alimentaires afin de décrire dans une perspective systémique le
fonctionnement de cette partie de l'économie française, laissée
largement en dehors des révolutions industrielles successives, et
qui a connu récemment de profondes modifications de structure. Si ce
concept émerge aujourd'hui, c'est que l'ensemble de l'économie est
désormais soumis à des mutations importantes dans l'organisation de
la production; par conséquent, son fonctionnement global se modifie
et dès lors, les projections macroéconomiques traditionnelles ne
suffisent plus à orienter les choix des décideurs économiques.
En période de crise,
c'est-à-dire précisément de changement structurel, les décisions pèsent d'un
poids très lourd, à long terme, sur la croissance potentielle d'un pays, d'une
région ou d'une entreprise. Il est normal de chercher à connaître aussi finement
que possible l'environnement dans lequel on est amené à jouer. Il est normal
aussi que se ravive la querelle entre partisans du "laissez-faire" et
interventionnistes, et que le contenu même de la politique économique soit
discuté.
Pour être utile, le
concept de filière devrait pouvoir répondre à ces deux types de besoins.
Améliore-t-il la description faite actuellement en termes de branches ou de
secteurs? C'est l'objet de la première section. Que peut apporter le concept de
filière au débat politique? Possède-t-il des fondements théoriques suffisants
pour permettre de préciser le rôle et les limites de la politique économique?
C'est l'objet de la deuxième partie de ce texte.
1. La filière comme
cadre de description
On parle généralement de
filières de demande finale. Celles-ci sont un ensemble d'agents économiques,
distincts, reliés entre eux par des marchés, et qui contribuent à satisfaire un
besoin final particulier, aussi finement défini que l'on veut: on parlera par
exemple de filière "transports et communications" ou de filière "transports
publics en milieu rural", selon l'objectif poursuivi.
Une fois connue la
filière, ensemble d'agents, il convient d'en décrire la forme: quels agents sont
proches des matières premières (amont) et lesquels sont proches de la
distribution (aval)? Quels sont les produits en concurrence? Et quelles sont les
diverses façons de les produire? En somme, il s'agit de ranger des variables
habituelles (valeur ajoutée, importations, exportations, ...) dans un cadre
d'interprétation nouveau (amont ou aval, dominant ou dominé, segment en
émergence ou en déclin, ...), qui devrait mieux éclairer les choix en matière de
stratégies industrielles.
Insistons sur les
quelques remarques suivantes:
1.1.
L'élément caractéristique d'une description en termes de filières est de mettre
à l'avant-plan les inter-relations entre activités économiques, ce qui n'est pas
le cas des statistiques par branches ou par secteurs. Une description nouvelle
n'est utile que si elle repose effectivement sur des fondements théoriques
nouveaux, et précisément, les inter-relations sont l'élément explicatif majeur
dans l'analyse développée plus loin.
1.2.
Pour permettre de généraliser l'approche, il faudrait disposer de statistiques
adaptées. Or, quel que soit le niveau de désagrégation choisi, il subsiste des
inter-relations entre presque toutes les activités: il faut choisir les liens
les plus significatifs, choix qui dépend de l'objectif poursuivi, et admettre
que de nombreuses filières se recoupent. Il n'est donc pas concevable de
produire des statistiques de filières; mais ce que l'on peut souhaiter, c'est
que les producteurs officiels de statistiques s'adaptent aux demandes
individuelles: conservant les données fines par des moyens informatiques, ils ne
rendraient publics que des agrégats respectant le secret statistique, mais
variant suivant le besoin propre à l'utilisateur.
1.3.
Enfin, une grande partie de l'étude d'une filière est qualitative et il faudra
toujours en posséder une connaissance plus fine que celle qui est accessible par
les statistiques officielles. Le recours aux enquêtes est une nécessité. Ainsi,
par exemple, la vitesse de réaction des entrepreneurs peut différer d'une
filière à l'autre, et expliquer pourquoi une innovation est ou n'est pas
intégrée dans une région. Il est raisonnable de penser que le comportement des
entreprises dépend davantage de la logique de fonctionnement d'une filière que
de l'appartenance à un secteur d'activités. Ce type d'information n'est pas
toujours quantifiable et n'est de toutes façons pas disponible parmi les
statistiques habituellement publiées.

