Ayant quitté l’école très rapidement pour entrer dans la sidérurgie, Arthur
Gailly se révélera un tribun redoutable. Modeste manœuvre d’usine, ouvrier
comme son père, militant syndical dès sa prime jeunesse, le jeune Arthur
Gailly était né avec un tempérament de meneur d’hommes. Ayant à peine connu
les Destrée, Pastur, de Brouckère et Vandervelde, il côtoie davantage les
Julien Pappart, Léonard Henry, Eugène Van Walleghem et autres Edmond Yernaux,
qui seront ces compagnons de combat politique. Conseiller communal
(1921-1934), échevin (1921-1925, 1933) et bourgmestre socialiste (1933-1934)
de Mont-sur-Marchienne, il gravira très rapidement les échelons de
responsabilités pour finalement se retrouver seul maître à bord tant dans
les milieux syndicaux que mutualistes, coopératifs et politiques de
Charleroi. Jusqu’à la Grande Grève de l’hiver
’60-’61, Gailly décidera seul
et imposera sa volonté. De 1929 à 1960, il a été de toutes les grèves et de
tous les mouvements sociaux : bien des réformes sociales du milieu du XXe
siècle sont liées à son action en faveur tant des sidérurgistes, des
houillers, des verriers que des pensionnés. Ses qualités et ses défauts en
feront un personnage mythique dans la région de Charleroi, son fief…
Orateur doué qui n’hésitait pas à interrompre son discours en français pour
haranguer la foule en wallon, leader incontesté du mouvement socialiste
carolorégien, anticlérical farouche, il contribuera à faire du Pays de
Charleroi un bastion rouge. Réellement préoccupé par le sort de la classe
ouvrière, fidèle partisan de l’Action commune, pourfendeur du patronat, ami
sincère des dirigeants flamands, Gailly souhaitait avant tout préserver
l’unité de toutes les formes de l’Action socialiste et il ne comprendra que
fort tard que l’heure du fédéralisme et du régionalisme avait sonné. Contre
les marées montantes des grévistes réclamant la venue d’André Renard à
Charleroi, Gailly persiste à clamer son attachement au Parti uni et fort, et
à un système politique unitaire. Au plus fort de la grève, lors d’un meeting
organisé sur le terrain de football du Sporting de Charleroi, Gailly prônera
le calme et laissera clairement entendre que les Carolos n’avaient aucune
leçon de syndicalisme ni de socialisme à recevoir d’André Renard. Plusieurs
mois après les événements de 1960-1961, il reconnaîtra ne pas être monté
dans le bon bateau… Pour Arthur Gailly, la grève de l’hiver ’60 marqua
incontestablement la fin de son hégémonie. Emporté par ce ras de marée
fédéraliste, il se concentrera dorénavant sur “ son ” institut de
mutualités, l’Institut médico-chirurgical Arthur Gailly. C’est d’ailleurs
davantage dans l’action sociale que wallonne que le souvenir d’Arthur Gailly
est le plus marquant. Néanmoins, la question wallonne ne lui a pas été
indifférente.

Ainsi, du 27 juillet au 19 septembre 1935, Arthur Gailly écrit, dans Le
Peuple, une série d’articles sous le titre Au pays qui ne veut pas
mourir ; constatant la fermeture de trop nombreuses usines, il déplore
leur départ vers le Nord. Et il demande que l’on réalise un inventaire de
toutes celles qui sont dans le cas depuis un quart de siècle. (…)
Car on ne crée plus d’usines chez nous, on va les fonder en pays flamand.
Nous sommes menacés de devenir dans cent ans une région désertique. Ces
articles vont largement alimenter la réflexion, tant dans le Mouvement
wallon qu’en dehors de celui-ci. Quant aux solutions à apporter pour
remédier à la désertification de la Wallonie, Gailly pense pouvoir les
trouver non pas dans un rapprochement avec la France – comme le suggère
généralement le Mouvement wallon – mais plutôt dans le Plan de travail d’Hendrick
De Man. (…) Comme tout Wallon qui se respecte, nous nous sentons bien un
peu français mais, en l’occurrence, nos préférences et nos sentiments ne
comptent pas. Et il ajoute : au surplus, il faut qu’on sache que les
travailleurs de Wallonie, dont nous sommes, sont plus près de leurs frères
des Flandres que des bourgeois de chez eux, de France, de Navarre ou
d’ailleurs.
Jeune
député socialiste, Gailly est rapidement épinglé par le Mouvement wallon qui
reproche à l’élu de Charleroi, émigré à Bruxelles, d’aller chercher ses
directives dans les milieux socialistes de la capitale. Gailly ne cache
d’ailleurs pas qu’il n’a jamais voulu verser dans le wallingantisme ni la
francophilie. Mais au Parlement, en novembre 1938, il avoue ne pas avoir
été attentif aux conséquences de la politique d’indépendance votée en 1936.
Il la dénonce alors en proclamant qu’il s’agit d’une fausse sécurité.
Tandis que le fascisme triomphe, la seule indépendance belge se trouve
derrière les remparts des démocraties assemblées. Nous serons
toujours avec les démocraties et la vraie France républicaine. (…)
les travailleurs ne tourneront pas leurs fusils ni leurs canons contre le
peuple de France. Mises à part ces deux interventions remontant à
l’avant-guerre, il faut reconnaître un certain mutisme d’Arthur Gailly sur
la question wallonne avant les événements de cinquante, même s’il paraît
avoir noué des liens étroits et des amitiés wallonnes avec Georges Thone et
Jean Coyette durant la guerre, et qu’en 1945, il est devenu membre du
Congrès national wallon.
