Depuis janvier 1915, les services allemands installés à
Bruxelles mettent au point et développent une Flamenpolitik
dont les réalisations les plus visibles sont l’ouverture d’une
université flamande à Gand en octobre 1916 et la séparation
administrative décrétée en mars 1917. Cette dernière se
concrétise par la scission des ministères belges en ministères
flamands et wallons. Les premiers restent à Bruxelles alors que
les seconds sont transférés à Namur. Les Allemands s’appuient
sur plusieurs groupements flamands pour mener leur politique,
notamment sur le Raad van Vlaanderen, créé en février
1917 et reçu officiellement à Berlin en mars. Dominé par des
éléments radicaux qui ne rêvent que par l’indépendance de la
Flandre, le Raad apparaît dans les projets allemands
comme le futur interlocuteur politique flamand, une fois la
guerre remportée et la Belgique transformée en un État fédéral
composé de deux États autonomes aux larges compétences.
Jusqu’en 1917, l’occupant ne s’est guère préoccupé du sort de la
Wallonie, si ce n’est pour l’attribuer à la France en
compensation de la perte définitive par celle-ci de
l’Alsace-Lorraine, ou pour la dépecer : Liège aurait été annexée
à la Prusse ; Namur aussi ; la province de Luxembourg aurait été
réunie au grand-duché ; et le reste à l’avenant. Si la
séparation administrative décidée en mars 1917 s’accomplit en
Wallonie par symétrie à la situation flamande, voire par défaut,
les choses changent à partir de décembre 1917. Sous la houlette
des militaires allemands, le projet d’une Belgique fédérale à
deux composantes s’impose. Il convient dès lors de trouver en
Wallonie des hommes prêts à représenter ce futur État, comme
sont disposés les membres du Raad van Vlaanderen. Dès la
fin de l’été 1917, les rumeurs vont bon train à propos de la
création d’un Conseil wallon. Elles circulent au Havre, à Paris,
à La Haye, mais jusqu’en novembre 1918 aucun Conseil wallon
n’émerge. Aucune délégation n’est adoubée à Berlin, aucune
proclamation d’indépendance de la Wallonie n’est prononcée.
Sous la conduite d’Arthur Limet, le projet de constituer un
Conseil wallon s’est heurté à de multiples refus. Limet rêvait
d’en donner la vice-présidence à Charles Magnette. Le Conseil
wallon aurait été présidé par le Zivilverwaltungschef
pour la Wallonie, Edgard Haniel von Haimhausen. Il n’en a rien
été. Au sein d’un groupement appelé « Jeunes Wallons », Désiré
de Peron et Ernest Houba ont caressé l’ambition d’être les
interlocuteurs officiels du Raad van Vlaanderen. Malgré
leurs efforts et leur allégeance aux Allemands, ils devront se
contenter de diriger Le Peuple wallon, le journal, pas
les gens…
Vient alors le Comité de Défense de la Wallonie dont les membres
se défendent d’avoir jamais brigué une quelconque responsabilité
politique équivalente au Raad van Vlaanderen. Ce Comité
voit le jour en mars 1918. Il résulte d’un manifeste rédigé par
Oscar Colson, approuvé par Arille Carlier et Franz Foulon, tous
trois membres de l’Assemblée wallonne, et cosigné par six autres
personnes engagées comme fonctionnaires au sein des ministères
wallons de Namur et inconnus du Mouvement wallon
d’avant-guerre : Paul Ruscart, Albert Delvaux, Georges Moulinas,
Henri Henquinez, Pierre Fraikin et Pierre Van Ongeval. Colson
préside le Comité, Albert Delvaux en est le trésorier et Paul
Ruscart est le chargé de propagande. Pierre Van Ongeval est le
secrétaire, mais c’est Colson qui rédige les P-V. Un « employé
du ministère », Georges Scheen, est affecté, pour sa part, au
service administratif du Comité.
