Dès
son plus jeune âge, Jacques Yerna est trempé dans le milieu syndical. Son
père, Robert Yerna, fut en effet secrétaire de la régionale de Liège du
secteur Gazelco de la CGSP jusqu’en 1961. Après ses humanités gréco-latines
à l’Athénée de Liège, Jacques Yerna poursuit des études en sciences
économiques à l’Université de Liège (1947) tout en s’occupant déjà de la
formation des Jeunesses syndicales FGTB (1944-1945). Employé au ministère du
Travail où il crée et dirige le service d’études statistiques (1947-1948),
il entre en désaccord avec les conceptions des responsables du département
et démissionne. Engagé comme acheteur au Grand Bazar (1948), Jacques Yerna
entre ensuite à la FGTB nationale dans le service Conseils d’entreprises,
placé sous la direction d’André Renard (1949-1959). Il propose d’y créer une
commission économique qui sera à l’origine des rapports Réformes de
structure et Holdings et démocratie économique des congrès
syndicaux de 1954 et 1956. Secrétaire national de Gazelco (1959-1962), il
devient secrétaire de la régionale Liège-Huy-Waremme de la FGTB, à la suite
de la disparition d’André Renard (1962), et ce jusqu’en 1988, année de son
admission à la retraite. Une retraite active, très active même puisque
Jacques Yerna continue à défendre les idéaux qui sont ceux de sa vie
entière : démocratie, solidarité, droits de l’homme et droits des femmes,
lutte contre la pauvreté, etc.
Militant de gauche engagé, Jacques Yerna n’a jamais caché ses opinions
politiques et syndicales. Après un meeting d’opposition à la guerre de
Corée, il perd son emploi au Grand Bazar. Suite aux grèves menées contre
Léopold III, il est emprisonné pendant trois semaines. Néanmoins, il est
déçu par le compromis qui a mis fin à la Question royale et, comme il
n’apprécie pas non plus que les métallurgistes n’aient pas rejoint les
mineurs du Borinage en 1959, il l’exprime dans les pages de La Gauche,
hebdomadaire qu’il a contribué à créer avec Freddy Terwagne, Ernest Mandel,
Ernest Glinne, François Perin et André Renard (1956). Ce dernier lui ferme
alors les presses de La Wallonie où était imprimé La Gauche.
Ces événements permettent de comprendre pourquoi Jacques Yerna ne suit pas
André Renard lorsque celui-ci rompt avec la FGTB nationale et crée le
Mouvement populaire wallon (1961). Lorsque le secrétaire national Gazelco
décide d’adhérer au Mouvement populaire wallon, en 1962, c’est avec comme
l’objectif de rendre la Wallonie maître de sa politique économique.
L’analyse qu’il fait de la situation des années cinquante et de la crise de
1950 en elle-même, de même que le conflit qui opposa Renard avec le bureau
national de la FGTB expliquent également son engagement. Néanmoins, le
penseur rationnel et doctrinaire qu’est Jacques Yerna n’avait pas hésité à
lancer le mot d’ordre de marche sur Bruxelles au moment de la Grande Grève
(1er janvier 1961).

Partisan d’un fédéralisme lié à un projet socialiste pour la Wallonie,
Jacques Yerna participe à l’ensemble des actions wallonnes de 1962 et 1963.
Membre du Comité d’Action wallonne de Liège (1962-1964), membre du conseil
général du MPW (1962), secrétaire de son comité d’arrondissement de Liège,
Jacques Yerna participe à la Commission chargée de l’organisation du Congrès
d’Action wallonne (Namur, 1963), d’où sortiront le Collège exécutif de
Wallonie et le pétitionnement. Membre de la Commission politique et de la
Commission des résolutions de ce congrès, Jacques Yerna, mandaté par la FGTB
et le MPW, défend l’idée fédéraliste et l’établissement d’un nouveau pacte
constitutionnel reconnaissant en Belgique l’existence de deux communautés
égales en droit. Membre suppléant du Collège exécutif de Wallonie et membre
du comité liégeois de patronage du pétitionnement, Jacques Yerna lutte en
faveur de l’introduction du principe du referendum et de la
constitution d’une assemblée wallonne ; il s’oppose à la fixation de la
frontière linguistique et à l’adaptation des sièges parlementaires au
chiffre de la population sans mesure compensatoire spécifique en faveur de
la Wallonie.
