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Evaluation, gestion démocratique et développement
régional
Journées d'étude, Charleroi, 3 mars 2000
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Lévaluation comme
instrument du renouveau démocratique
Paul Ficheroulle
Député wallon, Président de la Commission des Affaires générales,
du Budget et des Relations extérieures du Parlement wallon
On peut tout évaluer, organismes, institutions et même personnels, et
on peut évaluer de bien des façons. Mon propos daujourdhui ne sera ni
technique, ni méthodologique, mais essentiellement politique. Certes, on pourrait
considérer les élections elles-mêmes comme un vaste processus dévaluation. Ou,
comme évaluation résolument désapprobatrice, les tomates ou les ufs que certains
élus ont pu recevoir à loccasion
je caricature. De façon plus sérieuse, je
voudrais vous proposer quelques éléments de réflexion sur lévaluation envisagée
comme instrument du renouveau démocratique.
La plupart des décideurs politiques seront daccord pour
regretter unanimement le déficit grandissant de légitimité de laction publique.
Ce déficit est universellement répandu, et sexprime à tous les niveaux, depuis la
ville jusquà lEurope, probablement avec dautant plus dintensité
que le niveau de pouvoir concerné apparaît lointain et opaque.
Lévaluation est-elle un instrument de re-légitimation de
laction de lEtat, au sens large du terme, et donc un outil indispensable à la
vitalité démocratique ? Je suis de ceux qui en sont persuadés, à condition
quelle ne soit pas considérée comme une panacée à la dernière mode, mais
associée, intégrée, articulée même, avec dautres mécanismes de renouveau
démocratique.
Je voudrais brièvement ici minterroger sur les fondements de la
crise des pouvoirs étatiques, envisager comment lévaluation peut contribuer à la
légitimation des choix publics, en évoquer les débuts à léchelle de la Région
wallonne, et formuler quelques pistes pour lavenir.
Plus que dun simple déficit de légitimité, cest à une
véritable crise des pouvoirs publics que nous sommes confrontés, sans doute
cristallisée dans notre pays au travers des événements de 1996 et exprimée
émotionnellement dans le déferlement de la marche blanche. Depuis ce moment le mot
"dysfonctionnement" est devenu le cri de ralliement, presque le slogan, de
toutes les dénonciations, des femmes et hommes politiques bien entendu, des partis, des
services publics, des administrations, des institutions, et finalement du système dans
son ensemble.
Que les choix politiques soient critiqués, cest dans la nature
de la démocratie. Que toute action publique, dans un sens ou dans un autre, soit
dénigrée le syndrome "nimby" en est une première manifestation, bien
que mineure cest la porte ouverte à toutes les dérives et à tous les
dangers.

Pourtant cette insatisfaction nest pas sans fondements réels, et
à la complainte du citoyen répond bien souvent la frustration du décideur politique
confronté à linertie, si pas à la rigidité du système.
Le contexte général de la mondialisation est le cadre dans lequel
sinscrit la crise de lEtat, non seulement à cause du déplacement des lieux
de pouvoir, mais aussi parce que le mode dexercice, si pas la nature, du pouvoir a
basculé de la politique vers léconomie. Le mythe de la "loi du marché"
sest substitué au principe du "pouvoir souverain de la nation".
La rapidité, quasi-exponentielle, des changements technologiques et
économiques, cette "accélération du monde", confrontée à la lourdeur des
systèmes sociaux et au décalage des mentalités, accentue la perte des repères
traditionnels et la crise de lidentité, donc remet en question et les valeurs et
les références des choix politiques.
Enfin la faiblesse généralisée des pouvoirs publics a été
renforcée par la dérégulation érigée en dogme, comme par laustérité et les
restrictions budgétaires. Cette faiblesse reste aggravée par linadéquation des
instruments historiquement liés au cadre de lEtat-nation, par linachèvement
de lEurope et par labsence dinstruments adéquats de régulation à
léchelle mondiale.
La compréhension de la complexité du monde, contre laquelle aucune
invocation ne produira de miracles, devient par conséquent un des fondements de la
démocratie, car il faut comprendre pour juger et pour agir. La pédagogie politique
devient une exigence de base du comportement des décideurs. La transparence de la
décision devient, au même titre que la rationalité et lefficacité des mesures,
le critère de lappréciation des actions publiques.
