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Evaluation, prospective et développement régional
Journées d'étude, Charleroi, 31 mars 2000
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Quel travail de
prospective pour la Wallonie ?
Michel Quévit
Professeur à lUCL et Administrateur-délégué de
Réseaux, Innovation et Développement Régional (RIDER II)
Introduction
Au terme de cette journée de travail très dense consacrée à la
prospective, je ne peux que me réjouir, en tant que président du Comité scientifique de
la "Wallonie au futur", de constater que la problématique de la prospective ait
été abordée par l'Institut Jules Destrée et, cela aussi, avec le concours
dintervenants d'un tel haut niveau de compétence et de qualité et, pour certains,
de renom international. Au terme de cette journée, face à la décennie de travail de la
"Wallonie au futur", je dois reconnaître que nous ne faisions pas, comme
Monsieur Jourdain, de la prose sans le savoir en parlant de futur wallon. En effet, et les
travaux de cette journée le démontrent, nous navons à ce jour que simplement
positionné la Wallonie face son futur, mais nous ne lavons pas aidée à se
projeter de manière maîtrisée dans son avenir si ce nest de manière très
embryonnaire. Cest ce que devrait apporter à mes yeux la démarche prospective,
dont nous savons mieux maintenant quil sagit dune démarche
rigoureuse : elle demande des compétences spécifiques, des méthodologies propres,
des moyens adéquats avec, en plus, de la vision
.
Je voudrais, dès lors, tenter de cibler mon intervention sur
lobjectif de la mise en uvre en Région wallonne dune démarche
favorable à la prise en compte de la prospective. Nous sommes tous, sur ce sujet
et moi en particulier en situation de "learning process", dans une sorte
décolage. Même si un jour Guy Loinger ma fait le plaisir de massocier
à la création de lObservatoire international de Prospective régionale (OIPR) sous
limpulsion du professeur Lesourne qui fut le père de la prospective en France, je
dois bien reconnaître que jai plus reçu quapporté à cette démarche, en
raison de mon rôle de "développeur" préoccupé avant tout par lurgence
immédiate des programmes à mettre en uvre. Cest pourquoi je
minspirerai pour se faire non seulement des très précieux enseignements de cette
journée mais aussi des travaux des groupes mis en place par lInstitut Jules
Destrée afin de préparer la création de la Société wallonne de lEvaluation et
de la Prospective, travaux qui se sont échelonnés au cours de ces trois derniers mois et
qui nous ont donné un sérieux coup de "lifting" intellectuel

Je voudrais aussi situer mon intervention dans une perspective
opérationnelle et non théorique puisque, au terme de cette journée, il nous faut
voir aussi comment introduire concrètement la démarche prospective dans le projet
wallon, dautant que nous connaissons maintenant la décision du ministre-président
du gouvernement wallon, M. Elio Di Rupo, de créer une cellule de prospective
indépendante dans le prolongement des travaux du contrat pour la Wallonie. Nous tenons à
saluer cette initiative qui représente à nos yeux non seulement un acte politique
important mais surtout une avancée supplémentaire dans la volonté du gouvernement
wallon de doter notre Région dinstruments capables de mieux définir les pourtours
de son avenir, condition indispensable pour répondre de manière durable aux
interpellations de ses enjeux de société.
Jaborderai trois aspects très interconnectés de la
problématique de la prospective pour la Wallonie sous forme de trois interrogations
majeures :
1. Quel est pour la Wallonie la valeur ajoutée de la démarche
prospective : en dautres termes, en quoi les dimensions de la
prospective peuvent-elles éclairer mieux les enjeux primordiaux du devenir de la Wallonie
et les solutions à y apporter ?
2. Quel est le lien entre la démarche prospective et le discours
stratégique régional : en dautres termes, comment la prospective
peut-elle aider à orienter laction régionale ?
3. Quels instruments et outils de prospective mettre en place en
Wallonie pour réaliser un travail de prospective qui soit réellement efficace et
efficient sans être un "verni" de prospective ?

