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Histoire économique et sociale


Les Wallons hors de la Wallonie
- (1995)
Première partie - Deuxième partie


Michel Oris

Historien, Chercheur qualifié FNRS, Maître de Conférence à l'Université de Liège

Jean-François Potelle

Historien, Institut Jules Destrée

 

II. De la révolution au déclin industriel
Les migrations des hommes et des capitaux aux origines de la révolution industrielle

1. Les techniciens étrangers dans la genèse de l'industrialisation wallonne

Entre 1770 et 1847, la Wallonie a été la première région continentale à réussir une révolution industrielle par ailleurs remarquable, qui a permis à la Belgique de se poser, au milieu du siècle passé, en grande puissance manufacturière. Pourtant, la phase de fondation correspond à une période de rayonnement faible. Le terreau anglais, que les immigrants protestants wallons ont contribué à fertiliser au XVIe siècle, a donné naissance à un géant économique. Preuve du déficit technologique que la Wallonie a accumulé au cours du XVIIIe siècle, ce sont des immigrés britanniques qui vont jouer un rôle fondamental dans la genèse de l'industrialisation wallonne.

A l'appel des grands marchands et fabricants de laine de Verviers, en particulier les Simonis et les Biolley, William Cockerill père et fils, Hodson, Topham, Houget, Teston, ont profondément modernisé l'industrie textile en y introduisant de nombreuses "mécaniques à l'anglaise" à partir de 1799. "En 1810, la région verviétoise était le premier centre continental du drap cardé" (4). Six ans plus tard, les deux premières machines à vapeur sont achetées chez Hague et Topham à Londres par le drapier Sauvage et le mécanicien Hodson. Au moins quatre-vingts suivront avant 1840.

Sur base des profits colossaux et de l'expérience acquise, le plus jeune fils de William, John Cockerill, va créer à Seraing à partir de 1817 un ensemble sidérurgique moderne centré sur le haut fourneau au coke. Par son activité débordante et un certain altruisme, il va contribuer à répandre les nouvelles techniques dans toute la Wallonie et au delà. Dans le Pays de Charleroi en particulier, il aura divers émules comme Thomas Bonehill ou Haarodt Smith. Les techniciens et financiers britanniques jouèrent également un rôle important dans la genèse d'un réseau ferroviaire qui permit de consolider de manière décisive la Révolution industrielle.

Il faut souligner que, si ces immigrés ont beaucoup apporté, ils n'ont pu réussir que grâce à l'accueil qui leur a été réservé. Ce que la Wallonie de l'époque avait de remarquable, c'était une culture socio-économique et technique que n'inhibait pas outre mesure le poids des traditions. Elle a constitué le substrat non seulement d'une réception de l'innovation et de son imitation mais surtout de sa compréhension, de son acclimatation aux conditions locales, de son amélioration et de sa généralisation. La Wallonie fut d'ailleurs une des rares contrées en dehors de la Grande-Bretagne qui produisit un apport authentiquement original avec la métallurgie du zinc, mise au point par le Liégeois Jacques Dony vers 1808.

Premiers suiveurs des Britanniques, les entrepreneurs et les techniciens locaux ont fait de la Wallonie au milieu du XIXe siècle une des plus importantes régions industrielles du monde. C'est à partir de ce socle puissant qu'ils vont rayonner sur toute l'Europe et même bien au delà.

 

 

2. La contribution wallonne à l'industrialisation des pays voisins

La Révolution industrielle a placé à nouveau la Wallonie dans une position de supériorité relative vis-à-vis de ses voisins, hormis l'Angleterre. Très vite, la région est devenue un centre de diffusion des nouvelles techniques de production et de gestion à travers l'Europe continentale, et, au premier chef, dans les pays limitrophes. Cockerill, à son habitude, a fait oeuvre de pionnier et déployé une activité débordante qui s'est traduite par la création d'une multitude d'entreprises de Paris à Varsovie en passant par Berlin. La plupart n'ont eu qu'une vie éphémère.