Le manifeste Au Peuple de Wallonie, premier du nom, daté
du 1er mars 1918, annonce la naissance du Comité de
Défense de la Wallonie et définit son programme. Il ne s’agit
nullement de proclamer l’indépendance de la Wallonie et la fin
de la Belgique. Loin de là. Les signataires entendent préserver
le cadre belge. Ils expriment cependant l’idée que, conformément
au droit des nationalités à disposer d’elles-mêmes que défendent
tous les belligérants, la Belgique de l’après-guerre ne pourra
pas conserver son statut unitaire en raison de la question des
langues et des races qui domine la vie intérieure depuis
plusieurs années et que les événements récents ont mis davantage
encore en lumière. Pour les signataires, il s’agit aussi de
porter la question wallonne sur la scène internationale, comme
l’ont fait les Flamands. Considérant que la séparation
administrative crée une situation de fait et que des
incertitudes planent sur la Wallonie en raison de l’attitude du
peuple flamand et des buts de guerre des belligérants, les
membres du Comité de Défense de la Wallonie invitent tous les
Wallons à se mobiliser, à rompre le silence, à préparer
l’avenir, et à défendre les intérêts de la Wallonie,
immédiatement et activement. Ces missions, le Comité les
remplira conformément à l’article 9 des statuts de l’Assemblée
wallonne votés à l’unanimité le 20 octobre 1912 et mentionné
intégralement dans le manifeste : « L’Assemblée wallonne déclare
sa ferme volonté de maintenir sa nationalité belge. Persuadée
que l’Unité belge, basée sur la domination d’une race sur
l’autre, serait impossible à conserver et à défendre, elle
affirme que la Belgique ne peut poursuivre ses destinées que par
l’union des deux peuples qui la composent, union basée sur
l’indépendance réciproque, et faite d’une entente loyale et
cordiale ».
Malgré de réels efforts de diffusion, ni l’Appel au Peuple de
Wallonie ni le Comité de Défense de la Wallonie ne
compteront d’adhérents supplémentaires. Au contraire. Dès la fin
mars, Arille Carlier s’empresse de démissionner. Devant la
réaction d’incompréhension qu’il constate dans l’opinion
publique, il suit les conseils de plusieurs leaders du Mouvement
wallon de Charleroi. Ni à Charleroi ni à Liège, le Comité ne
recevra le moindre soutien. Les fondateurs du Comité de Défense
de la Wallonie ont-ils cru être en mesure de relancer
l’Assemblée wallonne, malgré l’avis négatif de ses ténors ? On
est en droit d’émettre l’hypothèse que la présence dans le
manifeste de l’intégralité de l’article 9 du programme de
l’Assemblée doit servir à rallier les indécis, comme d’ailleurs
la mention de la qualité de membre de l’Assemblée wallonne
clairement affichée pour Colson, Foulon et Carlier. La référence
continue à la prestigieuse Assemblée ne sera cependant d’aucun
profit.
Pour le très « nuancé » Paul Ruscart, le Comité de Défense de la
Wallonie est le pendant du Conseil des Flandres : « Au Conseil
de Flandre, pourquoi n’opposerions-nous pas un comité de défense
de la Wallonie, composé d’hommes compétents (…) et au sein
duquel chaque parti serait représenté ? ». Dans son opuscule
La question flamande et la Wallonie, Paul Ruscart définit
les six missions du Comité wallon dont celle de « prendre avec
le Conseil des Flandres des arrangements amiables sur les
questions litigieuses. Sous la plume de Foulon, le Comité se
défend pourtant de vouloir ressembler au Raad : « (…) il
ne s’agit pas de la création d’un Conseil de Wallonie sur le
modèle du Conseil de Flandre ou de quelque chose d’approchant ».
Ni Assemblée wallonne, ni Jeunes Wallons dont le programme
radical l’inquiète autant que celui du Raad van Vlaanderen,
ni porte-parole du gouvernement du Havre, ni portefaix du
gouverneur allemand, le Comité de Défense de la Wallonie tente –
simplement – d’apparaître comme le seul groupe capable de
préserver les intérêts wallons, dans un cadre belge, et de
porter la question wallonne sur la scène internationale. Foulon
n’attribue donc au Comité qu’un rôle de défense. Il n’est pas
question de négocier avec le Raad. Car si le Comité de
Défense de la Wallonie est destiné à négocier avec le Raad
van Vlaanderen, reconnu sinon institué par l’Occupant, cela
signifie aussi accepter indirectement de négocier avec les
Allemands. Et de cela, Franz Foulon n’en veut pas. Mais peut-on
croire que le Comité n’a été créé que comme organe de diffusion
d’une idée, voire comme organe de défense ? Ses fondateurs
n’ont-ils pas d’autres intentions ? Tous les fondateurs ? Ou une
partie d’entre eux ?
