Durant les premiers jours du mois d’août 1914, alors
que les troupes allemandes progressent encore, les
quotidiens belges continuent de paraître tant bien
que mal avant de cesser complètement leur tirage.
Certains titres sont relancés à la demande
« insistante » voire « forcée » de l’occupant,
soucieux de faire paraître sous son contrôle des
informations relatives aux faits de guerre, à la vie
quotidienne dans le pays, mais surtout ses arrêtés
et directives. Les initiatives spontanées sont
rares.
Publier un journal sous contrôle allemand comporte
des risques politiques et déontologiques. Nul
n’ignore que toute l’activité de la presse du
territoire occupé est soumise au contrôle de la
Centrale de Presse du Département politique créée
par le gouverneur général, le 16 février 1915. Dans
un premier temps, ce service s’est efforcé de
« maintenir » des journaux de tendances politiques
différentes. Dans chaque chef-lieu de province, des
délégués spéciaux de presse surveillent, censurent
et alimentent l’activité de la presse écrite. Ils
renvoient aussi de l’information vers la Centrale.
Au cours de l’occupation, le service autorisera de
nouveaux titres, d’autres seront encouragés,
d’autres encore interdits…
Parodie du titre Sambre et Meuse publié avant
la guerre sous la direction de François Bovesse, le
premier numéro de L’Écho de Sambre et Meuse
paraît sous censure en date des 28 et 29 janvier
1915. Le directeur-propriétaire en est Jean-Baptiste
Collard. De sources convergentes, il semble que
c’est l’occupant allemand qui a contribué à la
création, sinon au développement du journal, en lui
fournissant notamment des informations en primeur
par rapport à son concurrent en région namuroise, le
quotidien catholique L’Ami de l’Ordre.
Quotidien à partir du 22 avril 1915, après être
sorti à raison de trois numéros par semaine, L’Écho
de Sambre et Meuse se présente sur une feuille
unique. Pendant plusieurs mois, il n’a aucun
caractère spécialement wallon puisqu’il se contente
de reproduire des communiqués ou des arrêtés
militaires, des petites annonces, ainsi qu’une
chronique sportive, une nécrologie, des chroniques
locales ou provinciales et un agenda des spectacles.
Le journal se voit octroyer comme gage supposé de sa
docilité le privilège de publier « la liste complète
et officielle des prisonniers belges en Allemagne »
et devient ainsi l’intermédiaire indispensable entre
les prisonniers originaires de la province et leurs
parents. Ceci explique sans doute son tirage
important.
Au début de l’année 1916, L’Écho de Sambre et
Meuse semble avoir un tirage de 4.000
exemplaires, en juillet, de 8.000. Il peut désormais
se poser comme le concurrent de L’Ami de l’Ordre,
et prétendre à un autre statut. À partir de l’été
1917, il commence à traiter de politique intérieure
et surtout à défendre l’idée de la séparation
administrative. Dès janvier 1918, la relation des
opérations militaires devient secondaire par rapport
aux questions « de politique intérieure » qui sont
développées par Paul Ruscart.
Prouver aux lecteurs de L’Écho la réalité et les
bienfaits de la séparation administrative est alors
le principal leitmotiv de Paul Ruscart. À ses yeux,
trois missions s’imposent. La première consiste à
éclairer les Wallons sur leur sort et à étudier avec
eux la question de la séparation : une unanimité
doit être trouvée pour le moment où les négociations
de paix auront lieu. Le modèle dont il faut
s’inspirer est le Raad van Vlaanderen.
Ensuite, il conviendrait d’intéresser l’opinion
mondiale à la cause wallonne. Enfin, Ruscart prône
un dialogue préalable avec les Flamands afin de
régler « en famille » les questions les plus
délicates. Le 1er mars 1918, le journal
reproduit le manifeste Au peuple de Wallonie
du Comité de Défense de la Wallonie. L’Écho fustige
l’appareil judiciaire lorsque celui-ci répond à la
séparation administrative par la grève. On trouve
aussi régulièrement des échos des problèmes
alimentaires et notamment des critiques à l’encontre
des Comités d’Assistance publique. Le journal relate
les mouvements activistes au front.
À partir du 18 juin 1918, L’Écho de Sambre et
Meuse prend une coloration nettement
anti-unitariste et pro-allemande, et s’entoure de
nouveaux collaborateurs. Le bruit court alors selon
lequel J-B. Collard a revendu son journal aux
Allemands. Son nom figure pourtant plus que jamais
sur la manchette du quotidien. Une autre rumeur
rapporte que le Comité de Défense de la Wallonie a
racheté l’Écho de Sambre et Meuse, tandis
qu’un autre « canard » attribue le même rachat au
ministère wallon des Sciences et des Arts. La rumeur
publique désigne Colson, Delvaux et Massonet comme
les nouveaux responsables effectifs de la rédaction
de L’Écho de Sambre et Meuse. Selon plusieurs
sources, Paul Massonet est considéré comme
l’administrateur du journal, ou du moins comme celui
qui s’occupe de la comptabilité, en tout cas de la
gestion administrative et financière. On dit encore
que Massonet y a engagé de l’argent. Plusieurs
typographes émettent l’hypothèse d’un deal entre
Collard et des responsables du ministère wallon des
Sciences et des Arts sans faire la moindre référence
à l’appartenance des fonctionnaires au Comité de
Défense de la Wallonie. Les procès d’après-guerre ne
parviendront pas à tirer l’affaire au clair.

