Docteur en droit de l’Université de Liège (1890), avocat,
bâtonnier de l’Ordre, Émile Buisset embrasse une carrière
politique qui se révèlera féconde : conseiller communal dès
septembre 1903, député (1904-1925), échevin en 1904, et enfin
bourgmestre de Charleroi en 1921. Figure libérale marquante de
la région de Charleroi, il prend une part active dans la défense
des intérêts de la Wallonie.
Le mérite revient à Émile Buisset d’avoir contribué à la prise
de conscience du Hainaut à la problématique wallonne. Alors que,
à Liège, la question wallonne tendait à sortir progressivement
de la confusion de ses débuts, Émile Buisset secoue, dès 1900,
l’apathie des Hennuyers au travers de nombreux articles dans
La Gazette de Charleroi où il attire l’attention de ses
contemporains sur ce qu’il considère comme les exagérations du
Mouvement flamand. Membre du Comité d’étude pour la Sauvegarde
de l’Autonomie des provinces wallonnes, comité qui est créé par
la Ligue wallonne de Liège en 1910, Émile Buisset prend part
notamment à la réunion de travail qui se tient à Bruxelles le 27
janvier 1911 et qui examine les moyens légaux et concrets
d’assurer l’autonomie wallonne souhaitée. Si la séparation
administrative apparaît d’abord aux yeux de Buisset comme le
moyen de préserver l’unilinguisme en Wallonie et de défendre les
intérêts wallons face aux revendications flamandes, il devient
plus évident encore que cette solution doit s’imposer au
lendemain des élections du 2 juin 1912 qui ont consacré le
succès des catholiques en Flandre, celui des libéraux et
socialistes en Wallonie mais surtout la minorisation des Wallons
en Belgique. Dès lors, le député libéral prend l’initiative de
solliciter, le 17 juin, les conseils provinciaux du Hainaut, de
Liège, de Namur et du Luxembourg afin qu’ils votent une
résolution autonomiste en faveur de l’élargissement de leurs
prérogatives ; pour Buisset, seule cette mesure offrait
l’occasion aux populations wallonnes d’être gouvernées selon
leurs aspirations philosophiques et sociales et conformément à
leurs intérêts matériels.
Présent et actif lors du Congrès wallon du 7 juillet 1912, Émile
Buisset a préparé un projet de séparation entre Wallons et
Flamands : ce projet, comme celui de François André d’ailleurs,
vise à l’accroissement de l’autonomie provinciale. Finalement,
au terme des travaux, c’est la proposition de Jules Destrée qui
est retenue recommandant la séparation administrative entre
Wallonie et Flandre. Favorable à cette résolution, Buisset
soutient aussi l’idée de créer une Assemblée wallonne, dont il
deviendra l’un des membres fondateurs.
« Nous ne parlerons pas le flamand ! Jamais ! », déclare-t-il à la Chambre, le
21 mai 1913. Il défend en effet l’idée que l’âme wallonne n’est
que le prolongement de l’âme latine se perpétuant à travers la
civilisation française. Au début de la Grande Guerre, Émile
Buisset prend l’initiative de convoquer des réunions
clandestines de militants wallons à Charleroi, à l’instar des
frères Colson à Liège. Aucune décision politique n’y est jamais
prise. Lorsque Franz Foulon décide de publier L’Avenir wallon
(novembre 1916), afin de contrecarrer les activistes flamands
qui ont pris la responsabilité de briser l’unité belge, Buisset
accepte d’apporter sa collaboration. Sentant l’ambiguïté que
peut receler cette démarche, Buisset y met fin rapidement. Après
l’Armistice, il sera le défenseur de Carlier devant les
tribunaux de Namur.

S’il ne prend pas publiquement position dans les questions
politiques durant la période de l’occupation allemande, Buisset
n’en reste pas moins actif, discrètement, voire secrètement.
Était-il le leader d’un groupe de réflexion wallonne dans le
pays de Charleroi ? Fort actif à la tête du Mouvement wallon
avant la guerre, Buisset n’a pas renoncé à défendre les intérêts
wallons durant l’occupation allemande, tout en respectant
l’Union sacrée et sans se placer au service des Allemands.
