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(E)tranche
de vie |
Paul Delforge
Commissaire de lExposition - Conseiller à l'Institut Jules
Destrée |
(E)tranche de vie est un
témoignage fictif, articulé autour détapes de la vie
dun homme qui, venu dailleurs, vécut ici. Toute
ressemblance avec des personnes vivantes ou ayant vécu serait
purement fortuite. Ce témoignage a pour seul objectif de
recréer une certaine atmosphère inspirée dévénements
réels.
De nouvelles images
simposèrent à moi...
Javais à peine 6 ans quand
je suis arrivé en Wallonie. Cétait en 1936, je quittais
mon pays en guerre, victime de la montée du fascisme. Je fus
confié par mes parents à une filière internationale de
solidarité; ils avaient jugé prudent de menvoyer dans une
famille daccueil.
Je ne devais jamais plus les
revoir : la prison, la torture, la guerre avaient eu raison
de leurs idéaux. Ainsi, je me suis retrouvé avec dautres
enfants de mon âge dans une région que je ne connaissais pas,
au milieu dune famille qui me souriait, qui me parlait mais
dont je ne comprenais pas la langue.
De nouvelles images
simposèrent à moi... La terrifiante sirène des usines
qui, dans le brouillard et la fraîcheur du petit matin, aspirait
les hommes ; la petite classe aux bancs ordonnés où
linstituteur, chaque jour, mapprenait de nouveaux
mots ; les terrils noirs, nos terrains de jeux , les
tartines et les jattes de café... Et puis, la guerre que
javais fuie me rejoignait ici... Ce furent les années
sombres. Mon père dadoption partit un 10 mai... Je
men souviens, javais 10 ans. Boncelles, la Lys,
Stalag IA, Prusse orientale, une lettre, un colis, tickets de
ravitaillement, sale boche, résister... Ces noms et ces
mots rythmèrent ma jeunesse... pendant cinq ans.
Seule pendant ces cinq années, ma
mère sest occupée de moi, de mes frères et soeurs.
Seule. Trouver de quoi vivre. De quoi survivre, entre les
rationnements et la misère. On comptait sur la solidarité des
voisins, des amis, de la famille. Du moins de ceux qui
nétaient pas partis, comme mon copain David que la police
est venue chercher à lécole, un matin de 1942. Je ne
lai plus jamais revu... Ma mère a dû tout faire. Après
la guerre, en guise de "récompense", elle obtiendra le
droit de voter, aux élections législatives de 1949.
Quand mon père est revenu, je
men souviens, je lui ai donné un paquet de chewing gums
reçu des Américains; je lavais gardé pour lui ! Il
ne revenait pas seul. Avec lui, 65.000 autres prisonniers de
guerre et 12.000 déportés politiques. Nos pères étaient enfin
de retour. Dans un monde nouveau qui allait encore changer...
Comme ils avaient gagné la guerre, ils gagneraient la bataille
du charbon. Puisque les Flamands ne voulaient plus venir
travailler en Wallonie, on ferait appel à de la
main-duvre étrangère pour remplacer les prisonniers
de guerre allemands au fond des mines. Malgré les bonnes
conditions financières offertes pour descendre au fond, mon
père, comme beaucoup douvriers wallons, nen voulait
plus. Sa santé avait suffisamment pâti de la captivité et il
nallait tout de même pas remplacer les Allemands ! Et
puis, des sociétés privées proposaient de bons salaires pour
sattacher une main-duvre de qualité.
Cest ainsi que mon père entra chez Boël ; ensuite,
il passera quelques années chez Cockerill avant de terminer sa
carrière dans une petite entreprise de constructions
métalliques.
Pendant ce temps, je finissais mes
études. Petit Papa Noël névoquait rien à mes
yeux, pas plus que Citizen kane, le solex, le microsillon,
le festival de Cannes, les aspirateurs ou le bikini.
Cétait comme des images venues dun autre monde. Mes
nouveaux amis venus dItalie, de Suisse et dEurope
centrale nen savaient pas davantage; mais leur vie
résonnait des musiques qui avaient bercé ma plus tendre
enfance. Pendant les vacances, on menvoyait chez un oncle
ou un cousin fermier dans la riche Hesbaye. Si le monde de la
campagne était différent de lunivers des villes, le
labeur y était aussi dur; paysans et ouvriers peinaient de
même.