A sa suite, de nombreux ouvriers spécialisés et entrepreneurs wallons, surtout liégeois, ont contribué à diffuser la Révolution industrielle en Allemagne. En 1831-33, Jacques Piedboeuf, originaire de Jupille près de Liège, fonde la première fabrique de chaudières d'Allemagne à Aix-la-Chapelle. Pour s'approvisionner en tôles, il y joint un premier laminoir en 1845, puis un second à Dusseldorf en 1857. En 1841, les usines de puddlage et laminoirs Michiels et Cie sont bâties à Eschweiler pour fournir les rails nécessaires à la ligne Cologne- Aix à partir d'une fonte importée de Seraing. Piedboeuf comme Michiels vont développer considérablement leurs activités et seront parmi les créateurs de grandes entreprises qui ont occupé une place marquante dans la métallurgie allemande jusqu'au XXe siècle.

Parallèlement, les ressources minérales de la Ruhr suscitent de grandes convoitises. En 1849 à Dusseldorf, la SA belgo-rhénane des Charbonnages de la Ruhr est formée sous l'impulsion de l'ingénieur des mines montois Joseph Chaudron. Entre la fin des années 1840 et 1855, Charles Detilleux acquiert des concessions près de Gelsenkirchen. En 1853, un consortium mené par le recteur de l'Université de Liège, Jean-Louis Trasenter, obtient la concession de gisements près de Duisbourg. La SA belge des Charbonnages de Herne-Bochum réunit des actionnaires belges et français à la fin des années 1850. Etc... Partout dans le bassin de la Ruhr, les techniques d'étançonnage et d'extraction wallonnes se diffusent.

Derrière le fouillis des initiatives individuelles, des logiques se dégagent. Jusqu'en 1850 environ, l'environnement socio-économique et politique est resté instable en Wallonie. Après l'innovation, la priorité a été accordée à une stabilisation difficile, qui s'est notamment traduite par la main-mise de la haute finance bruxelloise sur la majeure partie des grandes entreprises. C'est dans ce contexte que se situent les premières politiques systématiques d'implantations à l'étranger. Un des traits fondamentaux de la Révolution industrielle est la conception d'entreprises intégrées, qui dominent l'ensemble de la production depuis les matières premières jusqu'au bien fini. Il est manifeste que les métallurgistes et chimistes wallons ont voulu assurer l'avenir en prenant sous leur contrôle le socle, c'est-à-dire l'extraction de charbon et surtout de minerais de fer et de zinc.

Ce souci premier s'est rapidement étendu au delà des ressources minérales et a débouché sur les premières contributions wallonnes notables à l'industrialisation des pays voisins. Cockerill, la Providence, les Charbonnages et Hauts Fourneaux d'Ougrée, d'autres encore, s'implantent dans les années 1850 dans le bassin du nord de la France sur des sites riches en charbon. Plus ou moins contraintes, ces firmes y développent des complexes sidérurgiques puissants. Dans les années 1860-1870, alors que les faibles ressources belges en minerais de fer s'épuisent, ces entreprises installent des sièges en Lorraine pour y exploiter les gisements particulièrement importants qui y ont été découverts. L'aventure de la société de Vezin- Aulnoye est typique de ce processus d'extension progressive. Fondée en 1858 à l'instigation d'un capitaliste hutois, Eugène Godin, elle reprend à la société de Somme et Vezin les mines de fer de Vezin près d'Andenne, et achète les hauts fourneaux d'Aulnoye près de Maubeuge. Elle y développe ses activités avant d'implanter une nouvelle usine sidérurgique à Maxéville près de Nancy en 1871.

Dans la métallurgie des non-ferreux, l'expansion périphérique a adopté le même schéma. Les producteurs de zinc ont profité de la crise économique qui a suivi les troubles politiques de 1848 pour prendre le contrôle des firmes allemandes qui étaient leurs seules concurrentes. Dans La Belgique industrielle, ouvrage de prestige publié en 1852 à la gloire d'une économie triomphante, les seuls établissements situés à l'étranger qui font l'objet d'une gravure sont les sièges de La Vieille Montagne à Borbeck, Mulheim-sur-la-Rhur, Oberhausen, Julien et Immekeppel.