1. Les dimensions de la prospective et les enjeux
de la Wallonie
Trois dimensions majeures de la prospective contribuent à mieux
éclairer les enjeux cruciaux du devenir de la Wallonie :
sa vision sociétale de la réalité régionale;
sa temporalité avec la maîtrise de la dimension du temps;
sa globalité dans lexamen des mutations économiques, sociales, politiques
et culturelles.
1.1. La Wallonie dans sa réalité sociétale :
La démarche prospective nous situe demblée dans
lappréhension de la Wallonie non simplement comme une entité politique mais comme
une société en devenir confrontée à ses propres mutations. En effet, la prospective,
contrairement à lévaluation, nest pas concernée en premier lieu par
laction du politique mais plutôt pas la connaissance des problèmes de la société
et lappréhension de ses enjeux futurs. Aussi, considérer la Wallonie comme une
société dans une démarche prospective consiste à partir dabord de la société
civile et non de la sphère de linstitutionnel ou de ladministratif. Faire de
la prospective, cest, en effet, donner une priorité absolue à la solution des
problèmes vitaux que rencontre la population wallonne dans toutes ses composantes,
cest aussi mieux en saisir les causes et, finalement, mieux en maîtriser les
évolutions. Cétait dailleurs aussi lessence même de la démarche de
la "Wallonie au futur" mais celle-ci ne sappuyait pas sur des instruments
danalyse prospective et elle était donc nécessairement plus factuelle, moins
systématisée et surtout moins branchée sur la connaissance des évolutions de la
société globale.
Cette interpellation de la prospective à la faveur dune
appréhension de la Wallonie comme une entité sociétale a cependant une double
implication importante pour lapproche de son devenir :
1.1.1. La prise en compte de larticulation entre toutes les
dimensions de la vie en société : léconomique, le social, le
culturel et le politique : en effet, une société nest jamais une
réalité cloisonnée, tant toutes les dimensions de la vie individuelle et collective
sinterpénètrent. Cest dailleurs la gestion de cette complexité
comme la très bien montré Hugues de Jouvenel quapporte la démarche
prospective et cela pose, dailleurs, souvent problème aux politiques, qui ont la
fâcheuse tendance de favoriser le cloisonnement de la réalité en privilégiant la
solution sectorielle des problèmes. Pourtant nest-ce pas dans une approche
désectorialisée que lon découvre les voies et les moyens dune réelle
solution aux problèmes de la société et que se révèlent ses enjeux
fondamentaux ?
Quelques enjeux cruciaux sociétaux révélateurs pour la Wallonie
quune démarche prospective devrait amplifier :
Prenons lexemple de la Wallonie : qui mettrait en doute
actuellement que son redressement économique pourrait se faire indépendamment de la
valorisation de ses ressources humaines ? Comment créer des emplois nouveaux sans
développer une culture ouverte à la créativité et à linnovation ? Comment
assurer linsertion professionnelle des moins qualifiés sans agir sur le système
éducatif ? Comment créer un consensus régional sans valorisation positive
dune identité et dune appartenance territoriale ? Qui nierait encore, en
Wallonie, que le refus de la fatalité dun déclin industriel passe nécessairement
par une réminiscence et une résurgence du culturel comme le montre très bien
linitiative de Franco Dragone et son spectacle "Décrocher la Lune" dans
la région du Centre. Autant dexemples qui renforcent la pertinence de la dimension
sociétale de la démarche prospective et de sa nécessité en Wallonie.

1.1.2. La prise en compte de la territorialité ou la
Wallonie comme collectivité territoriale :
Il est une autre dimension que prend en compte la prospective
régionale, à savoir le concept de territorialité ici appréhendé comme référent de
base de la dimension sociétale dune région. Le territoire ainsi que le
montrait très justement Guy Loinger est le révélateur dune spécificité
collective qui sinscrit dailleurs dans la multiterritorialité de
lespace européen, dont le caractère pluriel fait sa richesse mais aussi sa
complexité.