Rapporteur principal du congrès que le Mouvement populaire wallon tient le 1er
mars 1964 à Namur, André Genot lance l’idée d’un rapprochement des
travaillistes de Wallonie. Il s’agissait de créer, avec Rénovation wallonne,
un organe d’action commune, un Comité d’Action travailliste. Après une
première réunion destinée à préciser les positions respectives des deux
mouvements sur des questions culturelles, économiques et linguistiques,
Jacques Yerna (MPW) et Jacques Laurent (RéW) sont chargés d’établir un
canevas des positions économiques. Ce projet n’aboutira pas, du moins en
1964.
Dans
les relations de plus en plus tendues qu’entretiennent le Mouvement
populaire wallon et le Parti socialiste belge, Jacques Yerna devient une des
principales cibles du parti socialiste. Après avoir répété qu’il accordait
un attachement inconditionnel à la cause des travailleurs – et non à celle
des structures d’organisations –, et à la cause wallonne – parce qu’elle
est la cause des travailleurs –, Jacques Yerna est dénoncé par Le
Monde du Travail pour avoir collé des affiches pro-wallonnes à
Chaudfontaine. Pris comme cible dans “ l’affaire de Chaudfontaine ”, il
subit la double excommunication du comité national du Parti socialiste
belge, qui rend incompatible des mandats au parti d’une part, au Mouvement
populaire wallon et/ou de rédacteur à La Gauche, d’autre part
(décembre 1964). Jacques Yerna “ choisit ” alors d’abandonner ses
responsabilités au journal La Gauche et de quitter le Parti
socialiste belge pour se consacrer essentiellement au Mouvement populaire
wallon et à l’action syndicale.

Fin
1964, se constitue une Délégation des quatre Mouvements wallons. Jacques
Yerna y représente le MPW. Le 30 juin 1965, la Délégation adopte un
Memorandum qui sera, en quelque sorte, sa référence doctrinale. Cette
référence sera utilisée pour juger de la pertinence des propositions émises
par le congrès des socialistes wallons de 1967 et d’autres projets
fleurissant à l’époque.
L’écart entre le MPW d’une part, la FGTB et le PSB d’autre part, se résorbe
fin 1966, début 1967. Cheville ouvrière du rapprochement des régionales
wallonnes de la FGTB (congrès de La Louvière, 26 février 1967), Jacques
Yerna est l’un des membres fondateurs du Comité permanent des régionales
wallonnes de la FGTB (qui deviendra par la suite, l’Interrégionale wallonne
de la FGTB) ; il participe aussi au rapprochement des fédérations wallonnes
du PSB et de la FGTB (1967), en collaborant, notamment à la rédaction du
texte du congrès de Verviers des socialistes wallons. Après l’adoption par
ce congrès (Verviers, 25 et 26 novembre 1967) d’un programme de sauvetage de
la Wallonie, programme qu’il estime correspondre, dans les grandes lignes,
aux aspirations des pétitionnaires wallons de l’automne 1963, Jacques Yerna
décide de reprendre son action militante au sein des fédérations wallonnes
du PSB en 1968, juste avant les élections du 31 mars. Il demeure critique
cependant au moment des accords Kleenskerke-Verviers (1968), qui, selon lui,
atténuent toutes les avancées fédéralistes acquises à Verviers.
Signataire du manifeste La Wallonie dans l’Europe (mars 1968),
Jacques Yerna observe que le déclin économique wallon mesuré à l’échelle
européenne est considérable (ralentissement de l’économie de plus de 30% en
dix ans) et se prononce en faveur d’une réforme institutionnelle profonde.
S’il considère légitime la volonté flamande de constituer un grand ensemble
avec le Limbourg hollandais et Rotterdam, il demande que la Wallonie ne soit
pas prisonnière de Benelux et qu’elle puisse, librement, se chercher les
alliances qui lui conviennent le mieux, ainsi que le prévoient les traités
européens.
Élu
en juin 1968 en remplacement d’André Genot, Jacques Yerna devient le dernier
président du Mouvement populaire wallon ; il incarne une ligne politique
résolument renardiste qui ne cessera de susciter des réactions d’hostilité
de la part des “ orthodoxes ” du Parti socialiste belge. Ces tensions en
créent d’autres au sein de la Délégation des quatre Mouvements wallons ;
néanmoins Yerna fait le maximum pour éviter son éclatement. Tout en
n’oubliant pas le sort des Fourons, il rappelle que le but à atteindre est
un transfert de larges compétences culturelles et économiques vers les
régions (1968). Cinq ans plus tard, toujours en tant que président du
Mouvement populaire wallon, il adresse au roi une lettre ouverte insistant
sur la nécessité d’une mise en œuvre accélérée de la régionalisation que
le peuple de Wallonie attend depuis 12 ans.

