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Prospective, pilotage stratégique et développement régional
Journées d'étude, Charleroi, 31 mars 2000
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Prospective des
territoires : enjeux et problèmes
Guy Loinger
Professeur à lUniversité de Paris I,
Directeur de lObservatoire international de Prospective régionale
La prospective des territoires, notamment au niveau régional, connaît
depuis quelques années un certain essor en France. Cest en effet un mode de
réflexion qui permet aux acteurs de "penser autrement pour agir autrement".
Dans cette contribution nous évoquons quatre points, les
manifestations de cet intérêt, les facteurs explicatifs de ce phénomène, les
conditions denvironnement nécessaire à la réalisation détudes de
prospective de qualité, et enfin, lévocation dun certain nombre de
problèmes de prospective.
1. Les manifestations de
lintérêt pour la prospective
Dans le champs de la connaissance,
la prospective aide les acteurs à mettre à jour les enjeux auxquels ils sont
confrontés, et pour lesquels ils doivent trouver des solutions. Elle les aide à rendre
perceptible des phénomènes en gestation ou en émergence, les tensions latentes, les
risques de rupture, à mettre à jour les incohérences, les dysfonctions latentes ou
virtuelles entre groupes dacteurs ou cadres dorganisation, à distinguer les
champs de force externes des processus internes, et à mettre en évidence la capacité de
réactivité des systèmes locaux face aux contraintes externes. Elle les aide à prendre
la mesure de la situation dun objet local et régional dans lunivers des
incertitudes et des logiques du contexte.
Dans le champs du débat public, la prospective permet de
démystifier les représentations, de libérer la parole, de mettre en question les idées
reçues ou préconçues, dexplorer les attentes collectives et de les projeter sur
la grille des futurs possibles, de confronter les processus, les déterminants et les
politiques hérités du passé avec les gisements de créativité, dinnovation, de
projets, de désir, de volonté et dintentionnalité en latence au moment de
létude, doù peut résulter, à la manière de la confluence entre deux
fleuves, des changements de parcours, de nouvelles visions partagées, une nouvelle
élaboration dun discours collectif, de nouvelles valeurs et de nouveaux consensus.
Dans le champs de la décision, le mode opératoire de la
prospective, quand il sexerce en milieu ouvert, participe à un processus de
réarticulation et de réagencement du champ social. Il relie ce qui est séparé,
segmenté, atomisé, éclaté, permet ladaptation des anciennes politiques publiques
aux conditions actuelles et en devenir, il permet de les réorienter, de les refonder, de
leur donner une nouvelle légitimité collective et institutionnelle.
Plus fondamentalement, en "remettant les pendules à
lheure" des enjeux de fond dune société civile locale et régionale, la
prospective, quand elle sexerce librement et sérieusement, contribue à
leffort dintelligibilité du réel, mais aussi de création de sens, de fils
conducteurs entre les acteurs et les citoyens, et entre la mémoire du passé et les
attentes vis-à-vis des futurs désirés, craints ou espérés : A cet égard, la
prospective territoriale et le développement durable ont dévidents liens de
parenté, parce quelle replace la question du temps au cur du débat de
société.
En définitive, la prospective, cette "indiscipline
intellectuelle", parce quelle passe, comme le dit Hugues de Jouvenel, "au
crible de la raison les rêves du futur", introduit un facteur de rationalité face
aux incertitudes de lavenir, Et parce quelle interroge la conscience
collective, la prospective, dans son versant local et régional, contribue à
lémergence dune nouvelle société civile et politique dans le champ des
espaces infra nationaux, et des échelles "mésos", celles des territoires
pertinents, de la vie quotidienne, de la décision pragmatique tant sur la plan de
léconomie que de la vie sociale. En somme, elle contribue à donner une substance
véritable à la gouvernance et à la citoyenneté active. Cest pourquoi, sans
doute, la prospective des territoires dérange

2. Les raisons de cet intérêt pour
la prospective dans les territoires
On peut se demander quelles sont les
raisons de cet intérêt persistant pour la démarche de la prospective territoriale,
malgré, dailleurs, de fréquents passages à vide. Six facteurs peuvent être mis
en évidence.