Dans leur souci de contrôler leurs approvisionnements et de se créer de nouveaux marchés, les fabricants de zinc belges vont déborder des pays limitrophes dès 1853 avec la création de l'Asturienne des Mines, qui se donnait pour but l'exploitation des gisements de zinc d'Asturie en Espagne. Quatre ans plus tard, la Vieille Montagne s'approprie les mines d'Ammelberg en Suède et y installe une usine de désulfuration des blendes en 1864. C'est une expansion spatiale précoce mais elle annonce une politique qui conduira les intérêts et les techniciens wallons aux quatre coins du monde.

 

 

Le temps des ingénieurs et des capitalistes

La montée en puissance des ingénieurs et celle des capitalistes sont indissociables. Avec la dissociation croissante de la gestion industrielle et de la gestion du capital, les techniciens de haut niveau ont vu leur rôle s'étendre et ils ont accédé à la direction des grandes entreprises alors même que le pouvoir de prendre des décisions stratégiques leur échappait. Instruments d'une politique financière qui se décide en Wallonie et surtout à Bruxelles, voire à Paris, ils s'expatrient avec les capitaux pour en contrôler l'usage et veiller à leur rendement.

La famille Sépulchre, originaire de Ben-Ahin près de Huy, en donne un bon exemple. L'aîné, François, promu ingénieur des prestigieuses écoles de Liège en 1845, devient en 1852 directeur de la société de Somme-et-Vezin. En 1858, il reçoit le titre d'administrateur-gérant et ingénieur-conseil de la SA de Vezin-Aulnoye. Ce n'est qu'à la fin de sa carrière, en 1883, qu'il entre au conseil d'administration. Grâce à lui vont se succéder ou se retrouver à Aulnoye ou Nancy Victor Sépulchre (sorti de Liège en 1863), Armand (1869), Léon (1870), Remy (1876), Joseph (1880) et Gustave (1882).

De nombreux ingénieurs belges exerceront aussi des fonctions de direction en Allemagne et dans d'autres pays à partir des années 1850, mais c'est surtout à la fin du XIXe et au début du XXe siècle qu'ils se retrouveront à l'avant-garde d'une formidable expansion, en compagnie d'autodidactes brillants comme Solvay ou Empain.

 

 

1. Nach Oosten bis. L'industrialisation de la Russie

Le rôle de la société Cockerill fut décisif dans la genèse de la folie russe qui saisit les capitaux belges. Déjà le fondateur s'y était attaqué; c'est d'ailleurs à Varsovie qu'il meurt en 1840. Après son décès, ses entreprises sont transformées en une société anonyme. Entré dans le conseil d'administration en 1865, le baron de Sadoine fut un gestionnaire avisé mais aussi très imaginatif. C'est lui qui prit l'initiative de visiter la Russie et d'en explorer les potentialités. Soutenu par le président du conseil, le hutois Charles Delloye-Matthieu, il s'inscrit dans le droit fil de la tradition d'appropriation des matières premières en prenant des intérêts dans le bassin minier de Krivoï-Rog vers 1875.

La dépression internationale qui affecte la sidérurgie européenne depuis 1873 retarde ses projets. Ce n'est que onze ans plus tard, en 1886, qu'une alliance avec les Aciéries Praga de Varsovie débouche sur la constitution de la puissante Société métallurgique Dniéprovienne du Midi de la Russie. En 1896, la firme installe également un complexe dans le bassin charbonnier du Donetz. Un an plus tôt, des administrateurs de Cockerill s'étaient associés à la Société métallurgique d'Aiseaux en France, pour établir les Chantiers navals, Ateliers et Fonderies de Nicolaïeff, réalisant ainsi un projet du baron de Sadoine vieux de vingt ans.

A partir de 1895 environ, 260 sociétés étrangères dont 160 belges vont suivre le chemin tracé par Cockerill. Boris Chlepner n'a pas hésité à parler d'une "croisade des capitaux belges en Russie", et Eddy Stols à qualifier la Russie méridionale de "province industrielle belge". "Dans cette expansion", écrit Roger Cavenaille, "les Wallons et particulièrement les Liégeois ont eu une part prépondérante" (5). Sur la seule année 1895, les Aciéries d'Angleur et la Société des Outils de Saint-Léonard sont à l'origine de la Société métallurgique russo- belge; le groupe Chaudoir crée la Société russe de Fabrique de Tubes; l'Espérance-Longdoz bâtit la SA des Hauts Fourneaux de Toula; un consortium franco-belge qui regroupe la SA d'Ougrée, les Tôleries liégeoises et les Tubes à Louvroil fondent la Société métallurgique des Aciéries de Taganrog.