Membre du comité de patronage de la grande mobilisation wallonne du 19 avril
1969, Jacques Yerna apporte ainsi son soutien à l’action lancée en 1968 par
les quatre mouvements wallons, sur base du Memorandum réalisé par le
Conseil économique wallon (1968) : il s’agit de mobiliser l’ensemble des
Wallons pour obtenir au minimum une réelle décentralisation économique. S’il
exprime son scepticisme quant aux chances de succès du Rassemblement des
progressistes lancé par Léo Collard (1er mai 1969), c’est surtout
en raison de la personnalité du promoteur de l’idée car il ne refuse pas de
rencontrer les démocrates-chrétiens d’Objectif 72. Il n’est donc pas
étonnant qu’il accepte de collaborer à la fondation de Rénovation pour l’Union
des Progressistes, en février 1970, asbl qui rassemble des progressistes de
Wallonie et de Bruxelles. Ancien participant au groupe Esprit (1954) avec
Jean Ladrière, François Perin, Jules Gérard-Libois, Yves de Wasseige, Marcel
Liebman, Ernest Glinne, groupe qui donnera naissance au CRISP, cofondateur
de la Fondation André Renard, cofondateur et coordinateur, avec Max Bastin,
du groupe de réflexion B-Y, il réunit ici les gauches chrétienne et
socialiste afin de construire une vision commune de l’avenir de la
Wallonie et ce indépendamment des rivalités de partis (1971).
Président actif du Mouvement populaire wallon, Jacques Yerna accomplit
personnellement de nombreuses tournées d’information dans les régionales,
rédige les multiples rapports de réunion, analyse régulièrement la situation
politique, économique et sociale du moment, dynamise la réflexion du
Mouvement en étant en contact constant tant avec les syndicats qu’avec le
PSB et les autres mouvements wallons. Favorable à l’application du 107
quater tel que défini par la FGTB en 1972, convaincu que le
rassemblement des progressistes et les réformes de structure ne sont
possibles qu’en Wallonie, Jacques Yerna ne cesse d’appeler de ses vœux la
concrétisation des principes constitutionnels et des lois adoptés en 1970
(notamment la loi Terwagne). Répétant sans cesse que seul le fédéralisme
permettra à la Wallonie de se reconvertir, il se prononce en faveur de
l’initiative industrielle publique, du contrôle ouvrier, réclame la
régionalisation du crédit, la régionalisation de l’énergie et
l’établissement des instruments (Société de Développement régional, Conseil
économique de la Région wallonne) indispensables au sauvetage de l’économie
wallonne.
Avec
Ernest Glinne, Jacques Yerna publie un manifeste en 1978 dans lequel il
affirme à la fois son orientation plus à gauche et sa volonté de rassembler
l’ensemble des progressistes de Wallonie et lance le journal Tribunes
socialistes. Il participe au premier congrès des Indépendantistes
wallons, organisé à Liège, le 15 juin 1980, par Wallonie libre. En tant que
président du MPW, il déclare qu’il faut que l’action des travailleurs
provoque la volonté d’aller vers l’indépendance de la Wallonie. Il faudra
profiter d’une très prochaine explosion de colère ouvrière pour prendre tout
le pouvoir et accepter éventuellement d’en céder ce que l’on voudra à une
forme ou une autre d’autorité centrale. En 1990, il exprime l’idée que
la réforme de l’État de 1980 a été réalisée aux conditions des Flamands ; si
le fédéralisme avait été instauré dans les années soixante, il aurait été
plus équilibré : le souvenir de l’effort wallon en faveur de
l’industrialisation de la Flandre aurait été plus présent.
Il contribue ainsi à rapprocher des familles philosophiques différentes, de
même que, par ses conférences tant en Wallonie, qu’à Bruxelles et en
Flandre, à jeter des ponts entre régions et communautés. Ce travail de
l’ombre, J. Yerna a la satisfaction de voir qu’il porte ses fruits, surtout
depuis 1993, année des réformes de l’État surnommées Saint-Michel et
Saint-Quentin. Demeure une dernière étape, rendre possible la liaison
Wallonie-Europe. C’est sans doute pour cela qu’il a accepté de cautionner la
naissance du mouvement Wallonie Région d’Europe, le 25 septembre 1986.
Paul Delforge