Durant les premiers jours du mois d’août 1914, alors
que les troupes allemandes progressent encore, les
quotidiens belges continuent de paraître tant bien
que mal avant de cesser complètement leur tirage.
Certains titres sont relancés à la demande
« insistante » voire « forcée » de l’occupant,
soucieux de faire paraître sous son contrôle des
informations relatives aux faits de guerre, à la vie
quotidienne dans le pays, mais surtout ses arrêtés
et directives. Les initiatives spontanées sont
rares.
Publier un journal sous contrôle allemand comporte
des risques politiques et déontologiques. Nul
n’ignore que toute l’activité de la presse du
territoire occupé est soumise au contrôle de la
Centrale de Presse du Département politique créée
par le gouverneur général, le 16 février 1915. Dans
un premier temps, ce service s’est efforcé de
« maintenir » des journaux de tendances politiques
différentes. Dans chaque chef-lieu de province, des
délégués spéciaux de presse surveillent, censurent
et alimentent l’activité de la presse écrite. Ils
renvoient aussi de l’information vers la Centrale.
Au cours de l’occupation, le service autorisera de
nouveaux titres, d’autres seront encouragés,
d’autres encore interdits…
Selon Les Informations belges, le manque de succès
de L’Avenir wallon a incité les Allemands à
lancer un nouveau journal. Le Peuple wallon,
feuille dite démocratique, aurait été destiné à
promouvoir l’idée d’un Conseil de Wallonie. À la
tête de ce journal « wallon » paraissant en
Belgique, on trouve surtout deux hommes, l’ingénieur
Désiré de Peron et l’instituteur Ernest Houba, et
leur mouvement, les Jeunes Wallons.
À partir du 1er février 1918, le journal
Le Peuple wallon paraît à raison de deux
numéros de 4 pages par semaine, depuis Bruxelles,
même si plusieurs articles et rubriques donnent à
penser que les bureaux sont installés dans le
Hainaut et le Namurois. Le 1er juin, les
autorités allemandes réquisitionnent les
installations de la Gazette de Liège et y font
imprimer Le Peuple wallon. Devant un Joseph
Demarteau médusé, un sbire allemand remet les clés
de l’imprimeur à Désiré de Peron. Après une
interruption d’un mois, le journal devient
quotidien dès le 30 juin, avec une nouvelle
numérotation. À la mi-septembre, il ne compte plus
que deux pages, avant d’en retrouver quatre et ses
abondantes publicités en octobre. À ce moment, on ne
voit plus guère le nom de Houba dans le journal, et
de Peron a engagé du personnel, dont Louis Bovy.
Dans son premier numéro, Le Peuple wallon
rassemble tous les griefs qui le poussent à
paraître : la déconsidération du gouvernement du
Havre à l’endroit de la Wallonie et des Wallons ; la
politique annexionniste du même gouvernement ; les
mesures allemandes appliquant la loi belge de 1913
qui impose le bilinguisme à l’armée ; l’abandon de
la Wallonie par les dirigeants wallons ; les mesures
de censure qui touchent La Wallonie à Paris
et les interdictions qui frappent L’Opinion
wallonne dans l’armée ; les faux bons projets
politiques pour l’après-guerre proposés dans
certains milieux. En avril 1918, le journal prend
fermement position en faveur des ouvriers et des
socialistes, adressant même une lettre ouverte au
gouvernement belge pour défendre la cause des
travailleurs. Pour Le Peuple wallon, la
question wallonne se pose en d’autres termes qu’en
1912 en raison des changements survenus dans le
Mouvement flamand. L’anti-flamingantisme
d’avant-guerre est périmé, dans la mesure où
émergent en Flandre des forces favorables au
fédéralisme avec lesquelles des similitudes de vue
peuvent se dégager. S’employant à rappeler
régulièrement et dans le détail que la séparation
administrative a été réclamée par les Wallons avant
la guerre, le journal se pose comme le défenseur
d’un fédéralisme plus radical.