Il y a dabord, dans de nombreux Etats-nations, y compris ceux qui
sont porteurs dune longue tradition de centralisme, comme la France, la conscience
selon laquelle on ne pilote pas un pays moderne comme une armée de soldats, la couture
sous le petit doigt. Cest la capacité dinitiative des individus, la
responsabilisation des citoyens, la forte capacité de réactivité de chacun dans le
moindre recoin du territoire qui fait la force dune nation. Les Etats sont amenés
à décentraliser, déconcentrer, renforcer les capacités de réflexion et daction
des acteurs à la base, à condition que les territoires, cadres et supports, soient
viables et pertinents. De fait, dans un pays comme la France, la loi sur la
décentralisation de 1982, dite loi Deferre, à ouvert un nouveau chapitre dans
lhistoire complexe des relations entre lEtat central et les collectivités
territoriales. Ce processus, qu aucune alternance politique na remis en
question depuis, sinon pour lapprofondir de plus en plus, et nous ne sommes pas,
loin de là, au bout du chemin, sest traduit par une autonomisation partielle
croissante des instances politico-institutionnelles et administratives infra nationales.
Or, ce tropisme à lautonomie relative des collectivités
territoriales, notamment régionales, est à lorigine dun courant en faveur de
la prospective. Sans autonomie de pensée et daction, la prospective na aucun
sens, sinon comme exercice gratuit, parce que la prospective, pour se déployer, à besoin
dun certain degré de liberté préalable, comme levier pour la construction des
marges de manuvres futurs. Mais, le fait même de faire de la prospective dans les
régions à largement contribuer à crédibiliser sinon les institutions régionales, du
moins les entités régionales, le phénomène régional. La prospective, parce
quelle questionne le devenir régional, le met en chantier si lon veut, et
renforce par là même la raison dêtre de la territorialité
régionale .Paradoxalement, elle lui donne du sens en la remettant en question, en
nhésitant pas à "rebattre le cartes" du devenir régional.
Le deuxième facteur, corollaire du précédent, cest que, si les
régions sont plus autonomes, et dans des degrés divers selon les pays, elles sont aussi
de plus en plus en compétition les unes par rapport aux autres, aussi bien au sein des
Etats-Nations quentre eux, parfois de façon ouverte, mais le plus souvent de façon
larvée, en demi-teinte. Lenjeu auquel sont confrontées les régions des pays
développés, cest de sappuyer sur leurs ressources endogènes pour capter les
processus de la globalisation, sinsérer dans les processus décisionnels de la
mondialisation et den constituer des relais, sintégrer aux mécanismes qui
sont à lorigine de la recomposition incessante des systèmes productifs à
léchelle mondiale, au sein des secteurs dactivités dominants comme des
secteurs en émergence, pour mieux rebondir au niveau local, et se transformer en force de
proposition.. Doù toute la rhétorique bien connue sur le rayonnement,
lattractivité, laccessibilité, la réceptivité, auxquelles les études de
prospective régionales échappent rarement. En dautre terme, "être dans le
coup", se positionner, se faire reconnaître, exister, se donner à voir, sinon
séduire, en utilisant toutes les armes du marketing.

La troisième raison, cest parce que le monde bouge vite. Les
effets dinfluence du monde sur les territoires sont directs, quasi instantanés. Le
filet protecteurs des Etats-nations est de moins en moins perceptible: Entre le monde et
le niveau local et régional, il ny a plus guerre que lépaisseur dune
feuille de papier à cigarette. Les régions doivent réagir rapidement, sans attendre une
hypothétique prise en charge par le niveau supérieur. Et puisque les enjeux de la
globalisation touchent directement les régions, elles sont amenées à se doter
doutils nouveaux, notamment les outils de la réflexion et de laction
stratégique.