En dix ans à peine, la Russie est dotée d'une sidérurgie et d'une industrie extractive moderne grâce à cet énorme transfert de technologies et de capitaux. La crise de surproduction de 1900-01 élimine les projets mal conçus et calme la fièvre des investissements. Après quelques hésitations, les firmes les plus solides recouvrent rapidement une grande prospérité. Ces succès ont été rendus possibles par des techniciens d'élite qui ont dirigé la construction des entreprises et monopolisé les postes de direction. Les ingénieurs belges en Russie, pour la plupart des Wallons, sont au nombre de quatre-vingt et un en 1901, de cent soixante-deux en 1911. Il faut bien dire que certains y ont laissé dans la mémoire des gens du cru le souvenir de leur morgue autant que de leurs réalisations...

Ils n'en ont pas moins apporté une contribution notable à la naissance d'une nouvelle puissance industrielle. Sur une moindre échelle, les financiers et les ingénieurs wallons ont également participé au développement d'un autre grand pays, la Chine. Les histoires populaires rappellent les deux visites du vice-roi Li-Hung-Chang aux usines Cockerill de Seraing en 1884 et 1896. La première fut l'amorce d'une collaboration. Une aciérie et des charbonnages sont ouverts près de Shangaï et la direction en est confiée au Liégeois Emile Braive. A la même époque, le baron de Sadoine qui s'est retiré en 1886, décide d'occuper utilement sa retraite. Il visite la Chine et y multiplie les contacts. En 1890, Cockerill s'associe à la construction du premier grand complexe sidérurgique chinois à Hanyang près de Hankow. La firme sérésienne fournit du matériel, des capitaux, des cadres et participe à la formation des ouvriers locaux.

La Chine étant désireuse de se doter d'un réseau de communications efficace, d'un réseau ferroviaire à la mesure de ce pays gigantesque, grâce aux efforts conjoints du roi Léopold II, du baron de Vinck et d'Emile Francqui, la Société d'Etudes des Chemins de Fer en Chine obtint la concession de la ligne de Pékin à Hankow. Cet énorme chantier de 1.200 kilomètres fut dirigé par l'ingénieur Jean Jadot, né à On près de Jemelle en 1862. En menant à bien ce projet fou, en réussissant notamment la prouesse technique de lancer sur le fleuve Jaune un pont de 3 kilomètres, il bâtit une réputation qui lui permettra d'accéder à la direction de la Société générale. Près de trente entreprises de notre région profitèrent de ce marché fabuleux de 1898 à 1905. Avant 1914, quelques autres Wallons oeuvrèrent à l'expansion du réseau chinois et certains occupèrent des postes de haut rang dans l'administration des communications.

En agissant de la sorte, ils contribuaient à maintenir l'indépendance de la Chine lourdement grevée par le système des concessions et les visées des puissances occidentales ou du Japon. Appelés par les gouvernements locaux, plusieurs de leurs compatriotes, tels Gustave Rolin ou Emile Jottrand, tentèrent à la fois de moderniser et de préserver des pays comme la Perse (Iran) et le Siam (Thaïlande) contre les projets de colonisation ou de mise sous tutelle dont ils faisaient l'objet. Au Maroc, l'expansion wallonne tint, mutatis mutandis, un rôle similaire à celui joué en Chine.

 

 

2. De Paris à Héliopolis : l'installation d'équipements urbains dans le monde entier

Souvent, l'expansion de la sidérurgie wallonne a eu pour point de départ des tentatives de décrocher le marché de la construction des lignes ferroviaires. Ce fut déjà le cas en Rhénanie et en Bavière dans les années 1850, puis en Autriche, en Hongrie, en Italie, en Espagne, etc... Dans les années 1880-1910, les sidérurgistes wallons ont obtenu des contrats non seulement en Russie et en Chine mais aussi dans le monde entier. De 1886 à 1888, les ateliers de Tubize équipent le premier tronçon iranien. En 1888, les ateliers montois Achille Legrand sont au Maroc. En 1890, des Wallons travaillent aux chemins de fer vénézuéliens, d'autres étudient la faisabilité de la ligne des Andes ou s'associent en 1906 à la Société d'Etudes, de Construction et d'Exploitation des Chemins de Fer du Chili. On connaît par ailleurs la part prise dans l'exploitation de nombreuses lignes par la Compagnie internationale des Wagons-Lits, fondée par le Liégeois Nagelmackers.