A ce titre, la démarche est dautant plus pertinente pour la
Wallonie quelle est une collectivité territoriale dotée dune autonomie
institutionnelle forte un quasi-Etat dans la Belgique fédéralisée et donc
un interlocuteur dans le concert européen, ce qui accroît ses responsabilités
vis-à-vis des solutions à apporter aux besoins de sa population et des interpellations
de ses enjeux sociétaux. A ce titre, la Région wallonne ne peut plus se cacher derrière
la réalité dun Etat centralisé pour apporter des solutions à ses propres
problèmes de vie en société. Jirai jusquà dire que plus que les
Régions françaises comme le Nord - Pas de Calais, lAquitaine ou
Rhône-Alpes qui se sont dotées dinstruments de prospective régionale la
Wallonie se doit, pour agir efficacement, davoir les moyens de la prospective.
Jy reviendrai plus tard mais je crois déceler cette intention dans la proposition
du ministre-président du gouvernement wallon.
Quelques enjeux liés à lapproche territoriale de la
Wallonie :
Lapproche de la Wallonie comme collectivité territoriale
éclairée par la démarche prospective aura aussi un impact sur la clarification de
certains enjeux relatifs à la gestion de son territoire. Citons :
La mise en uvre dune réelle approche intégrée
de son développement : certes des efforts sont déjà faits en ce sens sous
limpulsion de la Commission européenne dans les Programmes des Fonds structurels
comme nous le démontrait Madame Elena Saraceno de la Cellule de Prospective de la
Commission européenne , mais il reste encore du chemin à parcourir
Le développement dune collectivité territoriale réellement participative :
comment aborder le devenir de la population wallonne sans partir de lidentification
de ses besoins et de leur expression au travers dune démarche participative ?
Comment arriver à un projet de développement légitimé sans lappui dune
démarche citoyenne ?
Linsertion de la Région wallonne dans la multiterritorialité de lespace
européen : sil est commun de dire quune région isolée est une
région morte, il en est de même dans lespace européen où lon voit poindre,
sous leffet de la globalisation de léconomie, de nouvelles compétitions
entre les territoires, et sébaucher les coopérations interrégionales et
transnationales afin de maîtriser ces dépendances.

1.2. La temporalité ou la nécessité dune démarche
"pré-active" et "pro-active" du devenir wallon
Le concept de temporalité est au centre de la démarche prospective
mais la prise en compte de la temporalité na de sens que si elle peut propulser la
Wallonie dans le temps de manière proactive ce terme est revenu maintes fois au
cours de cette journée et jy ajouterais ce concept pertinent dElio Di Rupo
qui intègre mieux encore ce rapport au temps et de manière pré-active.
En effet, la dimension temporelle de la démarche prospective a aussi
des implications quil faut bien circonscrire pour mesurer son opérationnalité.
Car, comme nous le signalait Hugues de Jouvenel mais je découvre aussi que déjà
Périclès, qui fut le grand stratège de la démocratie athénienne, lavait
découvert dans la Grèce ancienne , la prospective na pas pour objet de
pré-dire lavenir mais de nous aider à le construire. Je relèverai deux
implications qui mapparaissent centrales pour notre propos :
1.2.1. La projection de la Wallonie dans le temps : de quoi
demain sera-t-il fait ?
Telle est bien la question majeure que lon se pose et que
lon doit se poser si nous voulons maîtriser les incertitudes du présent. Mais, le
plus souvent, nous nous la posons passivement, à la manière dun devin à
linstar des oracles de la Pythie, alors que lavenir est du domaine de la
liberté et de la volonté tout autant que du pouvoir comme la brillamment
démontré Richard Miller et dès lors du domaine de laction mais dune
action qui devrait être propulsée par une volonté de changement.
Doù aussi des enjeux cruciaux à identifier et des problèmes à
résoudre comme des défis permanents jamais totalement maîtrisés : à titre
dexemples, pensons :
aux interactions entre la chômage des jeunes, la longévité de
la population, la répartition du temps de travail et la solidarité sociale;
à larticulation entre la croissance économique, la qualité de la vie et de
lenvironnement;
au développement dune démocratie participative toujours en devenir et à
remettre sur lécheveau comme nous le rappelle la situation de lAutriche
moderne, etc.