La quatrième raison, cest la question de la régulation. Comme
la régulation entre les champs de léconomique et du sociétal, auquel il est
devenu nécessaire de rajouter le champ éco-systémique, se fait de façon chaotique et
désordonnée au niveau mondial, de façon partiel et pas toujours sur les facteurs
déterminants au niveau national, le niveau régional, voir local, devient de plus en plus
le cadre nécessaire des logiques de la régulation. Mais ces mécanismes
"méso" de la régulation doivent être construits, car ils nexistent pas
à priori. La non résolution en amont des problèmes coûte cher lorsque les
contradictions produisent tous leurs effets. Dans loptique de ladage selon
lequel il vaut mieux prévenir que guérir, la prospective est lun des outils
essentiels de cet effort de prévention et de précaution, ce qui, dailleurs ne
garanti pas que les solutions seront adaptées aux enjeux
La cinquième raison de lintérêt pour la démarche de
prospective tient largement au déficit de débat collectif propre au sein des sociétés
modernes, de plus en plus prisonnières des dispositifs dindividualisation des
agents et des acteurs sociaux, eux-mêmes largement la conséquence des modèles de
comportement qui accompagnent la globalisation économique et financière. Les fils sont,
sinon rompus entre les membres de la "polis", la société civile, et les
gouvernants, la société politique, du moins affaiblis. A cet égard, la prospective,
bien qu elle soit souvent victime de processus dappropriation par les
instances techniques en charge du pilotage administratif des territoires, constitue un
instrument privilégié du dialogue social, de la démocratie vivante, et de la
communication authentique entre les acteurs élus et les citoyens, les uns ne sachant
comment répondre aux attentes diffuses, mais exigeantes du public, les autres ne pouvant
se résoudre à se contenter de jeter un bulletin de vote dans une urne, de temps à
autre. Cest toute la thématique de la démocratie partagée.
La sixième raison, cest la crise de la décision publique. Les
politiques publiques sont souvent décalées par rapport aux enjeux réels, et le temps
délaboration des politiques publiques hors déchelle par rapport aux
exigences de réactivité des systèmes publics. Trop lent, trop sectoriel, trop vertical
, pas assez "bottom-up", incapables dintégrer le fait que dans une
société développée les citoyens ont des degrés dexigences élevés par rapport
à une logique de la démocratie représentative née dans un autre contexte culturel et
social. La prospective permet ou favorise une tentative de recombinaison et de
reconstruction de la relation entre les gouvernants et les gouvernés, elle favorise une
sorte de nouvelle alliance citoyenne en reliant deux domaines habituellement séparés, la
connaissance et le débat. Ainsi, la prospective est un élément de cette nouvelle
"agora" moderne dont rêvaient les grecs anciens.

3. Les conditions
denvironnement de lexercice de prospective
On peut se demander sy il existe des
règles à lexercice de la "bonne prospective". Bien entendu il nen
existe pas. Cependant, la prospective, qui nest pas un exercice facile, a besoin
dun certain nombre de conditions, dune certaine qualité dambiance, pour
produire ce pourquoi elle est faite, cest à dire aider à penser les futurs
possibles pour mieux sy préparer, et faire que la réalité en devenir soit
davantage conforme aux souhaits et aux intentions que si lon ne procédait pas à ce
type dexercice.
Parmi les conditions sur la qualité du contexte et des modalités
propres au travail de prospective des territoires, on peut citer celles-ci :
- La prospective doit viser la globalité dans la connaissance de
lobjet étudié, la mise en évidence de toutes ses dimensions, et établir les
liens qui permettent darticuler et de relier les différents champs les uns avec les
autres
- Les bonnes études de prospective doivent sappuyer sur un
minimum de support méthodologique, ce qui ne veut pas dire quil faille mettre en
uvre lensemble des "outils" qui existent sur ce qui est devenu un
véritable marché de la consultance. En tout état de cause, on ne peut se contenter de
juxtaposer des études, et faire de la prospective "au doigt mouillé", car la
dérive sur des discours de "cafés du commerce" est un risque non négligeable
des exercices de prospective.
- Il est nécessaire de mobiliser des moyens humains, financiers,
organisationnels, relativement importants. Ces moyens doivent être organisés selon une
chaîne logique, avec des instances de pilotages, des instances de réalisation, des
instances de diffusion relativement structurées, et clairement finalisées dans un
calendrier précis, pour éviter que leffort entrepris ne senlise ou ne se
perde en cours délaboration. Ce sont de véritables "chantiers" qui
doivent obéir à un certain nombre de règles de pilotage pour produire des résultats
tangibles, même si chaque institutions commanditaire doit avoir toute liberté sur la
forme qui lui parait la meilleure. Cependant, il est important quil y ait une
instance de coordination et de pilotage à caractère scientifique, partiellement autonome
par rapport à la commande "politique". Sans une forte motivation du politique
il ne se passe pas grand chose, mais une trop forte présence du politique risque
dentraîner un biais important dans lexercice de prospective.

