Je vais m'inscrire dans le mandat qui m'a été donné, le contrat que
nous avons passé et vous illustrer le phénomène de contractualisation à partir d'une
expérience sociale.
Tout le système social belge que l'on appelle modèle social est basé
et structuré sur la convention, sur la concertation, sur la consultation, sur l'accord,
sur le compromis, sur la gestion paritaire, sur le contrat. Il y a des zones
entières du domaine social qui sont de la compétence quasi exclusive des partenaires
sociaux ou des interlocuteurs sociaux comme on les appelle selon l'idéologie à laquelle
on adhère. Par exemple, toutes les conditions de travail, la durée du travail, les
salaires, sont du domaine conventionnel quasi exclusif. L'intervention de l'Etat est quasi
nulle. Pour le moment, la durée légale du travail est de 39 heures. Mais, rares sont les
travailleurs qui, par convention, prestent encore 39 heures. D'ailleurs, une demande
syndicale pour le moment est d'abaisser la durée légale du temps de travail à 38 heures
parce que toutes les conventions définissent des durées de 32 à 38-39 heures. Relevons
ici un relatif paradoxe : les organisations syndicales elles-mêmes plaident pour la
liberté de négociation. Même celles qui revendiquent l'intervention publique dans les
mécanismes économiques, en matière de salaires, elles préconisent la loi du marché en
défendant la liberté totale de négociation entre l'offre et la demande. Le constat est
le même pour le monde patronal qui critique très souvent le taux élevé des salaires;
même s'il y a des phénomènes de parafiscalité, tous les salaires sont des salaires
négociés en Belgique, c'est-à-dire résultant d'accords entre syndicats et patrons,
entre organisations syndicales et organisations patronales. Les rares interventions de
l'Etat en matière salariale, et elles existent depuis quelques années, sont des
interventions de modération (ex : lois sur la compétitivité). Ceci n'était qu'un
exemple de contractualisation que l'on oublie trop souvent, car il est banalisé. Tout ce
système a été amorcé bien sûr en début de siècle mais a surtout été
institutionnalisé fortement après la guerre 40-45 et je voudrais vous citer quelques
phrases que Michel Jadot rappelle fort opportunément dans son dernier rapport, extraites
du Pacte social de 44 qui a fondé tout le système de relations collectives et
sociales, tout le système de sécurité sociale que nous connaissons actuellement. Je
vais vous citer quelques phrases de ce Pacte qui me semblent révélatrices : on
parlait à cette époque (nous sommes en 1944) dans le Pacte social, de
"collaboration loyale entre les employeurs et les travailleurs", on parlait
"d'équitable répartition des revenus", on disait que "la prospérité
générale était liée à la bonne marche et à la compétitivité des entreprises et que
les travailleurs étaient respectueux de l'autorité légitime du chef d'entreprise".
C'est un autre clin d'il à ceux qui idéalisent le passé et croient toujours que
ce passé est porteur de grands clivages, de grands conflits, de grands combats
rédempteurs; je les invite à mieux connaître l'histoire, je ferai un autre rappel en
citant un autre texte fondateur de toute notre démocratie économique et sociale de
l'après-guerre après le Pacte social de 44, c'est le fameux accord de 1954 qui
s'appelait Accord sous l'accroissement de la productivité; accord entre le monde
patronal et le monde syndical. Je crois que ce sont des textes dont il fallait rappeler
l'existence pour vous montrer que toute l'histoire sociale belge est une histoire du
consensus, du compromis, du contrat, de la convention. Compromis souvent appelé
"social démocrate" même si ce compromis social démocrate a pris plusieurs
formes et vous avez déjà compris que pour moi le mot social démocrate n'est pas
inavouable.

Après 1944 et 1954, tout le système des relations sociales belges
s'est développé en s'appuyant sur le facteur travail, pour occuper tout le champ
économique et social; à tous niveaux (interprofessionnel, sectoriel,
d'entreprise), pour toutes les matières (économiques avec par exemple
le Conseil central de l'Economie; sociales avec le Conseil national du Travail; sécurité
et l'hygiène). La volonté commune dès l'après-guerre était d'introduire entre les
pouvoirs publics, entre la décision politique et le citoyen tout un système
représentatif de concertation économique et sociale. D'ailleurs, au CESRW, et je vais
reparler du Conseil économique dans quelques instants, on nous appelle souvent le
parlement social. C'est un terme qui signifie bien ce qu'il veut dire. A côté
du parlement politique, il y a un parlement social qui représente les interlocuteurs, les
partenaires sociaux.
Ce système basé sur le contrat, sur la convention a bien fonctionné
pendant une trentaine d'années et M. Bismans vient de rappeler qu'on appelait aussi ces
années les trente glorieuses. Ce n'est pas par hasard.