Les bancs décole ne me
passionnaient guère. Il est vrai que, dans les rues ou à la
terrasse des cafés, on parlait dHiroshima et de Nagasaki,
du jugement de Nuremberg, du possible retour de
Léopold III ; tout cela mintéressait davantage.
Comme moi, le jeune prince Baudouin était un exilé, mais lui,
il avait toujours son père... Jaimais aussi parcourir la
presse; les journaux étaient encore nombreux en ce temps-là. Et
jai toujours aimé comparer leurs points de vue sur
lactualité : les Russes étaient-ils parmi nos
libérateurs oui ou non ? Le plan Marshall fut-il vraiment
destiné à nous aider ? Et ce rideau de fer dont parlait
Churchill, à quoi ressemblait-il ? Pour mes amis
"baltes", il sagissait dun message de non
retour dans leur pays natal. La terre où ils vivaient serait
désormais la leur.

Magie de mes vingt ans
Mes vingt ans furent magiques.
Lélectricité entra dans la maison, leau et le gaz
grimpèrent aux étages. Le samedi soir, le cinéma de quartier
était lunique lieu de rendez-vous : Casablanca,
Autant en emporte le vent, Les enfants du paradis... Par le
grand écran, cest le monde qui pénétrait dans notre
imaginaire : lEurope que lon construit, Gandhi
quon assassine, lannée même où lONU adopte
la Déclaration des Droits de lHomme. LIndochine, le
Maghreb, le Congo, lAmérique, surtout lAmérique.
Quelle joie de vivre ! Et puis lItalie... Quel
cinéma !
Mes premières vraies vacances, je
les ai vécues en août 1950. Je nétais plus avec cette
jeune fille qui portait des pantalons, chose incroyable pour
lépoque, mais avec celle qui deviendrait ma femme et qui,
fait tout aussi incroyable, avait voté aux élections en 1949.
Nous étions partis dans les Ardennes, à vélo, une petite tente
sur le porte-bagages. De temps à autres, nous croisions des
Vespa ou des 4 CV avec lautocollant Cest
Shell que jaime. A lépoque, la 4 CV était
pour moi le rêve inaccessible. Dans les forêts ardennaises qui
avaient subi tant de désastres cinq ans plus tôt, jétais
loin des préoccupations militaires du moment : papa étant
un ancien prisonnier de guerre, on ne mexpédierait pas en
Corée. Même si seuls les volontaires et les Belges étaient
concernés, je pensais aux copains... En tout cas, la famille a
fait des provisions en sucre et en café. On ne sait jamais...
Vieux réflexe venu de la misère des conflits. Cest dans
ce climat de guerre froide que je me mariai. Très vite, un
premier fils naquit.
Jaurais voulu, comme ma
sur, devenir enseignant mais, nétant pas né ici, je
ne répondais pas au critère de nationalité exigé dans la
fonction publique. Je serai donc ouvrier qualifié, père, chef
de famille, préoccupé par le devenir de ce foyer que
javais accepté de créer. Nous avions mis un peu
dargent de côté mais, contrairement à papa et à maman,
je nhésitais pas à acheter à crédit. Pourquoi reporter
à demain ce que lon peut acquérir sans plus
attendre ? Le confort moderne est si séduisant :
aspirateur, mixer, cuisinière moderne, machine à laver... A
crédit, ce nest vraiment pas cher ! Il paraît que
"le progrès est le symbole du confort et de la
liberté !". Mais pas question de perdre son boulot. Il
faut payer les traites et, lorsque les copains du syndicat
proposent une action, même si les objectifs semblent réalistes,
on réfléchit à deux fois avant de sengager...
Ma femme est née en Wallonie. Ses
parents venaient de la campagne. Son père avait quitté le
village pour trouver de lembauche. Son train sétait
arrêté dans une gare où lattendaient des patrons
charbonniers. Du soleil de la campagne, il est passé à
lobscurité du fond des mines. Mais il a fini par sortir de
la fosse; métallo, peintre, porteur de journaux, il a finalement
ouvert un petit magasin de quartier où lon trouve de tout.
Et dire que, quinze ans plus tôt, dans les files dattente,
on sortait encore les tickets de pain et de lait. Le gouvernement
comptait alors un ministre du ravitaillement. Tout cela paraît
si loin.