1.2.2. La maîtrise de lhistoricité de la Wallonie :
la notion dhistoricité est centrale pour induire une
démarche pré-active et pro-active de lavenir de la Wallonie comme nous
la dit très justement Guy Loinger. Cette notion qui mest aussi chère
je la tiens dun de mes maîtres à penser, le professeur Jean Ladrière,
lorsquil minitiait aux dédales de la pensée phénoménologique qui a
révolutionné notre approche cartésienne du réel , cette notion veut tout
simplement dire que nous vivons dabord dans le présent (hic et nunc) et que
sil nous faut anticiper notre avenir à partir de lui : nous ne pouvons le
faire valablement que dans une appréhension de notre passé mais qui soit aussi
réellement interconnectée à la projection du futur. Nous sommes là devant un mouvement
incessant dinteractivité entre le passé, le présent et lavenir, un
mouvement dialectique, dirait-il, qui sinscrit comme un pré-requis indispensable à
toute action de changement réel.
Cest ainsi que nous sommes appelés à gérer constamment ce que
nommait Philippe Aydalot, fondateur du GREMI (Groupe européen de Recherche sur les
Milieux innovateurs) en parlant de lavenir des Régions de tradition industrielle,
le paradoxe de la rupture / filiation.
La gestion dun tel paradoxe nest-elle pas au cur de
la réalité en mouvement de la Wallonie lorsquelle tente, depuis deux
décennies :
dallier la filiation à ses valeurs de progrès social et
de démocratie et la nécessaire rupture davec un paradigme industriel désuet;
de combiner lajustement structurel de sa base économique avec le nouveau
paradigme de limmatériel;
de reconstruire son savoir-faire accumulé durant plus dun siècle de
progrès économique sur les fondements dune nouvelle culture de créativité et
dinnovation.
Nous pourrions multiplier à linfini les exemples de ce paradoxe
de la rupture / filiation qui traverse la Wallonie moderne, et ce dans tous les
domaines de la vie en société.

1.3. Lintégration des mutations économiques, sociales,
politiques et culturelle du monde moderne ou la véritable entrée dans le XXI
siècle
Tout ceci étant posé, il nous faut pouvoir répondre à la question
suivante : comment sinscrire dans les grandes évolutions de la société
mondialisée ?
En effet, la Wallonie, comme société et collectivité territoriale,
nest pas une réalité "à coté" ou "à part" des grandes
mutations de la société mais au contraire, elle en est traversée "de part en
part" et de manière permanente. A lévidence, la démarche prospective se
situe à ce niveau de saisie de la réalité grâce justement à ses deux vecteurs que
sont lapproche interdisciplinaire inhérente à la globalité sociétale et son
rapport direct à la temporalité. Cest à ce titre que nous attendons delle
quelle nous permette de mieux réagir aux mutations de la société globale qui nous
entourent et nous traversent tout à la fois.
Je voudrais ici juste pointer deux grands défis majeurs que nous ne
pourrons éviter dans cette première moitié du XXIème siècle et pour lesquels nous
aurons impérativement besoin de la prospective :
1.3.1. La Wallonie face aux évolutions de la globalisation de
léconomie et lenjeu du développement durable :
la globalisation de léconomie, aux pourtours inconnus il y a à
peine deux décennies, évolue de manière incessante sous leffet de rapidité des
résultats de la science et de ses applications technologiques. Par ailleurs, le
développement de la société mondiale dont nous faisons partie intégrante est érodé
par lincapacité de la gouvernance mondialisée à garantir, à la prochaine
génération, un développement durable. Très concrètement, pour la Wallonie se pose la
gestion dun nouveau paradoxe : comment réussir son ajustement structurel, qui
est un impératif, pour assurer un minimum de croissance à sa population et tout à la
fois garantir à celle-ci le respect dun développement durable ? Et il faut
bien reconnaître que les solutions adéquates passent aussi par lintégration dans
ses politiques des déterminants des grandes mutations sociétales, ainsi que des
solutions recherchées à léchelle mondiale.