En résumé, comme lexprimait si justement Elisabeth Dupoirier
dans son adresse au dernier Congrès de "la Wallonie au futur", "la mission
du politique est plus que jamais de produire une offre de sens."
Lévaluation peut et doit contribuer de façon centrale à
construire du sens, du contenu à la démocratie, dans la mesure où elle est conçue
comme outil de pilotage de laction publique, à la fois par son rôle
dinstrument de mesure, par la formulation rationnelle des orientations stratégiques
possibles et par la clarification des choix, car il reste des choix, qui sont
lessence du politique.
Lévaluation ne peut donc se limiter à la rationalisation de
laction publique, dans une approche gestionnaire, elle doit aussi contribuer à la
légitimation de cette action, dans une approche dinsertion au sein du débat
démocratique.
Je ne me sens pas suffisamment qualifié pour affirmer lexistence
dune dichotomie entre "évaluation technocratique" et "évaluation
démocratique", mais je sens bien certaines ambiguïtés derrière le vocable
dévaluation, des méthodes distinctes, voire des tensions et des dérives
potentielles, et même une exploitation politicienne pernicieuse dune
"évaluation-plaidoyer". Par ailleurs, lévaluation ne peut devenir un
prétexte à la non-décision politique.
Une conception de lévaluation qui ne cède pas aux effets de
mode, ni aux craintes ou aux enthousiasmes prématurés, me paraît tout à fait possible.
Il sagit darticuler lévaluation avec dautres instruments de
renouveau démocratique.
Je songe dabord aux méthodes de la démocratie participative,
que lon peut utiliser de façon cohérente dans une logique générale de
démocratie représentative. Je pense aussi aux développement à tous les niveaux de la
médiation, au travers dorganismes spécifiques ou au sein des services eux-mêmes.
Ajoutons-y les principes de décloisonnement et de partenariat entre acteurs, publics
comme privés. Notre tradition de concertation, ainsi que la vitalité du monde
associatif, pour autant quil dépasse les corporatismes, peuvent sinscrire
dans cette optique, aux côtés dun consumérisme modernisé et élargi (par exemple
dans le domaine audio-visuel).
Joindre la prospective à lévaluation, comme la fait
lInstitut Jules Destrée dans sa démarche théorique et dans son action, au travers
de linitiative dune Société wallonne de lEvaluation et de la
Prospective, me paraît également essentiel, dautres lont démontré mieux
que je ne pourrais le faire.
Il reste que le développement, singulièrement en Wallonie, dune
culture de lévaluation et de la prospective, ressort au premier chef de la volonté
des décideurs politiques wallons eux-mêmes.
Les besoins de légitimité dont je parlais en début de mon exposé
sont probablement plus criants encore au niveau de la Belgique et au sein de la Région
wallonne. Dabord en raison de la faiblesse historique de lEtat belge,
notamment quant à limparfaite séparation de lEglise et lEtat. Ensuite,
à cause des conséquences de la crise de lEtat unitaire, des longues évolutions
centrifuges et des tensions qui persistent.

Si le fédéralisme est une réalité irréversible, cest aussi
une réalité en mouvement, un fédéralisme inachevé, qui suppose un véritable travail
de reconstruction des institutions, sur une base régionale. Cet effort, qui est aussi un
effort de modernisation, ne doit pas seulement viser une administration et des services
publics au demeurant encore jeunes, mais également nos propres institutions régionales,
de même que les structures locales, existantes ou à venir.
La reconnaissance de la Région, son appréciation positive par les
citoyens, le respect de ses institutions, (Gouvernement, Parlement, Administrations), la
mobilisation de tous ses acteurs, tous ces objectifs qui ont été à la base du combat
fédéraliste, ne deviendront des réalités que si un supplément de démocratie se
concrétise à travers le fait régional. La pratique de lévaluation doit y
contribuer.
Elle doit aussi aider au dépassement des égoïsmes sous-régionaux et
de visions étriquées de la Wallonie, ainsi quà la lutte contre une dérive que je
qualifierais volontiers de "néo-féodalisme".
Je nignore pas quun tel discours, plaidant pour une Région
forte, est fréquemment qualifié avec mépris de "jacobin", mais du jacobinisme
lhistoire na pas retenu que les violences de la révolution, elle nous
rappelle le progrès décisif qua constitué le passage de lAncien Régime à
la démocratie républicaine. Sil faut un antidote à déventuels risques de
jacobinisme wallon ou à un "centralisme namurois", on le trouvera utilement
dans la culture de lévaluation démocratique.