La plus grosse modification intervenue au cours de ces années, c'est
l'arrivée du phénomène régional; par les lois de 1968 et 1970
qui s'appelaient, autre signe historique, les lois de planification et de
décentralisation économique, le législateur a créé le Bureau du Plan, les Conseils
économiques régionaux, les Sociétés de développement régional, l'Office de promotion
industrielle, etc.. A l'époque, début des années 70, c'était des Conseils économiques
tripartites, c'est-à-dire composés du monde politique, du monde patronal et du monde
syndical. Le rôle du Conseil économique wallon pendant les premières années a surtout
consisté à rassembler toute la société wallonne et à s'adresser au pouvoir fédéral
pour obtenir plus de pouvoirs, notamment plus de pouvoirs économiques pour la Région
wallonne.
Progressivement, la constitution, la composition, la fonction de ce
Conseil économique a été calquée sur la régionalisation du pays et, en 1984, de
Conseil économique wallon, nous sommes devenus Conseil économique et social de la
Région wallonne, c'est-à-dire que nous avons pris la forme qu'avaient au niveau
fédéral le Conseil central de l'Economie et le CNT,
; un organe cette fois-ci
paritaire, uniquement paritaire, un organe consultatif s'adressant à un pouvoir politique
qui, lui, était constitué par toutes les réformes organisant la régionalisation du
pays.

Depuis 1995, le CESRW s'est lancé dans la voie de
contractualisation et en 1995-1996 nous avons négocié avec le gouvernement
wallon ce qu'on a appelé une déclaration commune tripartite sur le redéploiement
économique de la Région et sur l'emploi. Cette déclaration a été la base de tout un
travail de concertation, de consultation entre le gouvernement et les partenaires sociaux
wallons pendant les cinq ans de la législation qui se termine. Je n'insiste pas sur les
détails; je veux juste vous dire que c'est un exemple de contractualisation que nous
espérons renouveler. Nous préparons en ce moment un mémorandum à adresser au futur
gouvernement wallon; la structure même, la proposition centrale de ce mémorandum sera de
proposer au gouvernement wallon de négocier une nouvelle déclaration tripartite que l'on
peut appeler pacte social, contrat social, contrat-programme, peu importe le vocabulaire,
on l'a déjà dit à cette tribune. L'essentiel est que les interlocuteurs sociaux wallons
proposeront au gouvernement wallon une négociation d'un contrat-programme. Nous verrons
après, n'allons pas trop vite en besogne, si c'est un vrai pacte social ou pas.
Ce qu'il est important me semble-t-il de constater, c'est que nous
sommes dans une phase de grandes mutations; il y a non seulement des recompositions
territoriales, on l'a dit à cette tribune, mais il y a aussi des recompositions sociales
qu'il faut savoir analyser, qu'il faut savoir détecter. J'inscris mon propos dans ceux
développés par d'autres comme Touraine et Fitoussi dont j'ai déjà parlé pour penser
que contrairement à une idée courante, et c'est par de tels colloques qu'on peut le
faire, nous ne sommes pas dépossédés de notre capacité d'action sur nous-mêmes comme
dit Touraine. Au contraire, même dans le cadre de la mondialisation ou de la
globalisation qu'Alain Minc appelle heureuse, les sociétés, les pays, les régions ne
sont pas dépossédés de leur capacité d'agir sur elles-mêmes, de leur capacité de
développer des modèles de société.
J'aurais souhaité vous parler, mais je n'en ai pas le temps, de la
réduction de la durée du travail et de la répartition du travail disponible et comparer
avec les expériences dans d'autres pays, pour vous montrer qu'une mesure économique et
sociale n'a aucune valeur intrinsèque en elle-même. Elle ne vaut que par l'adhésion
qu'elle recueille (ou non) dès le départ. Une mesure qui est imposée aux partenaires
sociaux n'aura aucun effet, elle sera contournée, elle sera détournée. Je le dis pour
insister sur le phénomène d'adhésion, de concertation, de contractualisation et je le
crois fondamentalement pour le concept de la réduction de la durée du travail qui est
une panne actuelle dans notre système de concertation.
Des autres pannes que je voudrais citer, c'est d'abord le contrôle et
la sélectivité des aides aux entreprises. Je crois qu'un bon système ne peut venir que
d'une contractualisation. Il y a des entreprises qui sont trop aidées, il y a des
entreprises qui ne sont pas assez aidées. Il n'y a pas de contrôle, bureaucratique,
aveugle, totalitaire, étatique, administré qui soit possible; tout doit reposer sur une
forme, sur des contractualisations à différents niveaux.
C'est ensuite une autre panne : l'attitude par rapport aux PME. D'une
part les syndicats ont raison de dire que les travailleurs d'une PME ont autant droit à
une égalité des conditions de travail qu'ailleurs et d'autre part les patrons des PME
ont tout à fait raison de répondre qu'économiquement, c'est impossible à réaliser
dans leur type d'entreprise. J'estime que ce dilemme peut se régler par la concertation
avec des acteurs responsables qui sont capables de faire des pas et de se comprendre les
uns les autres dans une culture du compromis en innovant, en inventant des aides
spécifiques qui concilient rigueur économique et cohésion sociale.