1.3.2. La Wallonie face aux évolutions de lespace
européen :
les retombées immédiates des grands enjeux mondiaux passent
directement par la construction de lUnion européenne qui les introduit par osmose
dans notre proximité, de par notre appartenance institutionnelle à lensemble
européen et à son Marché unique. La Commission européenne est bien consciente de cette
situation puisquelle a mis en place, déjà sous limpulsion de Jacques Delors,
une Cellule de Prospective et quelle vient de finaliser des scénarii pour la
prochaine décennie. Madame Saraceno nous a indiqué la cadre dans lequel se réalise les
travaux de la Cellule. Il serait intéressant de savoir dans lesquels de ces scénarii la
Wallonie se situerait en fonction de ses réalités spécifiques.
Ici aussi se profilent à lhorizon des enjeux importants qui
inévitablement toucheront la Wallonie. Pensons :
à la globalisation de léconomie ainsi qu'au retard
scientifique et technologique de lUnion européenne vis-à-vis des Etats-Unis et du
Sud-Est Asiatique;
aux implications de lélargissement de lUnion européenne sur le plan
économique et de la gouvernance de la Commission;
à lavenir des Fonds structurels, et à la cohésion économique et sociale
européenne alors que les disparités territoriales ne feront que sagrandir en
raison des déséquilibres dans la répartition de la richesse entre les Etats-membres.
Ce serait une erreur gravissime de croire que ces enjeux sont, pour la
Wallonie, des questions périphériques à résoudre à la marge de son devenir alors que,
pour chacun deux, nous pouvons déjà identifier leur impact négatif ou positif sur
le fonctionnement de son économie et sa réalité sociale. Néanmoins, nous ne possédons
que peu déléments solides pour asseoir ces politiques au delà de lhorizon
dune décennie dautant que nous ne connaissons les choix communautaires en la
matière, pourtant en négociation !
Cest dire aussi que lappréhension de ces grandes mutations
sociétales et leurs incidences sur la Wallonie militent pour linsertion des
instruments de la prospective wallonne dans les grands réseaux de prospective
européens voire même mondiaux.

2. La démarche prospective et le discours stratégique régional
2.1. De limportance de linteractivité permanente entre
la démarche prospective et le discours stratégique régional.
La démarche prospective est fondamentalement stratégique puisque,
comme je le soulignais auparavant, elle est un outil pour construire lavenir. A ce
titre, sa finalité est dêtre orientée vers laction et non la théorisation
des problèmes bien quelle fasse appel à des instruments méthodiques rigoureux
voire même très sophistiqués.
Cette finalité stratégique de la prospective pose demblée la
question de ses rapports, et avec laction régionale, et avec la gouvernance
régionale dont elle est évidemment en interaction directe. Mais, cela induit plusieurs
clarifications de base sur son statut spécifique et son autonomie.
1. Disons demblée que la prospective nest pas la
stratégie mais elle léclaire et lui donne un référent pour la définition
des orientations stratégiques de la société, ici en loccurrence la société
wallonne. A ce titre, elle doit rester "interpellante" pour les acteurs de cette
société.
2. En outre, elle ne peut être en aucun cas limitée à être
linstrument du seul pouvoir institutionnel, car elle sadresse à toutes les
composantes de la Wallonie en tant que collectivité territoriale et non seulement en tant
quentité politique. Cest pourquoi je préfère parler du discours
stratégique régional plutôt que de stratégie régionale qui pourrait confondre son
champ opérationnel à la seule action du gouvernement wallon.
Trois raisons majeures fondent une telle attitude :
1. La démarche prospective est un instrument au service dun
projet de société construit en concordance avec la société civile et légitimée par
lensemble des acteurs concernés par le devenir de la collectivité territoriale.