La révolution des communications est solidaire de l'urbanisation effrénée qui distingue le XIXe siècle. La croissance des villes, la naissance des grandes agglomérations posent d'énormes problèmes en termes d'équipements collectifs, notamment d'hygiène publique, ainsi qu'en termes de communication. Comment assurer la cohérence d'ensembles spatiaux alors que leur extension, la densité et souvent l'anarchie du bâti pèsent sur les relations entre les divers composantes ou quartiers ? Après la longue dépression des années 1873-93 durant laquelle la sidérurgie du fer cède la place à celle de l'acier, la technologie des tramways à traction électrique apparut comme la solution idéale pour réintroduire une unité et une fluidité dans les grandes villes.

Dès 1874 en fait, la Société générale des Tramways "invente" le marché et obtient des concessions à Trieste, Naples, Elberfeld-Barnum et Lemberg. Elle est absorbée en 1882 par un groupe multinational, la Société des Chemins de Fer économiques. En 1891, alors que la technique de traction électrique fait ses premiers pas, Edouard Empain, aîné des sept enfants d'un instituteur de Beloeil, né le 20 septembre 1852, saisit ce filon avec beaucoup d'intelligence et de ténacité. D'abord employé et cadre au sein de la Société métallurgique à Bruxelles, il crée en 1881 la Compagnie générale de Railways à Voie étroite, puis organise une structure capitaliste remarquable par sa souplesse et son efficacité. Dans la dernière décennie du XIXe et au tout début du XXe siècle, il installe des réseaux urbains en France, en Espagne, en Russie, en Chine et en Egypte. L'achèvement du métropolitain de Paris en 1905 lui vaut une grande réputation. Dans la filière classique des chemins de fer traditionnels, il participera aussi à l'aventure du Grand Central Sud-Américain et à l'équipement du Congo.

Le Congo, colonie belge à partir de 1885, fut évidemment la terre d'Afrique où s'illustrèrent le plus les Wallons. Depuis les explorateurs, fonctionnaires et colons de la première heure jusqu'aux ingénieurs, tel Jean Jadot, pionnier de l'expansion belge en Chine et en Afrique qui, avec Edouard Empain et bien d'autres moins connus, est à l'origine du réseau de voies ferrées dont sera dotée l'Afrique centrale, qui permettra la mise en valeur et l'exploitation de ces vastes territoires.

Edouard Empain, créateur de la Société des Chemins de Fer du Congo supérieur aux Grands Lacs, ne fut pas que l'homme des succès économiques obtenus par un mélange d'audace et de pragmatisme; il fut aussi l'âme d'un projet fou digne des mille et une nuits. Fasciné par l'Egypte, il achète, en 1905, 8.000 hectares de terre à une dizaine de kilomètres du Caire. Aux portes du désert, il fait bâtir, sous la direction d'ingénieurs liégeois, une ville nouvelle, moderne, parfaitement équipée, qui comptera 25.000 habitants en 1930 et 80.000 en 1950 : Héliopolis. C'est là qu'il sera enterré en 1929.

Le groupe Empain ne fut pas le seul à occuper le marché des vicinaux. La Professeur Ginette Kurgan-Van Hentenryk note que, déjà en 1895, à peu près quarante sociétés de tramways totalisant un capital de plus de 100 millions de francs étaient sous contrôle belge (6). De Buenos Aires à Sébastopol et de Beyrouth à Bangkok, des capitaux et des techniciens wallons ont contribué à la diffusion de ce mode de transport. Parallèlement, d'autres équipements urbains ont rapidement attiré l'attention des entreprises wallonnes. Naturellement intéressé par l'électricité et ses débouchés, Edouard Empain reprend en 1904 les ateliers fondés par Julien Dulait et constitue la société des Ateliers de Construction électrique de Charleroi, les ACEC, qui multipliera les chantiers à l'étranger. Les Carolorégiens ont été particulièrement actifs en Russie.