Maintenant, en ce début des
années 60, les supermarchés sont de plus en plus nombreux et
jai même entendu parler dun "hypermarché"
installé près dici, le premier dEurope. On sy
rend en voiture, il y a un immense parking et lon dépose
les marchandises dans un panier sur roulettes. Bien plus pratique
que les cabas de nos mères... Dans la petite épicerie que tient
mon beau-père, les ménagères ont gardé lhabitude de
faire la causette. Bien que désormais obligatoirement fermé un
jour par semaine, le magasin est lendroit où lon
cause ; on se scandalise des audaces du dernier film de
Brigitte Bardot (Et Dieu créa la femme)... Puis, il y a
aussi la question scolaire, les catastrophes dans les mines et,
terrible, le drame du Bois du Cazier, à Marcinelle... 262 morts.
Pendant ce temps, les délocalisations continuent et
"encolèrent" les travailleurs ; bientôt, ce sera
la fermeture de 19 mines qui désespère toute la classe
ouvrière... la perte de 40.000 emplois de mineurs... 35.000
ouvriers du textile, et tous les sous-traitants quon
licencie à tour de bras. Cest dans ce climat que le Congo
veut son indépendance, que les Russes envoient le Spoutnik puis
Gagarine dans lespace ! Sans parler des missiles à
Cuba.
Il y aura aussi laffaire de
la Thalidomide/Softénon. Mes trois enfants nés en plein baby
boom ont été épargnés. Mais je vois la souffrance de
près. Je la côtoie. Il est vrai que, comme institutrice dans
une école de quartier, ma sur assiste quotidiennement aux
problèmes qui se posent dans les familles ouvrières.
Impuissante, elle partage la peine que provoque la perte de son
travail par ce mineur qui doit pourtant nourrir cinq enfants;
elle essaye de trouver un logement à cet autre; elle écrit une
lettre pour cet apprenti qui veut changer de patron; et puis,
elle offre un livre - un livre de poche - à un adolescent du
quartier qui "ira loin". Parfois, il a fallu apporter
des compléments de nourriture à cette jeune mère de famille.
Les pots tout préparés pour bébé et les "pampers"
ne sont pas encore de ce monde; la pilule ne sera commercialisée
quen 1960. Elle mettra du temps pour arriver dans nos
faubourgs laborieux.
Lhiver 60 est glacial même
si, socialement, cela "chauffe" partout dans les rues
de Wallonie. Comme en 1950, le message des Renard, Genot,
Terwagne, Glinne, Cools est porté par le peuple. Mais même de
Gaulle na pas cru devoir dire quil nous avait
compris. Seul Sauvy a fait retentir la sonnette dalarme. Un
pays sans jeunesse est voué à devenir un pays de vieilles gens
ruminant de vieilles idées dans de vieilles maisons. Mais à
quoi bon ! Il ny avait pas que le vieillissement de la
population. La Wallonie navait pas encore dautoroute
pour relier Tournai à Verviers; un bouchon bloquait
laccès au canal Albert à hauteur de Lanaye; la
radio-télédiffusion était lenjeu de débats vides
daspect culturel et lon tentait dimposer le
néerlandais comme deuxième langue "nationale" alors
que langlais devenait petit à petit la première langue
universelle. On accordera lindépendance au Congo mais un
petit village de 3.000 habitants na pas le droit de
déterminer son propre régime linguistique...
Partout, la vie changeait, mais la
Wallonie semblait rester en-dehors du monde qui se construisait.
Même les multinationales américaines nous tournaient le dos. On
ma dit quil ny avait eu que trois
investissements en Wallonie sur septante-huit faits en Belgique
avant 1960, aspirant vers le centre et le nord les fruits
engrangés par des générations de mineurs, de carriers, de
métallurgistes, de lainiers... qui avaient fait de la Wallonie
lune des premières puissances industrielles du monde.

Jai fait un rêve...
Les années 60 ont marqué la vie
de notre couple. Les enfants grandissaient. Avec cinq bouches à
nourrir, il convenait délargir nos revenus. Dautant
que mes parents adoptifs sont venus habiter chez nous. Mon vieux
père nallait plus très bien et un de ses frères est
revenu du Congo sans le sou... Ma femme a commencé à travailler
à la FN il fallait bien et cest tout
naturellement que jai soutenu le mouvement qui
revendiquait : A travail égal salaire égal !
Durant ces années 60, le chômage était faible : de
nombreux postes disparaissaient dans lindustrie extractive,
dans la sidérurgie, lagriculture et le textile, mais on
engageait dans la construction métallique, dans la chimie, dans
la presse, dans la construction. Et quand le bâtiment va,
dit-on, tout va...