2. Si lon reconnaît à la Wallonie son statut de collectivité
territoriale organisée, celle-ci doit avoir un discours stratégique sur elle-même et
son devenir, qui induise ensuite des politiques concrètes et concertées. Elle est donc
laffaire de tous les acteurs tant économiques, sociaux, culturels, associatifs et
politiques de la région qui doivent être impliqués dans la démarche stratégique à
tous les stades de son déroulement.
3. La démarche prospective doit accorder une priorité absolue à
lexpression et lidentification des besoins latents et réels de la population,
pour les greffer aux grandes mutations sociétales qui traversent et entourent la
collectivité territoriale. Elle doit, à ce titre, rester interrogative et interpellante
vis-à-vis de toutes formes de pouvoir constitué et structuré. Sinon, elle perdrait sa
capacité opérationnelle à articuler les mutations externes de très haut niveau
douverture au monde à la dynamique régionale orientée vers la recherche de
solutions aux problèmes quotidiens de toutes ses composantes. Le président du Parlement
wallon Richard Miller avec la connaissance fine de la philosophie politique que
nous lui connaissons nous a bien montré les dilemmes sous-jacents (et à éviter)
aux rapports entre le pouvoir et le savoir : nous pouvons aisément transplanter sa
réflexion très pertinente à la relation entre la démarche prospective et le discours
stratégique régional.
Ceci étant dit, il est essentiel que la démarche prospective soit en
interactivité constante avec la construction du discours stratégique régional et elle
ne peut lêtre que si la démarche stratégique régionale sappuie, elle
aussi, sur une dynamique participative permanente. Jirai même plus loin, la
démarche prospective doit intégrer, dans sa méthodologie, ce processus permanent de
participation collective je dirais même citoyenne , et en être un des
moteurs essentiels. Cest pourquoi et je le dis assez à laise en tant
que professeur dUniversité , la prospective ne doit pas non plus être
localisée dans lUniversité, bien que des universitaires puissent jouer un rôle
important voire indispensable dans la maîtrise conceptuelle et méthodologique de la
démarche. Il faut néanmoins la préserver de lemprise de toute chapelle et elle ne
peut devenir la citadelle dune institution quelle quelle soit.

2.2. Démarche prospective, discours stratégique régional et
gouvernance régionale
Enfin, cette nécessaire interactivité entre la démarche prospective
et le discours stratégique régional induit aussi de profondes modifications sur la
gouvernance régionale de la Wallonie. Jentends par gouvernance régionale la
capacité de la Wallonie de prendre en main la direction et lorientation de sa
stratégie, au travers des mécanismes de consultation, de concertation et de
légitimation entre tous les acteurs du projet régional.
Je relève au moins trois effets positifs que devrait apporter la
démarche prospective à la gouvernance régionale :
2.2.1. La prospective, un outil indispensable au débat
démocratique :
la prospective répond à quatre pré-requis indispensables au bon
déroulement du débat démocratique :
une connaissance la plus ouverte possible des grandes mutations
sociétales et la compréhension de leurs implication sur le devenir de la société, dont
la Wallonie;
une sensibilisation des citoyens aux mutations en cours;
une clarification des enjeux de société en relation avec les situations
concrètes de vie de la population;
une meilleure intégration des besoins de la société civile dans le débat
stratégique régional.
Autant dire que la démarche prospective ne peut réussir que si elle
développe parallèlement une pédagogie daction de sensibilisation, de diffusion et
de participation avec les acteurs concernés, en se dotant des instruments y afférant.
2.2.2. La prospective, un instrument de construction du consensus
régional :
elle ne peut que nous aider à éviter la recherche dun
consensus "mou" qui rabote vers le bas les solutions à apporter aux problèmes
les plus épineux comme cela est souvent la cas puisquelle ne peut se soustraire à
lexamen objectif et critique des évolutions sociétales. Toutefois, la démarche
prospective ne peut "se mouvoir" au dessus de la mêlée mais elle doit
senraciner dans le débat stratégique et la recherche de solutions concertées et
réalistes. A ce titre, elle peut contribuer à mieux gérer les déterminants dun
vrai consensus régional, à savoir :
lidentification et le respect de lexpression des
divergences dopinion et des conflits dintérêt;
la recherche de convergence entre les acteurs;
la mise en partenariat des acteurs institutionnels et des représentants de la
société civile.