En ce qui concerne la pratique de lévaluation en Wallonie, il me
semble que les derniers mois ont vu une évolution, timide peut-être, mais prometteuse. A
côté des expériences évaluatives au sein de lAdministration régionale qui ont
été évoquées ce matin, je mentionnerai trois éléments qui ressortent plus du domaine
politique : la mise en uvre du "phasing-out" de lObjectif 1,
lélaboration du budget 2000 et loptique du "Contrat davenir".
Bien entendu, pour ce qui concerne la démarche évaluative dans le
programme du "phasing-out", les exigences de lEurope en la matière ont
beaucoup apporté. Cependant, sans entrer dans les détails, il me semble que tant les
méthodes nouvelles de sélection des projets, que les modalités dune évaluation
ex-ante du DOCUP, dévaluation à mi-parcours en plus de lévaluation ex-post,
témoignent dun réel progrès par rapport à la période précédente.
De lélaboration du budget 2000, on retiendra notamment une
première mise en uvre de la méthode du "Budget Base Zéro", visant à
remettre en cause les méthodes traditionnelles dinscription des montants
budgétaires, pour arriver à une objectivation des montants en fonction des priorités
politiques de laction gouvernementale. Cette démarche sinscrit dans le cadre
de la culture dévaluation, en favorisant, au travers des moyens budgétaires, le
développement dune véritable programmation spatiale et temporelle. La volonté
affirmée du ministre du Budget, Jean-Claude Van Cauwenberghe, comme du gouvernement dans
son ensemble, dencore intensifier et systématiser la méthode BBZ dès le prochain
ajustement et pour les budgets futurs, me paraît du meilleur augure.

Enfin, le "Contrat dAvenir" initié dès le démarrage
de la nouvelle coalition me semble mériter une mention spéciale. Pas seulement parce que
le terme "évaluation" sy retrouve pas moins de 73 fois sur 160 pages, à
vrai dire dans des acceptions multiples et souvent pour concrétiser des engagements
ponctuels dans toute une série de domaines, allant de lAgence wallonne des
Télécommunications aux expériences de biométhanisation. Mais surtout parce que la
démarche évaluative est ancrée dans la méthode même du "Contrat
davenir", tout en étant mentionnée explicitement.
Le projet lui-même fera lobjet dune évaluation
régulière de la part du gouvernement. En outre, "à mi-législature, une
évaluation plus formelle sera organisée en ayant recours, le cas échéant, à des
experts extérieurs. Dès à présent, le gouvernement prépare la mise au point
dune batterie dindicateurs dévaluation dans les différentes matières.
Le gouvernement se souciera tout particulièrement dassocier le Parlement à cette
évaluation."
Quant au septième des dix principes communs daction inscrits
dans le "Contrat davenir", il est consacré à la culture de
lévaluation.
Daucuns ont qualifié ce contrat de catalogue de bonnes
intentions. Je pense au contraire quil sagit de la première concrétisation
dun saut qualitatif. Certes il faudra accentuer la démarche, il faudra veiller à
la concrétisation des intentions, il faudra expérimenter, il faudra construire.
Lessentiel réside, à mon avis, dans cet optimisme de
lévaluation, que Jean-Louis Dethier exprimait en novembre 1999 lors de la première
réunion constitutive de la SwEP sous la forme suivante : "lévaluation
est une approche fondée sur la croyance en lamélioration permanente".
Pourrais-je conclure en rappelant les exigences de modestie et
dhumilité qui simposent au politiques dans toute démarche
dévaluation. Et en suggérant dajouter aux deux volets mentionnés par
Philippe Destatte dans son rapport général du quatrième Congrès "la Wallonie au
futur", respectivement "évaluer démocratiquement, cest dabord
responsabiliser le citoyen" et "cest ensuite responsabiliser
ladministration", un troisième volet intitulé "évaluer
démocratiquement, cest enfin responsabiliser les élus".
Il nous faut affirmer à nouveau que lévaluation ne supprime pas
la nécessité fondamentale de choix politiques; choix entre des solutions multiples,
éventuellement opposées; choix qui seront faits en fonction de valeurs,
didéologies, de programmes, dintérêts; choix que lévaluation pourra
mettre en évidence, mais qui doivent être exercés, en fin de compte, par les citoyens
eux-mêmes.