Néanmoins, dès la mi-juin, un changement de ton est
perceptible. Le journal change aussi de forme - ses
anciens caractères Veria romain sont remplacés -
mais surtout sa mise en page : à la demande des
« nouveaux actionnaires », les deux premières
colonnes sont réservées à des éditoriaux dus à
plusieurs plumes, provenant du ministère des
Sciences et des Arts. Selon les moments, on trouve
les signatures d’Oscar Colson (sous les pseudonymes
d’Henri de Dinant et de Jean Cizette ou Cisette),
Pierre Van Ongeval, Albert Delvaux (pseudonyme :
Melchior Proër), Georges Costenoble (« Chonq Clotin »
et de « Un Tournaisien »), Charles Figeys (C.F.),
Arthur Vandevelde (qui écrit sous le pseudonyme
d’Hermès-Martin et ‘Un fonctionnaire de la Justice’)
et Paul Massonet (« Pierre de Ham », Lux
et Mosa) sans qu’ils en soient les journalistes
attitrés. Ancien industriel, le père Massonet
traduit des articles allemands, voire des extraits
de Karl Marx.
Il y a encore le socialiste dinantais Georges
Laforêt, l’anversois Oscar Kulleman (O.K.),
ainsi que Georges Auquier. Fort présent du numéro 11
au numéro 60, soit de janvier à la mi-mars 1918,
Paul Ruscart (P. R. ou sous son vrai nom. Il
écrivait aussi la rubrique « De ci de là »)
s’absente quelque temps, avant de reprendre
régulièrement la plume, à la mi-juin, du n°138 au
dernier numéro, le 260. La rubrique ‘Le carnet d’une
Bruxelloise’ est le fait de Mme Ruscart. Quant à
Henri Henquinez, il est devenu le rédacteur en chef
du journal, son directeur politique,
vraisemblablement en juin 1918.
Surtout en juillet, tout devient prétexte à dénigrer
et à vilipender les institutions belges – surtout le
gouvernement du Havre – et les Alliés. La fin de la
guerre se rapprochant, les comptes rendus militaires
reprennent de l’importance et les articles ont
tendance à être moins virulents. La collaboration
des membres du ministère des Sciences et des Arts
s’espace. Seul Ruscart y reste un collaborateur
régulier sous la direction d’Henri Henquinez.
L’Écho de Sambre et Meuse a sans conteste
défendu le statu quo créé par les événements de la
guerre et la séparation administrative imposée par
les Allemands. L’amateurisme des protagonistes et
les élucubrations de certains de leurs articles ne
doivent pas dissimuler le fait qu’ils avaient choisi
leur camp. On reste surpris que le seul argument de
la liberté absolue de la presse dispensera la
Justice d’instruire à charge contre les auteurs de
certains articles. Ruscart n’avait pas hésité à
critiquer la politique pro-anglaise du gouvernement,
à défendre la séparation administrative (28 juin
1918), à défendre le bilan de quatre années de
« gouverneur général » (6 septembre). Entre mars et
juillet, plusieurs articles – dus à d’autres
signatures – avaient dénoncé magistrats et
fonctionnaires : les titres suffisent à comprendre
leur orientation Déserteurs, À propos de la grève
des magistrats, Les cochons, La Justice à Namur, Un
geste magistral. Sous la plume d’Henri Henquinez, un
article de juillet avait envisagé
l’internationalisation des chemins de fer belges,
avec participation anglaise (25%), française (25%)
et allemande (50%) dans le capital. Les 14 et 15
octobre 1918, Henquinez critiquait encore l’Entente
parce qu’elle refusait les offres de paix du prince
de Bade. Les 6 et 7 octobre, le journal avait aussi
nié le fait que l’Allemagne poursuivait des buts
annexionnistes. Un autre article prévoyait une
révolution en Belgique si le gouvernement belge
défaisait la séparation administrative…
L’absence de critiques à l’égard de la politique
allemande a inquiété J-B. Collard. À plusieurs
reprises, il a été pris à partie par la population ;
on a cassé les vitres de sa maison. Il est conscient
que les articles publiés dans son journal surtout en
juillet ont été excessifs. Il dit avoir envoyé des
lettres de protestation au censeur Brauweiler et
l’avoir menacé d’arrêter l’édition de son journal.
Néanmoins, responsable du journal, il poursuivra la
publication jusqu’au 16 novembre 1918, moment où il
se réfugie en Hollande.
À l’issue du procès en Cour d’Assises, à Namur, en
1920, il sera reproché au seul éditeur responsable
la publication des informations militaires
allemandes qui ont contribué à saper le moral de la
population : les victoires allemandes y étaient
vantées et les actes alliés minimisés. Accusé
d’avoir méchamment servi la politique et les
desseins de l’ennemi et participé à la
transformation des institutions belges, J-B. Collard
est le seul à être poursuivi et à être condamné.
C’est le seul à n’avoir écrit aucun article
« politique ». Éditeur-propriétaire du journal L’Écho
de Sambre et Meuse, mais surtout du Bulletin
des Lois et Arrêtés pour la Wallonie durant
l’occupation du territoire (1915-1918), il est jugé
par contumace et condamné à 15 ans de prison.
Arnaud Pirotte – Paul Delforge
Paul Delforge,
La Wallonie et la Première Guerre mondiale. Pour
une histoire de la séparation administrative,
Namur, Institut Destrée, 2008 |