Cest dans cette optique que nous avons perçu la portée de la
démarche de sensibilisation du Contrat pour la Wallonie initiée par lactuel
gouvernement wallon, qui est une initiative très innovatrice par rapport à la pratique
antérieure et que nous tenons à saluer; mais celle-ci nous semble encore trop timide car
elle est restée très "top down" alors quune réelle démarche
participative demande de rencontrer une démarche "bottum up".

2.2.3. La prospective, un outil pour la décision stratégique du
gouvernement wallon :
il est clair que le bénéficiaire final de la démarche
prospective doit être le Pouvoir régional, tant le Parlement wallon que le gouvernement
wallon, en raison de leurs responsabilités de gestion de la stratégie régionale et de
ses politiques. Nous voyons même, dans la démarche prospective, lémergence de
quelques effets bénéfiques sur la gouvernance régionale et la solution à certains de
ses "maux" endémiques que nous ne pouvons faute de temps
quénumérer :
le cloisonnement des politiques;
le dépassement de la visée du "court terme";
lanticipation des solutions à apporter aux problèmes de société;
latténuation du clientélisme partisan;
linscription des politiques concrètes dans des orientations stratégiques;
linscription de la politique régionale dans une démarche programmatique et
non la dispersion de projets isolés.

3. Quels instruments de prospective pour la Wallonie ?
La proposition du ministre-président du gouvernement wallon de créer
une Cellule Prospective pour la Région wallonne constitue certainement un événement
dune très grande importance et nous interpelle. Nous devrons, dans les prochains
jours, réfléchir à la finalisation opérationnelle de cette Cellule Prospective qui
respecte les déterminants de la démarche prospective. Lintention du
ministre-président Elio Di Rupo va au delà du développement dune culture de la
Prospective en Wallonie, bien que cela en soit un préalable . Elle profile déjà la
volonté politique de se doter dinstruments et doutils adéquats de
prospective ainsi que dune méthodologie efficiente capable de gérer la totalité
de la démarche.
A ce stade des travaux de cette journée, je ne peux que me limiter à
exprimer quelques prérequis indispensables pour se doter dun tel instrument de
prospective, qui soit à la fois efficient et professionnel mais aussi ambitieux. Nous
devons éviter de mettre en place une dynamique de la Prospective en Wallonie qui soit
comme cest la cas dans de nombreuses régions un "verni" de
prospective. Nous devons donc y mettre les moyens humains et méthodologiques nécessaires
pour réussir, car la démarche prospective na de sens que si elle est durable et
bien connectée à la captation des mutations de la société globale .
Je relèverais à ce stade quatre "must" de base pour la
réussite de cette initiative :
3.1. La nécessité de mettre en place une structure de
prospective autonome reliée à la société civile et à la dynamique des acteurs
impliqués dans la construction du discours stratégique régional
Une telle structure requiert la mise au point dune
méthodologie daction et de mise en réseaux visant la création dun
véritable système de prospective régionale (SPR), impliquant la participation des
acteurs institutionnels et ceux de la société civile dans une démarche participative
mais aussi contractuelle et pérenne. Nous avons besoin dun système qui dure dans
le temps et qui soit capable de gérer la dynamique des réseaux dacteurs. Il faut,
en outre, que ce système soit capable de réaliser les tâches de sensibilisation, de
diffusion, de mobilisation et de mise en partenariat des acteurs, ce qui demande aussi des
méthodes appropriées. Nous pourrions nous inspirer de lacquis des opérations RIS
(Regional Innovation Strategy) initiées par la Commission européenne, qui a mis en place
dans plus de cents régions de telle démarche dans le domaine de linnovation. Mais
pour avoir animé de telles expériences au niveau européen, je crois utile de dire que
ces méthodologies ne sont pas "répliquables" en tant que telles mais elles
doivent être adaptées à la logique et à la dynamique de la démarche prospective, qui
poursuit un tout autre objectif.