Dans le vaste secteur des travaux d'hygiène publique, la société des Vennes a également rayonné dans le monde entier. L'usine des Vennes fut rachetée en 1857 par un jeune français âgé de 26 ans, Léopold de la Vallée-Poussin. Perpétuellement à cours de capitaux et au bord de la faillite, il met au point un montage un peu semblable à celui que perfectionnera Empain. Il s'efforce d'obtenir des concessions de distribution d'eau dans les grandes villes et charge des sociétés locales de les gérer. La construction offre un débouché à sa fabrique de tuyaux et conduites, et les bénéfices supportent de nouvelles extensions. Dans les années 1860, il démarre le système en achetant la concession de la distribution d'eau de la banlieue ouest de Paris. Dès 1866, il est chargé de placer 90 kilomètres de conduites à Barcelone et l'année suivante, 77 kilomètres à Rome. De La Vallée diversifie ces activités à cette époque en achetant des usines de gaz, notamment à La Louvière et Jemappes.

Les remous autour de la guerre franco-prussienne de 1870 manquent d'emporter toute l'entreprise, mais, vers 1875, les ingénieurs et ouvriers des Vennes placent des canalisations d'eau et de gaz à Philippoli, Salonique et Constantinople, puis à Smyrne et Izmir. Dès 1887, une filiale est établie au Japon. En 1890, les Liégeois sont présents simultanément en Espagne, à Santander et Alicante, et en Zambie! La firme étendra encore ses activités de la Suisse au Maroc jusqu'au Vénézuela et au Brésil.

Durant les dix premières années du XXe siècle, la Wallonie est au sommet de son expansion. A la veille de la première guerre mondiale, un ingénieur belge sur dix travaille à l'étranger, mais l'empire russe ne recense que 2.000 citoyens belges au sein de son immense population. La tradition populaire a retenu le souvenir des colonies wallonnes d'ouvriers spécialisés à Dusseldorf, ou le petit "Liège en Russie" de Toula; le fait est que ces peuplements n'ont impliqué qu'une main-d'oeuvre hautement qualifiée aux effectifs faibles. C'est bien la démonstration du paradoxe que nous avons évoqué d'entrée de jeu : une expansion remarquable et une émigration modeste.

 

 

3. Entre traditions et ruptures. L'émigration wallonne vers l'Amérique

L'origine en est commune; c'est à nouveau la Révolution industrielle. En Wallonie, elle a pris une forme relativement polarisée, c'est-à-dire marquée par une concentration des capitaux et des moyens de production à Verviers, Liège, Charleroi, La Louvière et dans le Borinage. Des flux intenses vers ces aires modifient fondamentalement la répartition spatiale de la population. Par le biais de ces transferts, la croissance industrielle absorbe la majeure partie de l'expansion démographique. C'est pourquoi, contrairement aux pays plus tardivement développés du nord et du sud de l'Europe, la Wallonie ne participe que peu à "l'explosion blanche" du XIXe siècle, qui peuple l'Amérique, l'Australie et des étendues plus ou moins vastes de l'Afrique et de l'Asie.

Certes, le constat souffre des exceptions. Dans les premiers temps de l'industrialisation, son impact s'est révélé insuffisant, en particulier dans les régions périphériques. Entre 1830 et 1844, 85 % des émigrants belges qui se rendent aux Etats-Unis proviennent de la seule province de Luxembourg. Cela correspond à environ 1.150 personnes qui quittent surtout les alentours d'Arlon et de Virton pour aller s'établir dans l'Ohio, le Michigan et l'Illinois.

Dans un contexte de crise agricole, de 7 à 8.000 Brabançons et Namurois ont été saisis par le rêve américain entre 1852 et 1857. Fait rare, à partir du premier départ compact de quatre-vingts et une personnes originaires de Grez-Doiceau en mai 1853, ce fut une immigration organisée. Les armateurs d'Anvers menèrent une véritable campagne de recrutement. Surtout dirigée vers le Wisconsin, en particulier les environs de Green Bay, cette vague circonscrite dans le temps et l'espace fut l'origine de la seule colonie wallonne de quelque importance aux Etats-Unis.