2. La dynamique des
filières
La description des
inter-relations au sein d'une filière montre comment les agents sont organisés
pour satisfaire un besoin final. Cette organisation observée à un moment donné,
est liée aux conditions extérieures au système de production, et elle peut se
modifier pour répondre à des fluctuations importantes de l'environnement. Il
faut chercher à comprendre la dynamique d'une filière, et celle-ci dépend à la
fois des comportements - ce que l'on tente d'appréhender dans une photographie
instantanée - et de l'histoire du système.
Un exemple fera
comprendre l'importance de cette vision méso-économique.
Une étude de la filière
textile en France a montré comment un nouveau mode de consommation, apparu vers
la fin des années soixante, qui a modifié une demande stable en une demande
cyclique, a aussi changé complètement l'organisation de la production, a
renforcé le rôle de certains sous-traitants et a eu des impacts importants sur
l'emploi, ainsi que sur la formation du prix. De plus, les acteurs dont le rôle
a ainsi été renforcé subsistaient de façon précaire auparavant, et eussent-ils
disparu, la restructuration eût été plus laborieuse, sinon impossible. Ces
impacts, un macroéconomiste ne pourrait pas les prévoir.
La prévision d'un taux de
croissance macroéconomique révèle un potentiel moyen. Certains secteurs ou
certaines régions en profitent plus que d'autres. L'étude mésoéconomique d'une
filière ou d'un tissu productif régional doit permettre précisément de
déterminer quelles modifications dans la structure de production ou dans son
organisation sont nécessaires pour exploiter ce potentiel, et dans quelle mesure
ces modifications sont possibles. Plutôt que de considérer le changement comme
une rupture, on tente donc de comprendre le passage d'un mode de fonctionnement
à un autre.
La macroéconomie
considère un peu l'économie comme une machine aux rouages immuables et au
comportement prévisible, sinon totalement déterminé. En mésoéconomie, par
contre, on se représente plutôt l'économie comme un organisme vivant,
essentiellement adaptatif. Pour qu'il y ait adaptabilité du système, il faut
qu'un certain nombre de conditions soient réunies:
a. Pour qu'apparaisse une
structuration autonome d'un système, il faut qu'existent entre les particules
individuelles du système, des interactions qui ne soient ni trop faibles (dans
un gaz, une structuration ne se produit jamais), ni trop fortes (un cristal
solide n'est pas perturbé par des fluctuations normales de l'environnement).
b. Il faut aussi un
germe: il faut qu'un certain nombre de réactions aient déjà eu lieu, pour que le
moteur démarre et continue à s'alimenter de lui-même.
c. Il existe de
nombreuses organisations possibles et celles qui sont adoptées par le système
sont le produit des forces en jeu entre les particules (déterminisme) et des
fluctuations de l'environnement (hasard). Plus il coexiste d'organisations
différentes dans un même système, et plus celui-ci est adaptable rapidement
(variabilité comportementale d'un système global).
d. La structuration du
système crée un objet global, différent des individus qui le constituent, et
dont la dynamique est beaucoup plus lente que les dynamiques individuelles, ce
qui crée l'apparence macroscopique de stabilité et rend irréversibles les choix
qui sont faits en période d'instabilité structurelle.

Ces quatre points
résument brièvement et de façon très simplifiée, voire simpliste, l'approche
d'I. Prigogine et de son équipe, développée pour étudier la structuration
autonome des systèmes chimiques et appliquée ensuite dans les sciences humaines.
Dans cette optique,
mettre en évidence les filières productives, c'est chercher d'abord à mettre en
évidence tous les types de synergies et d'interdépendances qui peuvent exister
entre diverses activités, afin d'évaluer le dynamisme propre au système étudié;
c'est chercher ensuite à répertorier les divers types d'organisations coexistant
dans un même système, afin d'évaluer sa capacité de réponse à des fluctuations
externes ou au contraire sa vulnérabilité; c'est chercher enfin à identifier les
instabilités locales, afin de diriger l'action vers des objectifs accessibles.
Sans entrer dans le débat
sur le rôle et les limites de l'action gouvernementale, ni tirer de conclusions
trop affirmatives d'une analogie entre les systèmes économiques et les systèmes
physico-chimiques, citons simplement quelques axes de réflexion, qui découlent
des quatre points cités plus haut.
a. Le fonctionnement
global d'une organisation est à la fois prédéterminé par son passé et par les
inter-relations, très inertes, que les agents entretiennent entre eux, et sans
cesse remis en cause par des événements fortuits provenant de l'extérieur. La
part du hasard est plus importante à certaines époques qu'à d'autres, et laisse
davantage de place au choix et à la stratégie.
b. Parmi tous les agents
économiques, les pouvoirs publics sont les seuls à pouvoir concentrer assez
d'efforts vers un objectif structurel, et dépasser le seuil critique au-dessous
duquel on obtient davantage d'effets secondaires que d'effets désirés. Mais il
faut que cette concentration d'efforts ait effectivement lieu, et que les
diverses politiques soient cohérentes entre elles.
c. Toutes les mesures qui
obtiennent des effets (désirés ou non), créent des disparités entre agents,
entre secteurs, entre régions, dont il convient de prendre conscience.
d. Il semble exister un
dilemme entre l'efficacité d'une organisation, ce qui signifie sa spécialisation
sur certaines activités, et l'unicité des comportements, et son adaptabilité, ce
qui signifie diversification et variabilité des comportements.
e. Un des rôles
essentiels des autorités publiques est sans doute de faire en sorte que des
coopérations positives naissent, non seulement à l'intérieur de la région, mais
aussi en relation avec l'extérieur.
Concluons sur ce dernier
point. Assurer des interactions fluides entre agents, recouvre de nombreux
domaines; une politique industrielle raisonnée en termes de filières, profite
d'un maximum de synergies entre industries locales; l'adéquation des formations
aux besoins des marchés locaux est aussi un "lubrifiant" du système.
Ainsi, par exemple, face
au flux actuel d'innovations, on assiste à une déstructuration de l'ancien
système de production et à une réorganisation basée sur d'autres secteurs et
d'autres pays. Dans ces conditions, investir dans les nouvelles technologies est
l'exemple de "coup de pouce" que l'autorité publique peut donner à des forces
économiques sous-jacentes qui peuvent ainsi démarrer et continuer seules à
assurer une part de la croissance économique.
Mais ce n'est pas le seul
rôle important. Innover dans les matières enseignées, apprendre d'autres langues
que l'anglais, tourner ses regards vers d'autres pays que les Etats-Unis,
adapter la formation, les échanges culturels, les mentalités et les mythes
anciens aux réalités économiques de demain, sont des actions qui assurent à une
région, une compétitivité de long terme.
(Octobre 1987)

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