3.2. La mise en place dune structure de concertation
permanente entre la Cellule de prospective et les représentants de la gouvernance
régionale
La démarche prospective étant fondamentalement un outil de
construction stratégique, il est impératif que les résultats des travaux de la
démarche prospective soient constamment connectés à ceux du Parlement wallon et de son
gouvernement, dans les domaines de la conception de la stratégie régionale et de
lélaboration des politiques. Le rôle de la Cellule nest pas de se substituer
au rôle de la gouvernance régionale mais de la conseiller dans ses activités de
conception et délaboration des politiques en relation avec le contrat-projet wallon
et son suivi associatif. Ici aussi, des pratiques innovantes tels que des
"hearing" entre responsables politiques peuvent être initiées pour dynamiser
laction prospective de la gouvernance régionale.

3.3. La nécessaire insertion dans les réseaux européens de
prospective.
La Cellule de Prospective doit sappuyer sur les acquis
existants au niveau européen dans le domaine de la prospective régionale, afin de
sinspirer de leur savoir-faire et aussi de se connecter sur la connaissance des
mutations de la société globale qui sélabore essentiellement au travers de
réseaux internationaux. Elle ne pourra le faire efficacement que si elle crée des
partenariats contractualisés avec ces réseaux et si elle simplique dans leur
propre démarche prospective. Il faut garder à lesprit le travail important que
réalisent les entreprises et les grands groupes industriels européens et mondiaux dans
ce domaine, et qui sont une source importante dinput dans lanalyse de
ces grandes mutations. Dès lors , la collaboration avec ces structures requiert la mise
en place de formes de partenariat privé - public structurées qui respectent
lautonomie de chacun des partenaires et dans lesquelles les règles du jeu sont
formalisées, notamment pour maintenir lindépendance de la Cellule.
Déjà aujourdhui, lInstitut Jules Destrée nous a donné
un excellent exemple de synergie de réseaux, en associant à nos travaux des institutions
et des organisations telles que la Cellule de Prospective de la Commission européenne, le
Groupe de Prospective de la DATAR, lObservatoire international de Prospective
régionale, Futuribles et des cabinets de prospective indépendants européens. Nous avons
pu tirer un très grand profit de leurs apports, ce qui démontre que lapproche en
réseaux va dans la bonne direction, mais ici aussi, il faut pérenniser ces échanges.
3.4. La nécessité de lacquisition dune compétence
en prospective et doutils dinvestigation adéquats :
Last but not least, nous savons que la prospective est une
démarche rigoureuse qui sappuie sur un éventail très large de méthodes et
dinstruments dinvestigation à la fois quantitative et qualitative. La Cellule
doit, à ce niveau, être performante et se doter dune petite équipe
pluridisciplinaire capable dutiliser et de gérer ces méthodes. Cest ici que
les partenariats avec des scientifiques et des méthodologues, tant au niveau
international que wallon, devront être initiés.
La Cellule devra être aussi un lieu permanent déchanges et de
réflexion sur les méthodes les plus adéquates à adapter compte tenu de la thématique
choisie mais aussi de la situation contextuelle de la réalité régionale.
Voilà quelques réflexions que je tenais à vous communiquer à
"chaud" au terme de cette journée qui fut fructueuse et marquée bien sûr par
la grande espérance quinduit lannonce faite par le ministre-président Elio
Di Rupo dinscrire la Wallonie dans une démarche prospective qui, jen suis
convaincu en écoutant ses propos engageants et structurés, ne sera pas un
"verni" de prospective.

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Journées des 3 et 31
mars 2000 :
Evaluation, gestion démocratique et développement
régional
Prospective, pilotage stratégique et développement
régional |
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