Aurait-il participé à des réunions à Bruxelles où se
rencontraient des sénateurs, députés et députés permanents
? Faisait-il partie de l’une des vingt commissions
secrètes qui, depuis mars 1917, se tenaient régulièrement à
l’Institut Solvay à Bruxelles ? A-t-il participé à
des séances discrètes de l’Assemblée wallonne ? Toujours est-il
que les trois études attribuées à Buisset, La Belgique
d’hier, Celle de demain, Une Solution nationale et
La Solution régionaliste, ont été rédigées comme autant de
rapports destinés à nourrir une réflexion de haut vol sur le
devenir de la future Belgique libérée. Réalisée en
juillet-septembre 1917, l’étude La Belgique d’hier, Celle de
demain est une sorte de brouillon de l’étude Une Solution
nationale, dont l’écriture s’achève fin décembre 1917, et
qui pourrait bien être une réponse à la brochure parue au Havre
sous la direction du ministre Carton de Wiart. Quant à La
solution régionaliste, datée du 7 avril 1918, elle se
présente comme un éclaircissement des questions qui se sont
posées après lecture d’Une solution nationale. Sans aucun
doute le texte le plus abouti des trois, Une solution
nationale paraîtra sous une forme résumée en 1919, sous les
auspices de l’Assemblée wallonne.
Participant activement aux travaux de l’Assemblée wallonne dès
sa constitution (1912-1914, 1919), Émile Buisset se trouvera en
désaccord avec le secrétaire général Joseph-Maurice Remouchamps.
Lors de la crise de juin-juillet 1923, Buisset soutient Jules
Destrée qui, avec une quinzaine d’autres membres, décide de
démissionner de l’Assemblée wallonne. Mais Buisset se garde bien
de démissionner lui-même afin d’empêcher le secrétaire général
de rester seul maître à bord. Son attitude sera diversement
appréciée. Respectant l’existence d’un État belge mais refusant
toute idée de nation belge, il plaide à maintes reprises pour
une autonomie accrue de la Wallonie au sein de l’État belge. Il
rencontre ainsi le point de vue de Jules Destrée notamment dans
sa démarche vers une plus grande autonomie pour la Wallonie.
« Le
peuple flamand, par de nombreux côtés, est plus proche du peuple
néerlandais que du peuple wallon, lequel est étroitement
apparenté au peuple français dont il partage la civilisation ».
« (…) Englober dans un État unitaire deux peuples que séparent
la langue et la civilisation, c’est réaliser une œuvre
déraisonnable, nécessairement précaire, portant en elle les
causes de sa destruction. (…) Le régime fédéraliste corrige les
vices du régime unitaire et échappe aux objections qu’on peut
opposer au régime séparatiste ».
Considérant qu’une « erreur a été commise en 1830 », Buisset
souligne qu’il n’y a jamais eu avant 1830 de nation belge et que
les deux peuples qui composent la Belgique ont jadis joui d’une
très grande autonomie. Minimisant l’importance des griefs du
Mouvement flamand, le libéral de Charleroi se plaint surtout
d’une Belgique exclusivement dirigée par un gouvernement
homogène catholique, où les Wallons sont de plus en plus
minorisés. Observant qu’il n’y a pas de frontière entre la
France et la Wallonie d’un point de vue culturel, il déplore
surtout l’échec de l’amalgame tenté en 1830. Wallons et Flamands
devraient être à même de décider chacun séparément, ce qui
suppose un changement radical des structures politiques de la
Belgique dans le sens de la décentralisation, du régionalisme,
de la liberté « des peuples belges », de l’autodétermination, du
fédéralisme.
Rejetant « le provincialisme » qui, à ses yeux, développe un
esprit particulariste excessif, Émile Buisset ne cache pas que
sa préférence va vers une simple séparation, avec reconnaissance
de la Flandre, de la Wallonie et d’un statut particulier pour
Bruxelles et ses environs. Conscient qu’une telle formule puisse
être considérée comme trop révolutionnaire, il préconise une
formule régionaliste organisée autour de cinq États à créer : la
Flandre (composée des deux provinces de Flandre occidentale et
orientale, en fait l’ancien comté de Flandre), la Campine
(provinces d’Anvers et de Limbourg, en fait l’ancien Duché de
Brabant), la Wallonie occidentale ou Sambre (la province de
Hainaut, une partie de Namur jusqu’à la Meuse et
l’arrondissement de Nivelles, en fait l’ancien comté de
Hainaut), la Wallonie orientale ou Meuse (les provinces de
Liège, Luxembourg et l’est de la province de Namur), l’État de
Bruxelles (avec les arrondissements de Bruxelles et Louvain).
Inspirés des très lointaines entités médiévales, les États
imaginés par Buisset sont mi-agricoles, mi-industriels ; la
population y est calculée suivant un savant dosage ; en
choisissant Liège à l’est et Charleroi à l’ouest comme «
capitales », il évite certaines susceptibilités. Mais son
système ne paraît pas en mesure de résoudre les questions
relatives à l’emploi des langues des administrations
centralisées, ni de l’armée. L’État de Bruxelles sera bilingue.