A cette émigration rurale traditionnelle succèdent des mouvements plus limités qui impliquent des ouvriers qualifiés. Ici aussi, le contexte de la longue dépression économique des années 1873-93 est indissociable des origines, d'autant qu'elle s'accompagne d'une montée des tensions sociales. En 1884, le syndicat américain des Chevaliers du Travail apporte son soutien aux verriers carolorégiens engagés dans une grève très dure. Après les grandes émeutes de 1886, plusieurs centaines d'entre eux vont quitter le Hainaut pour une région des Etats-Unis à la structure économique fort semblable mais aux salaires plus élevés, la Pennsylvanie, où ils trouveront à exploiter leurs qualifications. De nombreux mineurs de charbon prendront le même chemin pour les mêmes raisons. Jusqu'à la première guerre mondiale, le bassin de Charleroi se distinguera des autres centres industriels wallons par la relative importance de ses flux migratoires, alimentés par des familles allant rejoindre leurs parents partis en pionniers.

A l'aube du XXe siècle cependant, les Etats-Unis recensent moins de 30.000 citoyens originaires de Belgique, et l'on a toutes les raisons de croire que la grande majorité d'entre eux provenaient de Flandre. Globalement, il est indéniable que le développement économique de la Wallonie a stabilisé sa population.

Le caractère ponctuel et limité des quelques mouvements à destination de l'Amérique du Sud ou de l'Afrique ne fait que confirmer cette conclusion. Même le Congo belge et le Rwanda-Burundi ne font pas exception. Certes, des Wallons s'y sont illustrés mais à des postes de direction et en nombre limité. Ces contrées n'ont pas été perçues comme des colonies de peuplement et les différents gouvernements nationaux ont mené une politique délibérée de forte sélection des émigrants tentés par les tropiques.

 

Le XXe siècle. Un déclin annoncé

L'exode de capitaux et de techniciens brillants et ambitieux occupe une place décisive dans l'histoire économique et sociale de la Wallonie. La longue dépression de 1873-93 trouve déjà son origine dans une surproduction qui, elle-même, s'explique par la montée de nouvelles puissances industrielles, y compris celles au développement desquelles l'argent et le savoir wallons ont contribué, comme l'Allemagne et la France. Au delà et jusqu'à la première guerre mondiale, l'économie belge bénéficie d'une croissance qui cache la médiocrité relative de sa performance dans le contexte économique international.

Parallèlement, le savoir-faire wallon continue à s'exporter. Les contributions à l'industrialisation de la Russie et de la Chine sont des exemples brillants, mais des équipements modernes sont également vendus à l'Autriche, l'Espagne ou l'Italie avant la Première Guerre mondiale. Cette politique résulte de contraintes. Puissante économiquement, inexistante politiquement, la Wallonie a été bloquée par la montée des nationalismes européens, surtout après 1880.

Si les Wallons ont créé des aciéries en Lorraine, par exemple, c'est parce que les Français n'ont consenti à accorder les concessions de minerais dont nos sidérurgistes avaient besoin qu'à la condition qu'un projet industriel local y soit associé. Après la guerre de 1870, l'Allemagne unifiée ira plus loin. Quand Emile Delloye-Orban veut fonder, en 1898, la société de S'ambre-et-Moselle, en réunissant des établissements hennuyers et lorrains, il doit accepter que les capitaux allemands dominent largement, même si les Wallons monopolisent les postes de direction et apportent la technologie. La nouvelle entreprise fait d'ailleurs construire une aciérie par Cockerill en 1902. Même le Brabançon Ernest Solvay, qui révolutionne la chimie industrielle en mettant au point le procédé de fabrication de la soude au début des années 1860, ne parvient à conquérir les marchés étrangers qu'en multipliant rapidement les constructions d'usines en France d'abord, puis en Allemagne, en Autriche- Hongrie, en Russie et aux Etats-Unis.

De tels exemples pourraient être multipliés sans peine. Brimés par des tarifs protectionnistes, les industriels wallons n'ont souvent réussi à accéder à des marchés étrangers qu'en y investissant sur place. Ce fut notamment le cas des sidérurgistes en Russie. En ce sens, la fabuleuse expansion des années 1870-1914 a posé les jalons du déclin wallon. Elle a tenu lieu de projet industriel dans l'illusion d'un monde infini dont le développement continuerait à ouvrir de nouveaux marchés à haut profit. Un évident complexe de supériorité des techniciens wallons a certainement favorisé cette tendance, mais la dissociation entre l'industrie locale et une finance de plus en plus internationale a sans doute été l'élément majeur.