À la
pointe des luttes sociales de l’après Seconde Guerre mondiale, Gailly
apparaît alors comme le tribun carolorégien. Contrairement à un André Renard
qui refuse le cumul des mandats politiques et syndicaux, Arthur Gailly est à
la tête à la fois du syndicat et du parti socialistes de Charleroi (député
de 1936 à 1961, secrétaire de la Fédération des Métallurgistes de Charleroi
de 1939 à 1965, et secrétaire général de la régionale FGTB de Charleroi dès
la Libération, puis président de cette régionale jusqu’en 1961).
Personnalité fort écoutée et crainte à la fois, il n’hésite jamais à monter
à la tribune pour haranguer les ouvriers ou impressionner ses collègues
parlementaires. Il est vrai que la présence de Jean Duvieusart, son
adversaire à Charleroi, à la tête du gouvernement homogène catholique a dû
motiver le tribun socialiste. Ainsi, au cours du débat d’investiture du
gouvernement, vers le 10 juillet 1950, son intervention à la Chambre
est-elle fort remarquée : Dans cette lutte, le Peuple wallon est prêt à
se replier sur la Wallonie, sa véritable patrie. Syndicalement d’accord avec
nos amis flamands, nous constituerons le Mouvement syndical wallon. Nous
ferons une confédération avec la Flandre si c’est possible. Sinon, la
Wallonie sera seule et libre s’il le faut.
La
Wallonie rouge et bleue, la Capitale rouge et bleue, ne se soumettront
jamais à la Flandre noire. Léopold ne sera plus jamais le roi des Wallons,
moins encore celui des travailleurs.
Le 27
juillet, celui qui était un Londonien de 1940 à 1944, qui critique Léopold
III et accepte le maintien du Régent, va même un peu plus loin : Dans une
confédération belge, nous voulons que la Wallonie ait des droits égaux à
ceux de la Flandre. Si ce n’est pas possible, la Wallonie proclamera son
indépendance. Le 31 juillet 1950, il réclame, dans une vibrante
allocution, la transformation de la Belgique en une confédération d’États
et, si la chose est impossible, l’indépendance complète de la Wallonie.
Après
les événements de l’été 1950, l’intérêt manifesté par Arthur Gailly aux
problèmes wallons s’estompe : il siège néanmoins au Centre Harmel, où il a
été désigné par la Chambre. Il convient de relever aussi que le comité
provincial élargi de la FGTB Hainaut, présidé par Arthur Gailly, vote, le
30 août 1952, une résolution en faveur du confédéralisme, système établi
dans le cadre belge et garantissant l’égalité des droits entre Flamands,
Wallons et Bruxellois. Dans L’Action du 17 février 1956, Gailly
évoque enfin, de façon ponctuelle, la question des allocations familiales en
Wallonie quand il écrit : Dans le régime actuel, la Wallonie est refaite
comme un rat au bénéfice des familles nombreuses flamandes et très souvent
cléricales pour lesquelles le régime a été imaginé. Avec la FGTB, nous
sommes pour une répartition en fonction de l’âge des enfants et non
exclusivement de leur nombre. Les premiers enfants sont plus difficiles à
élever ; dès lors il faut augmenter l’allocation aux premiers enfants.
Si
le monde ouvrier débraye spontanément durant le mois de décembre 1960, il se
trouve quelques représentants syndicaux en Wallonie pour tenter de freiner
le mouvement ; Gailly est parmi eux et il est notoire que ses relations avec
André Renard ne sont pas au beau fixe. Il y a davantage qu’une simple
rivalité de personnes entre Renard et Gailly. À Charleroi, c’est la CGSP qui
impose la grève et la FGTB ne suivra que sur le tard, poussée par les
manifestants. Fidèle à la ligne du PSB, Gailly l’impose à la FGTB
carolorégienne. Il redira en 1965 combien, à ses yeux, la grève de fin
1960 et janvier 1961 (fut) la plus malheureuse, la plus improductive
– à courte et longue échéance (Combat, 10 juin 1965, p. 2). Il a
aussi des mots très durs à l’égard du Mouvement populaire wallon, auquel il
n’adhère évidemment pas : sous-produit des masses flottantes et
interchangeables (L’Action, 16 septembre 1961, p. 1). Le
pétitionnement de l’automne 1963 est lui aussi décrié au nom de l’idéal
socialiste : Le pétitionnement n’a aucun sens, on fait dire ce que l’on
veut aux chiffres (…) Il suffirait de comparer les chiffres cités
avec les cotisations libres et volontaires versées au Mouvement populaire
wallon (L’Action, 14 décembre 1963) ; il conteste notamment le
fait que des listes aient pu être signées dans les usines et les
charbonnages.
Après la période des grandes tensions du début des années soixante, où
Gailly démissionne de la présidence de la Régionale FGTB de Charleroi
(1961), il écrit : On nous a collés ensemble, Flamands ou Ménapiens au
Nord, Wallons ou Nerviens au Sud… La Belgique est, à la longue,
devenue un champ de bataille pour nos voisins… Et de traiter de
psychopathes les deux clans qui veulent, l’un le rattachement à la
Hollande, l’autre à la France. Fataliste, il conclut que, bon gré mal
gré, pour le bonheur et pour le pire, la situation est impossible à changer
(Drôle de pays, dans L’Action de mars 1966).
Paul Delforge