Rien n’empêche que les deux langues soient employées dans les
deux États de Flandre, mais rien n’y oblige. En matière
linguistique, Buisset développe un point de vue original
lorsqu’il écrit que, de plus en plus francisée, Bruxelles devra
être l’arbitre entre les deux peuples belges, que le Wallon
pourra mettre utilement à profit son temps pour l’étude de
l’anglais, de l’espagnol, comme pour l’étude du néerlandais.
|
Nombre d’habitants |
Campine (Flandre) |
1.250.000 |
Mer (Flandre) |
2.000.000 |
Meuse (Wallonie) |
1.300.000 |
Sambre (Wallonie) |
1.700.000 |
État de Bruxelles |
1.350.000 |
Total |
7.600.000 |

Un tel découpage implique que soient créées cinq cours d’appel,
ainsi qu’une cour de cassation avec une section wallonne et une
section flamande. La direction des chemins de fer devrait être
de compétence fédérale, chaque État devra fournir à l’armée des
soldats en nombre proportionnel à sa population et ils seront
placés sous un commandement commun – sans préciser quelle langue
sera pratiquée. Son système conserve un parlement central et
attribue des pouvoirs législatifs et exécutifs aux Etats
régionaux. Dans le résumé publié en 1919, Buisset définit
clairement les limites du pouvoir central : armée, magistrature
supérieure, travaux publics d’intérêt interprovincial, affaires
étrangères, colonies, etc.
Chez Émile Buisset, la défense des intérêts de la Wallonie
menacés par la radicalisation des revendications flamandes va de
pair avec l’affirmation d’un sentiment d’appartenance à la
culture française. Aussi, l’unilinguisme constitue-t-il
également une des préoccupations majeures du député
carolorégien. Pour lui, la langue officielle de la Belgique est
le français et elle doit le rester. (…) Il faut abolir toutes
les mesures prises – législatives et administratives – en
violation de la prédominance légale du français. Il faut enfin
résister avec une impitoyable énergie aux prétentions
antinationales des flamingants. Partisan avant la guerre d’un
recrutement régional à l’armée, il dépose une proposition de loi
en ce sens et il restera sur ses positions après 1918. Après
l’Armistice, il constitue autour de lui un groupe parlementaire
wallon qui ne lui survivra pas.
Ses interventions à la Chambre sont nombreuses. Régulièrement,
il ferraille avec ses homologues flamands. Ainsi, en 1919,
encourage-t-il Camille Huysmans à pousser jusqu’à son terme son
projet de flamandisation de la Flandre : dans l’administration,
dans l’enseignement, en matière de justice. « Quand vous aurez
réalisé votre œuvre, n’aurez-vous pas réalisé la séparation
totale du pays ? En réalité, vous aurez accompli la scission
morale et intellectuelle entre les deux peuples (…). Quand plus
personne ne parlera français en Flandre, il n’y aura plus de
Belgique ». Partisan d’un statut particulier pour Bruxelles,
Buisset attache surtout beaucoup d’importance à la bonne
connaissance des langues modernes en Wallonie. Bien qu’une
certaine liberté est laissée dans le choix de la première langue
étrangère, l’organisation de l’enseignement conduit à « forcer »
l’apprentissage du flamand. Les plus courageux apprennent
ensuite soit l’anglais, soit l’allemand. Pour Buisset qui
réclame de donner la liberté du choix au père de famille, un tel
système est nuisible ; il faudrait que les écoliers wallons
puissent mettre utilement à profit leur temps pour l’étude de
l’anglais, de l’espagnol, comme pour l’étude du néerlandais.
Libéral, Émile Buisset rejoint souvent le socialiste Jules
Destrée au moment où il convient de défendre les intérêts de la
Wallonie. Ainsi, en mai 1919, au cours d’un très long débat où
les députés flamands exposent en détail les griefs du peuple
flamand, Destrée et Buisset posent ensemble, avec Troclet et
Branquart, la question de la séparation administrative et de
l’aménagement des institutions belges au regard des questions
wallonne et flamande. Le premier ministre de l’époque,
Delacroix, étouffera la discussion par un long discours d’union
approuvé par l’ensemble des parlementaires, hormis le quarteron
wallon.
En 1924, Émile Buisset accepte de siéger au sein de la
Commission d’études autonomistes créée par le Congrès d’Action
wallonne de juillet 1924. Il n’a pas l’occasion d’y prodiguer
les conseils et les encouragements qu’il adressait
habituellement aux promoteurs de l’idée wallonne ; il décède
quelques mois plus tard.
Paul Delforge
Cfr Encyclopédie du Mouvement wallon,
t. 1 - Paul Delforge,
Un siècle de projets fédéralistes pour la Wallonie,
Namur, Institut Destrée, 2005 - Jean-Pierre
Delhaye et Paul
Delforge, Franz
Foulon. La tentation inopportune, Namur, Institut Destrée,
2008, coll. Écrits politiques wallons n°9 - Paul
Delforge, La Wallonie et la Première Guerre mondiale. Pour
une histoire de la séparation administrative, Namur,
Institut Destrée, 2008 |