- Les études sur les champs doivent être assez fouillées,
travaillées et se faire selon une grille de lecture qui permet de relier, à la manière
dun puzzle, les éléments de cet ensemble, ce qui implique de mobiliser une
ressource humaine importante, pluridisciplinaire, motivée par un objectif commun
clairement affiché.
- Ces travaux doivent ne pas se contenter de faire des diagnostics, des
tableaux de situation, elles doivent permettre de préfigurer le travail de prospective,
ce qui implique de mettre en évidence les facteurs émergents, les jeux dacteurs,
les dynamiques de lobjet étudié, le côté "plastique" mobile et
complexe de la réalité, de même les influences extérieures sur lobjet,
lentrecroisement entre les différentes temporalités qui affectent les territoires.
En tout état de cause, on ne peut se limiter à quelques vagues contributions, ou
réunions destinées à rassembler des avis dexpert. Il faut viser une véritable
connaissance de lobjet étudié.
- Il est souhaitable daccumuler des connaissances sur la durée,
parfois une dizaine dannée, à travers plusieurs études de prospective, et ne pas
se limiter à faire des études au coup par coup, à loccasion dun événement
ou dune échéance politico-administrative. Cette lente accumulation permet en outre
de créer une véritable culture de prospective dans les régions.
- Inversement, ces études ont avantages à être finalisées sur des
événements, des agendas, car à ce moment là elles sont davantages prises au
sérieux et risquent moins de s'enliser dans les "cartons". Cette reconnaissance
est importante pour accréditer la prospective et la faire reconnaître comme un levier de
la réflexion dans le cadre dun projet stratégique territorial. En dautre
terme il doit exister des relais entre le domaine des études et le domaine
institutionnel.
- Il doit exister des forces extérieures comme acteurs de réalisation
des études, quil sagisse de consultants ou de compétences universitaires,
dassociations de recherche et dexpression didées nouvelles, comme
critère de garanties dautonomie et de liberté de pensée, et de capacité de
mobilisation rapide en cas de besoin.
- La meilleure des études risque de navoir aucun impact si un
certain nombre dinstitutions ne coopèrent pas entre elles dans le processus
délaboration des études de prospective, notamment les Conseils régionaux, les
Conseils économiques et sociaux, les Services extérieurs de lEtat, les Chambres
régionales de Commerce. Les consensus en amont se retrouvent en général en aval, ce qui
implique de diffuser largement la culture de prospective, bien au delà dune
institution donnée. La qualité du dialogue entre instances publiques est une
pré-condition essentielle au bon déroulement des opérations, ne serait-ce quau
niveau de la collecte des informations et de lexpression des jeux dacteurs. En
labsence tels consensus, le risque de non appropriation des résultats des travaux
en aval est réel. Mais, inversement, une absence de consensus en amont peut se traduire,
au terme du processus, par une ouverture dinstitutions à priori méfiantes ou
étrangères à la démarche. Cette question met en évidence limportance de la
concertation dans le champs des idées et des représentations.
- Le caractère délibératif de la prospective est un aspect
fondamental de la qualité de la démarche, car puisque le futur nest pas donné par
avance, et parce quil nest jamais que la résultante de la relation entre un
certain nombre de contraintes avec les intentions et les attentes de telle ou telle
catégorie dacteurs, la présence des acteurs concernés est indispensable au
processus de passage du champ de la réflexion au champ de laction, non pas selon un
découpage formel mais selon un processus continu et itératif allant de lun à
lautre.
- Enfin le lien entre la prospective et lévaluation est
maintenant un fait acquis, car la prospective sinscrit en général dans un
processus continu délaboration de nouvelles politiques publiques par rapport à des
politiques déjà en cours de mises en uvre, dont lanalyse permet de guider
les décideurs en vue de leur inflexion, amélioration, transformation. Ainsi la
prospective est bien un outil du pilotage de laction collective en milieu incertain,
complexe, et en permanente relecture et adaptation, ce que la notion de "prospective
du temps présent", dune prospective qui entend "coller" au terrain,
rend compte avec une force croissante, au risque, dailleurs, se privilégier une
démarche empirique, qui ne se donnerait pas tous les moyens de comprendre et dagir
en profondeur sur la réalité.
