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Wallons d’ici et d’ailleurs |
Introduction |
Paul Delforge
Commissaire de l’Exposition - Conseiller à l’Institut Jules Destrée |
Wallons d’ici et d’ailleurs, La
société wallonne depuis la Libération, le titre de ce projet, ne porte pas
en lui-même les limites de ses ambitions. Si Philippe Destatte – directeur de
l’Institut Jules Destrée – précise, dans sa participation au catalogue de
l’exposition, ce qu’il faut entendre par société wallonne, il n’en reste pas
moins que le champ est impossible à couvrir si l’on prétend à l’exhaustivité.
Des choix ont été opérés. Difficiles.
S’inscrivant dans le cadre des
commémorations de l’accord italo-belge signé en 1946, le projet ne voulait pas
concurrencer les autres initiatives prises tout au long de cette année. Par
ailleurs, des contacts avec Alberto Gabbiadini – président du Comité Mémoria,
coordonnateur des manifestations du Cinquantième anniversaire –, avec Cécile
Sacré – du Centre pour l’Egalité des Chances et la Lutte contre le Racisme
(Guichet des Plaintes de Liège) –, ainsi qu’avec Michel Dumoulin – professeur et
président de l’Institut d’Etudes européennes de l’UCL et spécialiste des
échanges belgo-italiens – montraient la nécessité d’ouvrir et d’étendre
l’hommage aux travailleurs italiens, prévu initialement, à l’ensemble de
l’immigration en Wallonie, tout en l’insérant dans la durée.
Il importait enfin de faire porter plus
précisément l’analyse et sa valorisation sur les modifications apportées à la
culture, aux mentalités, à l’économie, à la société wallonne tout entière, grâce
à l’apport culturel et humain de ces travailleurs venus d’ailleurs avec leur
famille :
Population mobile au départ,
constituée par une forte proportion de jeunes hommes célibataires, affectés à
des activités bien circonscrites, l’immigration s’est progressivement
diversifiée démographiquement, sectoriellement et géographiquement, pour devenir
familiale et se sédentariser. Aussi, malgré la crise et la montée du chômage qui
ont entraîné l’arrêt de l’immigration de travailleurs en 1974, les immigrés font
désormais partie intégrante de la population wallonne (1).
Une politique de reconnaissance de
l’apport des différentes composantes de la société (pas seulement les
différences culturelles, pour ne pas tomber dans le différencialisme, le
multiculturalisme ou le relativisme culturel) à l’élaboration du projet commun
et à l’enrichissement du patrimoine [...] était une des sept mesures
proposées par le Professeur Ernst Jouthe, afin d’obtenir la participation de
tous les citoyens à un projet commun de souveraineté (2).

Le cadre chronologique était prédéfini
par l’hommage déjà évoqué. Un demi-siècle d’histoire dont la densité et la
proximité suscitent l’effroi de l’historien. Il touche là au vécu de ses
contemporains. Il aborde une période où la richesse documentaire dépasse son
simple entendement. Il tente de saisir un sujet dont seul l’avenir permettra de
révéler le sens. Sommes-nous au terme d’une civilisation, à son tournant, au
début d’une nouvelle époque ? Possède-t-on suffisamment de clés
d’interprétation, de compréhension ?
L’historien est parti d’une "impression",
qui est rapidement devenue hypothèse de travail : y a-t-il eu des changements,
des mutations au cours de la période envisagée ? De quels types ? Depuis la
Libération, ses joies et ses peines, depuis la reconstruction du pays, la
société wallonne a-t-elle généré ou subi des mutations profondes, a-t-elle été
l’objet de profonds blocages, suite à des motivations endogènes ou sous la
pression et l’appel du monde extérieur ? Les Wallons sont généralement
enclins à l’internationalisme et aux idées débordant le cadre de la Wallonie et
de la Belgique, notait Maurice-Pierre Herremans en 1948 (3).
Dès lors, c’est par rapport à l’ensemble
des facteurs physiques et humains qui ont pesé sur cette période que seront
décrits et évalués les mutations ou les blocages. Ainsi, l’influence de la
culture italienne sur la Wallonie est considérable pendant cette période, mais
l’impact de l’américanisme sur l’une comme sur l’autre ne l’est pas moins à la
même époque. L’American way of life n’impose-t-il pas sa griffe comme
l’immigration apporte ses richesses ? Il faut aussi souligner que les migrants
ne rencontrent pas une société d’accueil uniforme, aux traditions ancestrales
immuables. Cette société d’accueil – dans le cas qui nous occupe, la société
wallonne – est aussi en proie aux influences que lui proposent d’autres modèles
de société.
La domination économique anglo-saxonne
sur le monde, déjà forte dans l’Entre-deux-guerres, a été renforcée par l’aide
considérable apportée pour libérer l’Europe du joug nazi. Cette domination
économique se double d’une domination "culturelle" au travers d’un message flou,
parfaitement décodable à travers le monde (victoire du bien sur le mal,
patriotisme, repos du guerrier...). Le blue jeans, les blousons portant
les sigles d’universités américaines plus ou moins imaginaires, les T-shirt, les
fast food, la musique, le franglais, le cinéma, la mode de l’immersion dans
la vie américaine pour apprendre l’anglais, l’ingestion de (télé)films et
feuilletons made in USA attestent d’une double influence : économique et
culturelle sur laquelle se greffe une mainmise politique, du fait, notamment, de
la participation de la Belgique à l’OTAN (SHAPE installé à Casteau). La société
s’américanise au quotidien.
Mais la vie privée est-elle sous
influence ? Nos codes, nos normes ré-interprètent en fait ces différents
messages en fonction de racines profondes; tout message médiatique est traduit
en fonction de la mémoire collective. Certes, nos grandes villes ont été en
partie défigurées par les constructeurs de buildings, piètres imitateurs
du World Trade Center. Certes, tout en se laissant bercer par des
mélodies américaines, les consommateurs mangent des hamburgers en buvant
un Coca-Cola glacé. Certes, tous les enfants rêvent d’être les cow-boys
plutôt que les Indiens ; adolescents, ils ont la fureur de vivre de James Dean,
et Elvis apparaît comme l’idole des jeunes. Certes, Jean-Philippe Smet se fait
appeler Johnny Halliday alors que Kevin et Sue Ellen remplacent Jules et Jeanne
dans les cours de récréation. Mais l’identité se dilue-t-elle pour autant dans
un modèle américain, qui s’imposerait comme un modèle unique, considéré comme
seul modèle valable ? Les signes d’américanisation existent, mais sont-ils
intériorisés au point de remplacer les spécificités culturelles qui sont les
nôtres ? Il est malaisé de répondre à cette question d’autant que l’on ignore
bien souvent de quel modèle américain on parle. Le Texan, le Californien, le
New-Yokais ? Peut-être faudrait-il réaliser un sondage d’opinion, procédé bien
américain, lui, qui s’est imposé à tous les pays modernes ?
Il n’en reste pas moins que le phénomène
de la seconde résidence et du déplacement de la ville vers la campagne s’est
imposé, de même que la réhabilitation de "vieilles fermes" hesbignonnes ou
ardennaises. Il est vrai aussi que l’invention du disque compact permet
d’entendre Beaucarne, Adamo ou les "grands classiques" avec une qualité sonore
exceptionnelle, que les chorales et les fanfares animent une multitude de fêtes
où le pêket ne cède en rien la place à la bière. Les contes de Grimm et
de Perrault, les fables de La Fontaine endorment toujours les Nicolas et les
Marie qui jouent au jeu de l’oie et à la marelle, roulent à vélo et habillent
leurs poupées avec les vêtements du grenier. Les exemples pourraient être
multipliés car l’identité forgée au fil des siècles n’est pas prête à se
dissoudre en une génération mais, au contraire, à continuer à se nourrir des
apports multiples.