Il est établi que le Comité de Défense de la Wallonie a rédigé
une lettre « collective », le 18 mars, à l’adresse du Raad
van Vlaanderen. S’il prétendait parler d’égal à égal, il
doit vite déchanter. Le Raad refuse tout dialogue. Les
raisons sont politiques et formelles. Si le comité wallon
propose une négociation sur une base fédéraliste, ce principe
est loin d’être l’opinion majoritaire au sein d’un Raad
indépendantiste. D’autre part, la possession de Bruxelles est un
postulat à propos duquel les Flamands n’entendent ni discuter,
ni marchander. Enfin, le Raad se présente comme un
parlement élu et snobe un Comité qui n’est rien d’autre qu’un
club dont les dirigeants ne parlent qu’à titre personnel et qui
est même suspecté d’être de connivence avec le gouvernement
belge du Havre pour enrayer l’action séparatiste flamande.
Faute d’archives – elles auraient été brûlées en
octobre-novembre 1918 – on ne connaît guère le mode de
fonctionnement ni les décisions du Comité de Défense de la
Wallonie. On doit se contenter de suivre les « prises de
position » de ses membres, en supposant qu’ils n’ont pas
démissionné. À partir du 18 juin 1918, L’Écho de Sambre et
Meuse qui paraît depuis 1915 est « investi » par plusieurs
membres du Comité de Défense de la Wallonie ainsi que par
d’autres fonctionnaires wallons. Il reste toutefois malaisé de
savoir si le journal devient l’organe du Comité de Défense de la
Wallonie, ou de fonctionnaires du ministère wallon des Sciences
et des Arts, où se recrutent – il est vrai – la majorité des
membres du Comité. Désormais les deux premières colonnes sont
réservées à des éditoriaux dus à plusieurs plumes, provenant du
ministère. Tout devient prétexte à dénigrer et à vilipender les
institutions belges – surtout le gouvernement du Havre – et les
Alliés. Il est difficile de comprendre l’intérêt du Comité pour
L’Écho de Sambre et Meuse dans la mesure où l’un de ses
membres, Franz Foulon, dirige L’Avenir wallon.
Si des différends ont pu exister entre les membres du Comité de
Défense de la Wallonie, ils restent toutefois fidèles à leur
programme politique. Quand, le 20 juin 1918, le Conseil de
Flandre publie une Proclamation au peuple allemand où, tout en
réaffirmant sa confiance dans la victoire allemande, il
réclame de nouveau pour la Flandre une pleine autonomie
culturelle et politique, en d’autres termes l’indépendance de la
Flandre, rattachée économiquement à l’Allemagne, sans la
Wallonie, le Comité de Défense de la Wallonie rédige un second
manifeste, le 5 juillet 1918, où il réaffirme les principes
énoncés le 1er mars précédent. La solution de la
question belge passe par le fédéralisme et non par l’éclatement
de la Belgique ou par toute tentative d’annexion de la Belgique
à l’Allemagne. Se prononçant « en faveur d’un État fédératif
composé de deux États membres », mais sans s’avancer sur la
question du statut de Bruxelles, le Comité rejette toute formule
politique de séparation absolue.
Ce que l’on sait par les quelques rares documents qui nous sont
parvenus et surtout sur base de divers témoignages consignés par
écrit dans l’immédiat après-guerre autorise à émettre
l’hypothèse que les hauts-fonctionnaires wallons, du fait de
leur fonction, ont dû entretenir des contacts particuliers avec
les responsables de la Zivilverwaltung pour la Wallonie.
Mais il faut se garder de vouloir construire une hypothèse par
simple symétrie avec ce qui s’est passé en Flandre, car nous
avons déjà montré que la Flandre n’était pas le miroir de la
Wallonie, et vice-versa.