Parce quon travaillait à
deux, nous avons pu acheter une nouvelle maison, plus spacieuse,
un peu en-dehors de la ville. Nouvelle maison, nouvelle manière
de vivre : on a pris lhabitude du chauffage central;
des équipements électroménagers; et puis, ce fut la nouvelle
voiture, la caravane et les vacances à létranger.
Lavenir nous semblait serein, comme si la prospérité
devait durer toujours. On se disait quon avait le progrès
avec nous; louverture dagences bancaires, de
restaurants italiens ou chinois, de supermarchés, de plus en
plus nombreux, nous en faisait accroire. Nétait-ce pas la
preuve que la misère et les années difficiles étaient
derrière nous ?
Acheter, consommer :
laugmentation sensible du niveau de vie et surtout la
publicité nous y pousseront de plus en plus, même si la
ménagère ne dispose du droit de dépenser tout son argent que
depuis 1958, lorsque la loi autorise enfin la femme à prélever
plus de 100 francs sur son livret de la caisse dépargne
sans lautorisation du mari...
A cette époque, le secteur
tertiaire est en pleine explosion. Cest le temps des
"cadres". Jusquen 1960, le mot désigne "ce
qui entoure" : le cadre du vélo, le cadre du tableau.
Cela fait tout drôle quand ce mot devient une...
profession (Grand Larousse encyclopédique en
1960) ; et ce mot nen finit pas déblouir; le
"cadre" nest plus seulement dans
lentreprise. Il est partout. Plus quun certain rôle
dans la hiérarchie dun établissement, le cadre va
évoquer un art de vivre, un style de consommation, et dicter sa
loi aux hommes de marketing. Les visages et les silhouettes de
cadres "jeunes, modernes et dynamiques" peuplent
affiches et publicités. Le cadre est devenu un modèle
socio-économique à imiter. Le cinéma, la littérature
sen emparent tandis que, dans lombre, la mort du
paysan et de louvrier est annoncée.
Mais derrière lidéal du
cadre, il y a la réalité : le Viêt-nam, la guerre, le
sort des immigrés, celui des Wallons. Le monde tourne, tourne,
à en donner le vertige, mais nombreuses demeurent les failles du
système. Mon fils aîné, du haut de ses 17 ans, écoute Dylan,
shabille hippie et semporte contre limage de
lautorité familiale, de lautorité pédagogique, de
la propriété... Ulcéré par lassassinat de Martin Luther
King et par la famine au Biafra, il hurle contre cette société
de consommation quon nous impose et rêve dun monde
plus beau, sans guerre et plein de fleurs, un monde authentique
où la consommation ne serait pas cette absurdité de la télé
et de la "bouffe" industrielle du dessert et des
conserves, des surgelés et de la viande "chimique"...
Il parle écologie, dénonce le nucléaire...
Plongé dans le milieu associatif
et syndical, je suis moi-même sensible à ses critiques. Je le
rejoins quand il dénonce les excès du "Walen buiten".
Je me suis moi-même engagé sur le plan politique et jai
participé à une grève de la faim, lorsque lon menaçait
de renvoi des "clandestins", venus de leur plein
gré vider les poubelles de nos cités... Mais, lorsque
jai voulu me présenter aux élections, on ma
gentiment rappelé que je nétais pas dici...
Cahin-caha, la vie continue ;
nous avons applaudi Eddy Merckx le 21 juillet 1969 quand il a
endossé à Paris son premier maillot jaune et surtout, surtout,
nous étions, le même soir, tous réunis devant le petit écran
pour rêver aux premiers pas de lhomme sur la lune. A ce
moment, la lune était encore en noir et blanc. La science avance
à pas de géant. Elle attire les jeunes. Mon aîné se lance
dans des études dingénieur à luniversité, au
même moment où lULB-VUB et lUCL-KUL sont
dédoublées. Plus prosaïquement, à mon niveau douvrier
qualifié, je suis heureux de la diminution du temps de travail
et de laugmentation des congés payés. Bien sûr, ces
mesures sont peu de choses à côté de lintroduction de la
TVA en lieu et place de la taxe de transmission ou face à la
suppression de la convertibilité dollar/or... car les Etats-Unis
ont décidé la suppression unilatérale des accords de Bretton
Woods qui régissaient les relations monétaires entre les Etats
depuis la fin de la guerre. Bientôt, Nixon décidera la libre
circulation des capitaux. On na pas compris, à
lépoque, que ces mesures ouvraient la porte à la
mondialisation de léconomie... Notre génération aura
connu linstabilité dun monde où la guerre
navait jamais cessé : Corée, Viêtnam, Cuba,
Afrique, Israël, Palestine... avec, comme enjeu, le contrôle
des matières premières et lhégémonie des blocs.