Dès le printemps 1918, Le Peuple wallon
dispose de quelques délégués locaux, surtout dans le
Hainaut, qui participent à des conférences,
s’occupent des abonnements, etc. Il attaque
régulièrement Jules Destrée, accusé de faire le jeu
de la réaction et des nationalistes belges. Son
poste d’envoyé de mission pour le gouvernement belge
est très mal apprécié. Le député Lorand n’échappe
pas à des critiques semblables. Les rares
« responsables » du Peuple wallon ne
s’embarrassent guère de règles ou de principes. Leur
déontologie laisse d’ailleurs à désirer. En effet,
sans demander leur avis, voire en sachant très bien
qu’ils y sont opposés, le journal reproduit des
articles écrits souvent avant-guerre par Jules
Destrée (extraits de la Lettre au roi), Émile
Buisset, René Branquart, Léon Troclet, Charles
Magnette ou Louis Bertrand. Il arrive aussi que
Le Peuple wallon déforme des articles extraits
de L’Opinion wallonne publiée à Paris.
Se réclamant du droit des peuples à disposer
d’eux-mêmes, Le Peuple wallon entend, dans un
premier temps, conserver le cadre de la Belgique,
cadre nécessaire pour que la Wallonie puisse
réaliser les réformes qu’elle réclame depuis
longtemps : égalité politique, instruction
obligatoire, équité dans la répartition des charges
militaires, juste répartition des charges
budgétaires, vote de lois sociales et
affranchissement des consciences. Les rédacteurs du
journal rejettent tout bilinguisme
français-néerlandais pour la Wallonie, et toute
visée annexionniste belge (perçue dans l’entourage
même du gouvernement). de Peron se dit favorable à
l’autonomie de la Wallonie, à la liquidation totale
du système belge (bilingue et réactionnaire), dans
un cadre fédéral : seul ce cadre garantira la survie
des deux composantes. « La Belgique de demain sera
fédérale ou ne sera pas » proclame le propagandiste
Désiré de Peron.

Quand Le Peuple wallon est transféré à Liège
et devient quotidien, la rupture est aussi
éditoriale : les quelques articles de Houba
disparaissent. Aux longs articles politiques de de
Peron, aux longues et régulières reproductions de
discours ou de brochures de militants wallons
d’avant-guerre succède un journal aux nombreux
petits articles traitant des affaires – militaires
et politiques – du monde (du moins des communiqués
officiels), ainsi que des affaires locales
(alimentation, sports, mode, recettes, faits-divers,
état-civil, programme des spectacles, etc.), des
publicités et un feuilleton. Très nettement, à
partir de juillet, Le Peuple wallon
n’apparaît plus comme un journal revendicatif, comme
c’était le cas depuis sa création. C’est en raison
de ce changement de ton que Houba s’en va (fin
juillet). Seule la petite chronique « Choses et gens
de Wallonie » relaie encore de temps à autre les
sujets qui faisaient jusqu’alors l’essentiel du
journal ; à la mi-juillet, après avoir évoqué le
deuxième Manifeste du Comité de Défense de la
Wallonie, cette chronique devient moins régulière,
mais les articles plus radicaux.
En prônant l’établissement des États-Unis de Flandre
et de Wallonie, tantôt Le Peuple wallon
exprime son accord avec le programme fédéraliste de
L’Opinion wallonne, tantôt il semble prôner
une forme de confédéralisme, voire l’indépendance
des deux composantes. Ce radicalisme effréné conduit
le journal à se dire déterminé à rompre avec le
principe monarchique et à proposer, pour les
États-Unis de Wallonie et de Flandre, une
constitution républicaine. Au printemps 1918, le
journal a fait campagne en faveur de
l’internationalisation des questions wallonne et
flamande. Cette question est reprise, un mois avant
l’Armistice, avec les arguments suivants :
« Rétablie (la monarchie) chez nous sous couvert
d’union personnelle (entre Flandre et Wallonie), la
royauté mettrait tout en œuvre pour revenir au vieux
système centraliste. Elle s’entremettrait dans nos
affaires régionales, fausserait les décisions des
Parlements locaux et pèserait sur la politique du
Congrès fédéral ».