Il est clair que la prospective, qui est moins quune discipline
et plus quun art, cest à dire que si ce nest pas une science, car le
futur nest pas un objet de connaissance au sens fondamental du terme, même si
lon peut utiliser des méthodes allant de la prévision à la simulations de
phénomènes, la prospective, pour mériter son nom, doit se faire avec une certaine
rigueur, dautant plus dailleurs quelle se fait dans une ambiance
collective.

4. Problèmes de prospective dans
ses applications territoriales
La pratique de la prospective se heurte à
un certain nombre de problèmes, que lon peut repérer en particulier dans les
applications territoriales, quil serait vain de nier.
- Le premier problème est celui de la tension qui existe entre les
logiques de la réflexion et les logiques de laction, dont on trouve un prolongement
dans le débat entre le champ de la connaissance et du savoir, et le champ du pouvoir.
Cette question est au cur de la problématique de la prospective,
car elle sest construite à larticulation entre les deux champs, sorte
dhybride qui en fait la fragilité et en même temps sa force. Car la prospective,
qui vise à intégrer les temps longs des devenirs en gestation pour penser les temps
court de la prise de décision, est tiraillée entre deux univers non reliés a priori :
celui de la réflexion et celui de laction.
Pour peu que la sphère de la réflexion soi sur-représenté par
rapport à la sphère de laction et le travail de prospective risque de déraper
vers un certain angélisme et dériver vers un intellectualisme, peut être sympathique,
mais qui ne permettra pas aux acteurs politiques ou aux décideurs de semparer des
produits du travail, et de sen servir pour fonder leurs décisions. De fait, le
fossé risque dêtre grand entre ceux qui, dans la société, ont pour métier la
réflexion et ceux qui ont la charge de porter le bien collectif.
Inversement si la prospective est trop fortement tirée vers
laction, dont on connaît bien les exigences, face à des problèmes urgents à
résoudre, la prospective ne réussira pas à prendre la distance requise pour saisir
lensemble des données du problème, elle subira la pression des événements, ne
produira quune caricature de réflexion stratégique, et aura toutes les chances de
déboucher sur du "rafistolage" daction publique, voire jouera le rôle de
discours alibi.
Ce qui pose, plus fondamentalement la question des liens complexes
entre le Savoir et le Pouvoir. Le Savoir a besoin du Pouvoir pour déboucher sur la
transformation du réel, et le Pouvoir a besoin du Savoir dans un univers de complexité
croissante, pour fonder laction et se donner une légitimité et une reconnaissance
que le Pouvoir ne donne pas, ou ne suffit plus à donner, du seul fait de son existence en
soi.

- Le deuxième problème, cest la question de la saisi des
phénomènes en émergence. Cest toute la question des conditions
dappréhension signaux faibles, des facteurs secondaires par rapport aux tendances
lourdes, de ce que lon perçoit sans véritablement analyser ou saisir, et qui, dans
une société et une époque marquées par des processus de recomposition rapides et
permanents, représente un enjeu majeur, alors que lon est en général très
démuni pour le maîtriser. Ce qui est dailleurs largement à lorigine des
"erreurs" en prospective, bien que la prospective na en aucune manière
vocation à prédire lavenir. Mais le seul fait de produire un cône des possible
qui ne se trouve pas vérifié à posteriori parce que le chemin capricieux du réel, tel
quil est produit par les interactions entre les événements, le place,
précisément, à lextérieur de la variété des futurs envisagés, est la
démonstration même de la difficulté à saisir les tendances émergentes, et leur poids
relatif, leur pondération dans lalchimie complexe qui est à lorigine de ce
que lon appelle, une fois quil s est réalisé, le cours des
choses
- Le troisième problème, tient au fait quun territoire
nest pas un marché et quun Conseil régional nest pas une entreprise.
Loin de nous lidée de sous-estimer la complexité du monde de lentreprise, et
de le présenter comme un univers simple par rapport au monde du territoire. Mais la plus
sophistiquée des organisations économiques sera toujours, au bout du compte, tournée
vers la satisfaction des besoins du marché, et le besoin de répondre concrètement, ici
et maintenant, à des objectifs clairs, simples dans ses attendus : gagner de
largent, dégager un taux de profit... Alors que la plus simple des collectivités
territoriale naura jamais quune légitimité difficile à cerner par rapport
aux attentes multiples et contradictoires des citoyens.