Les questions restent nombreuses. Que s’est-il réellement passé
entre les Allemands et les Wallons de Namur, les Limet, Colson,
Henquinez, Fraikin, Van Ongeval, Moulinas et autre Ruscart voire
Delvaux et Meunier ? Pourquoi avoir créé un Comité de Défense de
la Wallonie ? À défaut de ressembler au Raad van Vlaanderen,
le Comité de Défense de la Wallonie devait-il être l’équivalent
de la Commission des Fondés de pouvoir flamand ? Pour quoi les
membres du Comité étaient-ils payés ? Avaient-ils une fonction
en dehors de l’administration ? Y a-t-il eu collusion avec les
Allemands ? Pourquoi avoir brûlé les archives des ministères ?
Aux trois premières questions, le mode de fonctionnement « flamando-allemand »
pourrait donner à penser que les responsables des ministères
wallons décidaient de commun accord avec les référendaires
allemands la politique à suivre. On sait par exemple qu’une
procédure avait été établie en février 1918 pour fixer les
rapports entre l’administration civile allemande, d’une part, la
Commission flamande des Fondés de pouvoir, d’autre part. Les
représentants de l’une et de l’autre se retrouvaient au sein de
la Hauptkommission. Tous les projets de loi devaient y
être étudiés de commun accord entre le fondé de pouvoir et le
référendaire général allemand compétents. En ce qui concerne les
nominations, les propositions devaient être faites selon une
double procédure. Jusqu’à un certain grade, par les
référendaires allemands et les Fondés de pouvoir réunis. Pour
les grades plus élevés, par les seuls Fondés de pouvoir. Aucun
document ne mentionne l’existence d’un tel système en Wallonie,
mais, après-guerre, un fonctionnaire nommé Meyers accusera
Colson voire Fraikin d’avoir voulu imposer les nominations aux
référendaires allemands au sein d’un département politique de la
Verwaltung. Toujours selon Meyers, l’enjeu politique
consistait à favoriser l’enseignement officiel au détriment de
l’enseignement libre. Par ailleurs, Colson a reconnu auprès de
Carlier avoir rencontré Haniel à plusieurs reprises et lui avoir
rendu partiellement des comptes. Colson affirme aussi avoir été
soutenu par Haniel quand il a refusé l’introduction de Houba et
de Peron dans le Comité de Défense de la Wallonie ! Ces éléments
donnent de la consistance à l’hypothèse d’un Comité de Défense
de la Wallonie similaire à une Commission de Fondés de pouvoir…
Les éléments de réponses à la deuxième partie de la salve de
questions relèvent également de témoignages et d’aucun document,
officiel, public ou privé. C’est en tant que propagandistes que
Henquinez, Ruscart et Massonet auraient été rétribués,
vraisemblablement comme de Peron, voire Houba. Qu’en est-il des
membres du Comité ? Étaient-ils chargés d’affaires auprès des
autorités allemandes ? Selon des témoignages, les « membres » du
Comité auraient perçu chacun 4 à 500 francs ou de 375 à 750
francs par mois. Aucun bordereau n’a été conservé, mais il est
troublant de comparer ce montant mensuel de 750 francs attribué
à Colson avec les 9.000 francs annuels alloués à chaque fondé de
pouvoir flamand, en plus de leur salaire… Pourtant,
l’instruction du procès de Namur a conclu qu’à deux exceptions
près – non précisées –, aucun fonctionnaire wallon n’a touché de
subsides exceptionnels des Allemands. Ceux-ci, selon Limet
encore, avaient d’ailleurs cessé rapidement de subsidier les
Wallons en raison de leur inutilité… Quant à l’absence régulière
des hauts fonctionnaires de leur bureau, elle pourrait
s’expliquer par la nécessité d’être présent à des réunions
« politiques », du moins à des réunions de coordination en
présence de certains représentants allemands, comme peut-être le
baron von Richthofen, le Dr Kamnitzer, le Dr. Frölich et
peut-être le professeur Richard Schmidt, ainsi que le consul
Müller, voire le professeur Gemelin.
Ce sont des noms cités par Arthur Limet qui « rêvait » de les
réunir pour une discussion politique. Mais une fois
encore, on ne dispose ni de convocations ni de procès-verbaux de
réunions. Était-ce la preuve de tout cela qui a brûlé en
novembre 1918 ?
Ou bien les apparences sont-elles trompeuses ?
Paul Delforge
Paul Delforge,
La Wallonie et la Première Guerre mondiale. Pour une histoire de
la séparation administrative, Namur, Institut Destrée, 2008 |