Lorsquelle se produit loin,
la guerre ninterpelle pas directement notre conscience,
sauf lorsquelle implique une hausse du prix du carburant et
la privation de la désormais sacro-sainte automobile. Le choc
pétrolier mettra en évidence notre grande dépendance face aux
pays producteurs dénergie. Nous devons nous éduquer à
"chasser les gaspis" ! La guerre, cest aussi
lexode, lexode de milliers de personnes. Face à
cette situation, nous avons décidé, en famille, dadopter
un jeune enfant vietnamien sauvé in extremis lors de la
fuite des boat-people. Ça nous a rajeunis, son sourire
dans la maison. Et, étrangement, ce nétait plus moi qui
venais dailleurs..

Serait-ce la crise ?
En pleine crise énergétique,
toute la société se décline en "ique" :
robotique, informatique, bureautique, industries pharmaceutiques,
chimiques, biotechnologiques... Les "cols blancs" ont
succédé aux cadres dans lordre de lidéal social...
et ils seront bientôt supplantés par les Golden boys.
Les idoles changent. Les adolescents ne roulent pas tous sur des skate
boards mais sont sensibles aux exploits de Stalone.
Le chômage, quon avait cru
éliminé, est cependant revenu, de plus en plus insupportable.
La durée hebdomadaire de travail est réduite à 40 heures, mais
ils sont déjà 350.000 sans emploi en 1980, dont ma femme qui a
perdu son boulot pour restructuration et mes enfants qui ne
trouvent pas dembauche dans les secteurs qui les
intéressent. Laîné envisage de partir à
létranger; la deuxième ne se laisse entendre que via les
ondes courtes où elle sévit pour le compte dune radio
libre : elle défend des principes écologiques; il est vrai
que les catastrophes de Seveso (1967), dEkofisk,
laccident nucléaire de Tree Mile Island, Bhopal,
lHiroshima de la chimie, et Tchernobyl (1986), donnent à
réfléchir. Ma fille mettra aussi beaucoup dardeur à
lorganisation de manifestations antimissiles. Seul le
cadet, adepte des cartes perforées, des Commodore et
autres puces électroniques, semble sûr de son avenir. Pratique
et réaliste, il travaille dans un fast food pour payer
les traites de sa petite moto 50 cc japonaise. Il sest
mis à jouer à un tout nouveau jeu, le Lotto... On ne sait
jamais.
LEurope serait-elle la
solution à tous les problèmes ? On ne cesse de le dire.
Premier élément positif : en vue de lélection du
Parlement au suffrage universel, jai été reconnu comme
"citoyen ordinaire". Moi, lexilé,
limmigré, jai obtenu le droit de vote, non en raison
dune naturalisation ordinaire que je nai jamais
sollicitée, mais parce que javais épousé une Belge (Loi
du 25 mars 1976, applicable à partir du 10 octobre). Quen
sera-t-il pour mon petit réfugié ? Je crois en
lEurope qui introduit lheure dété et met en
uvre le SME et lECU; peut-être pourra-t-elle
redresser léconomie, éviter le licenciement des 600
employés du Grand Bazar à Liège, empêcher la fermeture de
sites sidérurgiques wallons ? La fermeture du Roton,
dernier site charbonnier wallon, en 1984, aura une portée plus
que symbolique. La dernière "Gueule noire" à remonter
du trou, en chantant o sole mio, est pourtant à des
années-lumière du premier vol de la navette spatiale Enterprise,
du lancement du premier satellite Meteosat, du premier vol
de Columbia, des premiers lancements dAriane, ou de Pionner
10 qui quitte notre galaxie , de Discovery...
Pourtant, cest la même époque ! Demain, les
métallos manifesteront à Bruxelles contre les plans de
fermeture de leur outil. Les fonctionnaires seront avec eux
contre les pouvoirs spéciaux. Les enseignants, finalement,
seront tout seuls pour protester contre Val Duchesse.