J'évoquerai rapidement une question qui à mon avis survole la
concertation pour le moment, c'est la représentativité des acteurs de la concertation,
qu'ils soient patronaux ou syndicaux. Ils sont certes représentatifs mais je crois qu'il
y a des problèmes d'agrégation globale des demandes qui viennent de ce qu'on appelle
vulgairement la base, qu'elle soit constituée des travailleurs d'un côté ou des
employeurs de l'autre. Dans toutes les organisations, étant donné les mutations
économiques et sociologiques, il y a toujours des problèmes de représentation ou de
représentativité. C'est assez normal parce que dans leur volonté légitime d'agréger
les demandes, qu'elles viennent des employeurs ou qu'elles viennent des travailleurs,
plutôt que de voir des demandes purement atomisées et simplement additionnées, les
grandes organisations ont constitué des grands systèmes interprétatifs, explicatifs qui
sont parfois plus lents à s'adapter que les opinions et les comportements concrets. Je ne
le dis pas dans un sens critique ou négatif mais constructif; je pense que les
organisations, et elles le savent, doivent en permanence comprendre ce phénomène et
s'adapter pour rester responsables, représentatives et jouer leur jeu indispensable dans
la contractualisation.
Je vois un signe très concret de cela, pour essayer de sortir d'un
discours qui pourrait vous apparaître comme purement théorique, dans le glissement qui
est perceptible dans tous les pays occidentaux, dans le glissement de la négociation vers
le terrain de l'entreprise, à la fois à la demande patronale et à la fois à la demande
des travailleurs, le plus souvent. Ce glissement peut créer des problèmes parce que
l'articulation qui a bien fonctionné pendant des dizaines d'années entre un niveau
interprofessionnel, un niveau sectoriel et un niveau de l'entreprise est remise en cause
fondamentalement et est en train de se recomposer. Une hypothèse à retenir est qu'on
s'oriente vers un système où il y aura plus de négociations de terrain, plus de
négociations locales qui devront s'articuler dans un ensemble à repréciser, avec des
articulations à moderniser.
Il y a une autre expérience que nous menons pour le moment avec le
gouvernement wallon au sein du Conseil économique; c'est ce que nous appelons la
réorganisation de la fonction consultative. Je vous ai parlé jusqu'à présent du seul
CESRW mais au fil des temps, on a créé, en réponse à des demandes, toute une série
d'organes consultatifs (Conseils supérieurs de la chasse, de la pêche, des voies
navigables,
). Il y en a plus de 40 dans lesquels d'autres représentants que les
partenaires sociaux sont apparus.
Il y a une légitimité à l'existence et à l'expression d'autres
représentants de la société civile que les seuls partenaires sociaux. Pour le moment,
on est dans une phase normale de recomposition, donc il est normal qu'il y ait des heurts
et des susceptibilités, mais je cite cela comme étant un des exemples actuels d'une
modernisation de l'ensemble du phénomène concertatif que nous devons prendre à bras le
corps.

Je vais conclure en disant deux choses qui me tiennent fort à
cur et j'abandonne le terrain purement social du contrat et de la
contractualisation. Je voudrais aussi dire quelques mots suite au discours de M. Burhin
que j'ai beaucoup apprécié. Il a surtout évoqué le phénomène d'émergence des
contrats de gestion, depuis une dizaine d'années, dans les pararégionaux. Je crois qu'on
a là la preuve du développement d'un nouveau rôle de l'Etat qui n'est plus un Etat
opérateur mais qui est un Etat guide, impulseur, qui donne des objectifs mais qui sait
déléguer ses pouvoirs par des contrats de gestion ou par d'autres méthodes. C'est
vraiment une bonne conception d'un Etat qui change et qui reconnaît des partenariats et
une délégation de pouvoirs, mais qui ne le fait plus n'importe comment. L'Etat a parfois
délégué ses pouvoirs mais à des imposteurs, à des gens qui s'auto-proclamaient
détenteurs de toutes les vérités et de toutes les capacités.
Je terminerai en disant que vous avez compris que je suis un défenseur
de la contractualisation, je suis un défenseur de l'organisation de corps intermédiaires
représentatifs et responsables. Ce que je crains le plus, ce ne sont pas nécessairement
les imposteurs; il y a de nouveaux partenaires qui naissent pour le moment; certains sont
purement éphémères et vont disparaître, d'autres au contraire vont prendre des places
parce qu'ils correspondent à une mutation fondamentale de la société. J'espère que les
anciens partenaires vont continuer à rester forts mais il faut pour cela qu'ils se
modernisent. J'ai bon espoir. Par contre, ce que je crains le plus (et c'est pour cela que
je suis un tel défenseur de la responsabilisation d'organes intermédiaires
représentatifs et je rejoins en cela Pierre Rossanvallon) c'est l'opinion publique dont
Rossanvallon dit, et ce sera le mot de ma conclusion pour être bref, que "cette
opinion publique, elle ne siège nulle part mais elle convoque sans cesse devant son
tribunal".