En fait, consciemment ou inconsciemment,
phénomène rapide ou évolution rampante, la Wallonie s’est insérée dans le monde
comme le monde s’est immiscé par touches successives au sein de la société
wallonne.
La poussée économique, qualifiée de
Trente glorieuses par Fourastier, a transformé la condition matérielle des
ouvriers en Wallonie et aussi, parmi eux, de la masse d’immigrés. Les conditions
de logement, de moins en moins comparables à celles de l’avant-guerre, et
l’équipement électroménager tendent à uniformiser au moins les formes
matérielles de la vie quotidienne. Ils n’entraînent pas, pour autant,
l’uniformité de la vie privée ! Pratiques alimentaires, style de relations
sociales et familiales, rapport entre les sexes demeurent spécifiques ; ils ne
doivent pas se mêler à la vie sociale globale et encore moins à la vie
professionnelle. Les liens avec le pays d’origine, certaines contraintes aussi
(versement d’une partie du salaire à la famille) ne sont plus considérés de la
même manière par les enfants de la deuxième génération qui ne s’intègrent pas
nécessairement totalement dans la société d’accueil. Le mariage mixte est la
forme ultime de la coupure.
L’exposition, qui comprend la
présentation d’un audiovisuel original, tente de mettre en évidence l’ensemble
de ces phénomènes qui touchent les Wallons d’ici et d’ailleurs.
Cette exposition invite le visiteur à un
voyage dans le passé récent : un découpage en cinq périodes (de 1945 à 1951, de
1952 à 1962, de 1963 à 1973, de 1974 à 1984 et de 1985 à 1995) permet de
comprendre les phénomènes économiques, sociaux, démographiques, culturels et
politiques. Tous les événements qui se déroulent en dehors de la sphère
immédiate d’action de chaque individu pris séparément sont présentés de façon
didactique.
Tout ce qui est lié au choix des
individus, tout ce qui peut modifier sensiblement leur comportement dans leur
vie quotidienne, s’ils le souhaitent, est présenté de façon plus ludique, dans
des espaces fermés qui symbolisent l’intimité, l’espace intérieur, le domaine
privé. Les couleurs sont celles de leurs époques, seule concession faite au
phénomène de la mode. La présentation choisie privilégie l’évocation symbolique.
L’objectif visé est d’atteindre les visiteurs en tant qu’Hommes et en tant que
citoyens.
Tous pareils et tous différents.
Wallons d’ici et d’ailleurs.

Notes
1. Mateo ALALUF, Le Travail et les
Travailleurs ne sont plus ce qu'ils étaient, dans Wallonie, Atouts et
références d'une Région, Namur, Gouvernement Wallon, 1995, p. 177-195.
2. Ernst JOUTHE, Citoyenneté, identité, immigration, Communication présentée
dans le cadre de la Conférence des peuples de langue française, à Liège, le 14
juillet 1995, Actes, Charleroi, Institut Jules Destrée, centre rené
Lévesque, 1996.
3. Maurice-Pierre HERREMANS, La Wallonie, Ed. Marie-Julienne,
Bruxelles, 1950, p.21.
Ce texte est extrait du catalogue de
l'exposition
Wallons d'ici et d'ailleurs. La société
wallonne depuis la Libération,
Charleroi, Institut Jules Destrée, 1996.
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