Jétais avec eux. Par solidarité. Moi, cest une
machine qui a pris ma place... Lheure de la pré-pension
allait sonner : place aux jeunes... Du moins,
jespérais quil en serait ainsi. Moi, en ayant la
chance dêtre encore en bonne santé, jai interrompu
ma carrière professionnelle juste au moment où mon père
adoptif disparaissait. Au même moment, la planète accueillait
son cinq milliardième habitant et Sandra Kim remportait
lEurovision. Tout un symbole que lon ne grave plus
sur un "33 tours" en vinyle noir mais sur un disque
compact.
Le monde change... Même le
facteur ne passe plus le samedi matin pour le courrier et on ne
peut plus téléphoner, pour le même prix, aussi longtemps
quon le souhaite. Le SIDA devient le mal du siècle alors
que les bébés-éprouvettes sont de plus en plus nombreux. La
violence semble imposer ses lois : tueries du Brabant
wallon, assassinats politiques et financiers en Europe,
attentats, hooliganisme... Pendant ce temps, les Etats-Unis
développent un projet de guerre des étoiles et Gorbatchev
arrive au pouvoir à Moscou...

Espérer dans
lhumanité !
Après avoir erré, protesté,
voyagé et sêtre finalement mariée, ma fille est entrée
comme secrétaire dans une PME; laîné est en Angleterre
où je vais parfois le rejoindre grâce au nouveau tunnel sous la
Manche; quant à mon cadet, après avoir été CST et avoir vendu
des ordinateurs puis des consoles de jeux vidéo, il a été
représentant en photocopieuses, loutil indispensable, par
excellence, depuis les années septante. Las, il est devenu
ensuite représentant médical et pense maintenant se reconvertir
dans les assurances, secteur davenir, assure-t-il. Il me
rappelle les anciens représentants de commerce qui vendaient au
porte à porte des aspirateurs, des trousseaux ou des
couvertures... Métiers qui disparaissent, métiers qui
apparaissent : à quoi servent donc ces programmeurs,
analystes programmeurs, opérateurs, cadres... ? Moi qui vis
de ma pension, je ne comprends plus très bien lutilité de
certaines choses. Quant à notre petit dernier, il est devenu
grand et a décidé de repartir vers son pays dorigine...
Je continue néanmoins à moccuper denfants : de
mes petits-enfants aujourdhui. Je participe à ce que
lon pourrait appeler le "papy-boom". Je pouponne
et garde mes "descendants". Parfois, on mappelle
à la dernière minute pour faire du baby-sitting : un appel
de ma belle-fille sur mon cellulaire, une télécopie de mon
gendre et voilà papy de service; je branche le magnétoscope sur
le programme que je voulais regarder et je prends ma voiture. Ma
femme a aussi la sienne. Nous appliquons ainsi le message
inventé par les organisateurs du salon de lauto au milieu
des années quatre-vingt : mon auto, cest ma
liberté !
Pour soccuper des enfants,
aucun problème : berceau hyper confortable, langes
jetables, tétines et cuillères ergonomiques, chauffe-biberon
ultra-rapide et à la température ultra-précise, poussette
munie damortisseurs, bref lattirail du parfait
baby-sitter a été conçu pour la plus grande commodité des
pères ou grands-pères gâteaux. Le bébé na même plus
besoin dexprimer un souhait, il est déjà accompli !
Il est le point central de la famille, celui autour duquel tout
sorganise. A cet âge dinnocence, on se moque bien
dun Crash boursier, du succès de Philippe Lafontaine avec Coeur
de Loup au hit-parade français, de la chute du mur de
Berlin, puis des gouvernements en Hongrie, Bulgarie, Pologne et
en Roumanie, et de lexécution de Ceausescu.
Mais je pense à lavenir de
ces enfants pour lesquels le Grand Marché européen est annoncé
en 1992... Le transfert des compétences de lenseignement,
du niveau fédéral à la Communauté française et
lélection directe du premier Parlement wallon, en 1995,
les concernent au plus haut point.
Lassassinat dAndré
Cools, en 1991, ma rappelé, mutatis mutandis, celui
de Julien Lahaut, et la Guerre du Golfe celle de Corée. Mais que
dire de la guerre en ex-Yougoslavie ? Et du Rwanda, du
Burundi ou du Kivu ? Les sociétés évoluent mais les
moeurs barbares sont toujours là. Parfois, tellement près de
nous !
Et, pourtant, nous navons
pas dautre choix que de continuer à croire en lHomme
et à construire lhumanité...
Ce texte est extrait du catalogue
de l'exposition
Wallons d'ici et d'ailleurs. La
société wallonne depuis la Libération, Charleroi, Institut Jules Destrée, 1996.
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