De plus, leurs moyens daction sont souvent dérisoires par
rapport aux enjeux qu elles sont amenées à prendre en charge, et à la limite
inexistant du fait de la loi elle-même, notamment dans le domaine de léconomie,
dans un contexte marqué par des jeux dacteurs non cohésifs les uns avec les
autres. Aussi les méthodes qui consisteraient à faire "comme si" les
collectivités territoriales étaient des entités homogènes, à limage dune
petite armée tendu vers un objectif clairement affiché, sinon partagé, est un leurre
qui ne peut que déboucher sur des erreurs dappréciation. Or le poids des méthodes
conceptualisées dans un univers dentreprise est tel que leur application, si
lon peut dire, "brut de décoffrage", dans le monde des territoires ne
conduit pas toujours au meilleur des résultats possibles.

- Le quatrième problème est celui de la temporalité. Paradoxalement
la prospective nest pas très outillée pour appréhender le temps, la durée des
phénomènes, leurs interrelations. Les territoires sont des objets intéressants à cet
égard. Les territoires, du point de vue de leurs structures, sont des objets à temps
long : une armature urbaine, une culture, un parler, un système productif, un cadre
institutionnel, limplantation de grands équipements
, obéissent à des
logiques dont les clés de compréhension se lisent en général dans la longue, voir la
très longue durée.
Mais, simultanément, les territoires saffrontent à des
phénomènes, à des vagues, à des impulsions dont les rythmes sont souvent extrêmement
courts, et la plupart du temps sous effet dinfluence externe: tout à coup, un
territoire peut subir un phénomène qui peut effacer des décennies deffort
patiemment élaborés au cours de générations successives dhabitants. Or rien ne
dit à priori que les rythmes long de la structure des territoires vont sarticuler
harmonieusement avec les temps courts des logiques de léconomie ou de la
technologie dominante. Quand cet effet de phase se réalise, les territoires peuvent être
portés par des vagues de croissance considérables, dune ampleur et dune
force étonnante, bien quà lorigine, bien souvent, de déséquilibres, comme
la nécessité de recruter de la ressource humaine extérieure, des effets
dhégémonie et dasymétrie entre territoires
Inversement, quand un territoire nest pas ou nest plus en
phase avec une temporalité externe, il risque dêtre littéralement balayé,
laissé pour compte, relégué et marginalisé. Il peut régresser, tomber en
obsolescence, et pratiquement disparaître, et mettre un temps considérable avant de
retrouver un nouvel équilibre, et une capacité de réactivité satisfaisante.
Léquilibre, dans ce domaine est lexception. La règle, cest le
déséquilibre, les risques de rupture, labsence dautorégulation. Or la
connaissance de ces processus est insignifiante, eu égard à limportance de
lenjeu, un en jeu qui se situe autant dans le champ des disciplines des sciences de
lespace, léconomie spatiale en particulier, mais également les sciences
géographiques et historiques, que dans celui de la prospective.

- Le cinquième problème se situe dans le lien qui peuvent exister
entre une prospective substantielle par rapport à une prospective procédurale. Les
régions ont certes des éléments de pouvoir, mais dans des limites précises, qui
tiennent autant aux règles de droit quaux usages, et aux effets
dopportunités politiques, qui consistent, quand on dispose dune parcelle de
pouvoir, à savoir ne pas aller trop loin dans lexpression didées ou
dorientations nouvelles. Or une prospective qui serait trop sage, si lon veut
, pourrait se limiter à produire du discours convenu , qui aura au moins le mérite
dentrer dans des procédures, des cadres dits ou non dit de la pensée et de
laction . On sera en face dune prospective à finalité procédurale, qui se
coulera dans les moules pré-établis. Ou bien la prospective ira très loin dans le fond
des choses, dans la connaissance de la substance de la réalité ou des attentes, et aura
du mal à se couler dans les mécanismes et les procédures existantes.
Dou la nécessité, pour articuler étroitement les deux termes,
daffiner la connaissance de la réalité, de ne pas se limiter à la surface des
choses, dassocier le plus étroitement possible les acteurs concernés par
lenjeu des études de prospective, et dagir sur les cadres institutionnels,
administratifs, réglementaires, sans lesquels lintervention des collectivités
risques de navoir aucun effet.
Ainsi, la prospective est bien un art de la pensée globale au service
de laction collective.
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Journées des 3 et 31
mars 2000 :
Evaluation, gestion démocratique et développement
régional
Prospective, pilotage stratégique et développement
régional |
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