Depuis sa nouvelle parution à Liège, les articles,
beaucoup plus courts, ne reprennent plus guère les
propos de L’Opinion wallonne et s’intéressent
à différents thèmes qui s’éloignent de la
problématique wallonne, tels Moresnet, les
épidémies, la question irlandaise, la politique
économique des Bolchéviques, la vague de chaleur qui
touche alors le monde, le sionisme, les origines du
parti ouvrier, l’Alsace-Lorraine, etc. Une place est
réservée au folklore et le journal reste attentif
aux activistes flamands. À partir du 18 août 1918,
Le Peuple wallon publie tous les dimanches,
sous le titre « La semaine politique » un
commentaire succinct des faits militaires et
politiques de la semaine qui tentera de s’inscrire
entre le parti allemand et le parti ‘ententophile’.
Le défi est majeur, et il ne sera jamais relevé :
les propos sont surtout pacifistes, voire
défaitistes. La chronique ne concerne que les
affaires du monde, mais le gouvernement du Havre
n’échappe pas aux épines. En septembre 1918, contre
son gré, Albert Mockel devient la référence
plusieurs fois citée comme précurseur et modèle de
l’idée séparatiste, sans que l’intéressé aie
évidemment marqué son accord. Les dernières semaines
du journal sont surtout consacrées à cracher son
venin tant sur les Alliés, que sur le gouvernement
du Havre et sur les autres groupements wallons. À
plusieurs reprises, la polémique bat son plein avec
ses deux autres « confrères » wallons, L’Écho de
Sambre et Meuse et L’Avenir wallon. Dans
le même temps, Le Peuple wallon « flingue »
le Parti ouvrier belge, en particulier la stratégie
internationaliste et « belgicaine » adoptée par
Émile Vandervelde, ministre d’État au service du
gouvernement belge du Havre. Évoquant « la Wallonie
socialiste », de Peron réclame une scission du POB
unitaire. « (…) dans le POB, comme partout, une
Fédération nous paraît nécessaire. Socialistes
wallons, d’une part, socialistes flamands de l’autre
uniront fraternellement leurs efforts, mais seront
groupés dans des organisations autonomes et
distinctes. Nous avons notre place dans
L’Internationale. Le Parti Ouvrier wallon la
réclame ». Georges Auquier, commis au ministère
wallon de la Justice, avait lui aussi associé
socialisme et séparation administrative dans un
éditorial de L’Écho de Sambre et Meuse. Quand
un article demande si une république ne serait pas
une bonne solution, il est temps que le dernier
numéro arrive. Il porte le numéro 118 et date des 10
et 11 novembre 1918. Certains jours, Le Peuple
wallon tirait à 75.000 exemplaires. Les
autorités liégeoises en interdisent la publication
dès le premier jour de l’Armistice.
Lors du procès du journal, en juin 1921, l’acte
d’accusation contre ses deux responsables, de Peron
et Houba, s’appuiera sur des documents retrouvés à
la bibliothèque de l’Université de Liège pour
affirmer que la prose publiée à partir de juillet
1918 provenait directement tantôt des services de
Haniel von Haimhausen, de ceux de von der Lancken,
voire de von Falkenhausen lui-même. Le ton n’était
plus à la revendication vindicative, même si de
Peron continuait à se laisser aller. Plus modéré
mais plus insidieux aussi, le journal avait continué
à défendre la séparation administrative mais
développé surtout des idées pacifistes, voire
défaitistes. C’est surtout cet aspect-là du journal
que condamnera le tribunal.
Devant la Cour d’Assises de Liège, le réquisitoire
du procureur général conclut à la culpabilité de de
Peron et de Houba, conformément à la totalité de
l’article 118bis du Code pénal. Outre les articles
défaitistes, pacifistes, favorables à la séparation
administrative et irrévérencieux pour les personnes
et des institutions belges, il est encore reproché
la publication régulière de petites annonces
d’engagement de main d’œuvre destinée à servir
l’ennemi. L’article 115 du code pénal est donc aussi
invoqué : avoir fourni des secours en hommes aux
ennemis de l’État. Les deux hommes sont condamnés
par contumace à de lourdes peines de prison.
Paul Delforge - Arnaud Pirotte
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