Dès 1906, l'économiste Georges De Leener attaquait sèchement les banques qui "se sont soustraites à leur mission patriotique. Plus préoccupées de spéculation et d'émission, elles ont laissé péricliter des entreprises qu'elles eussent facilement maintenues au niveau des derniers progrès de l'outillage et de la méthode" (7). Le défaut d'investissements a été la source du vieillissement de nombreux outils de production alors que des équipements modernes étaient installés à l'étranger à l'aide de capitaux belges, donc participaient à la naissance ou à l'affirmation de nouveaux concurrents. C'est ce double processus qui prépare la transformation des crises conjoncturelles en une profonde crise structurelle dont la Wallonie souffre toujours.

Certes, il n'y eut pas une rupture nette et radicale, mais bien un essoufflement progressif. Les Wallons sont toujours à l'oeuvre lors de la construction de lignes ferroviaires comme le Transiranien entre 1927 et 1938, ou le chemin de fer du Nordeste en Colombie de 1923 à 1939. Dans le domaine du génie civil, les Pieux armés Frankignoul acquièrent une dimension mondiale dans l'entre-deux-guerres. Le groupe Solvay, malgré la perte après 1945 d'un tiers de son potentiel industriel situé dans l'est de l'Europe, a diversifié ses activités et est resté la seule "multinationale belge", avec des usines et filiales dans le monde entier.

Parallèlement, la Wallonie n'est pas, plus qu'au XIXe siècle, devenue une contrée d'émigration. Au contraire, pour pallier aux effets de la chute de la natalité et aux exigences de la main-d'oeuvre locale, les industriels vont susciter d'énormes apports migratoires. Les Flamands d'abord viendront en grand nombre, puis les Polonais et surtout les Italiens, à partir de l'entre-deux-guerres. En Wallonie, le flux se tarit dès les années soixante après la fermeture des charbonnages et à l'amorce du long et pénible effort de restructuration de la sidérurgie. Le recensement de la population du 1er mars 1991 a indiqué qu'aucun pays de l'Union européenne ne comptait une proportion aussi forte d'étrangers que la Région wallonne, hormis le seul Grand-Duché de Luxembourg.

Les chiffres actuels de 11,4 % et 370.420 personnes ne tiennent pourtant pas compte des nombreuses naturalisations, mais toutes les perspectives démographiques attestent que, à l'avenir, la pluri-ethnicité ira croissant, que le poids de l'étranger en Wallonie va continuer à se développer. Pour une contribution sur les Wallons à l'étranger, c'est une conclusion pour le moins paradoxale mais l'ouverture wallonne sur le monde, ce sont aussi nos immigrés...

Orientation bibliographique

4. P. LEBRUN, e. a., Essai sur la révolution industrielle en Belgique, 1770-1847, Bruxelles, 1979, p. 177.
5. R. CAVENAILLE, La participation liégeoise au développement économique du midi de la Russie (1885-1914), dans L'Athénée, 1979, n 1, p.20.
6. G. KURGAN VAN HENTENRYK, La Wallonie, le Pays et les Hommes, Histoire - Economies - Société, dir. Hervé HASQUIN, T. 2, Bruxelles, La Renaissance du Livre, 1980, p. 40.
7. G. DE LEENER, Ce qui manque au commerce belge d'exportation, Bruxelles- Leipzig, 1906, p. 287.
Cl. BRUNEEL, Belgique et Grand-Duché de Luxembourg, in A. Eiras-Roel et A. Fauve-Chamoux, Long Distance Migration, 1500-1900, Paris, I.C.H.D., 1990, pp. 45-60.
M. DUMOULIN et J. HANOTTE, La Belgique et l'étranger, 1830-1962. Bibliographie des travaux parus entre 1969 et 1985, in M.Dumoulin et E. Stols, La Belgique et l'étranger aux XIXe et XXe siècles, Bruxelles, Nauwelaerts, 1987, pp. 245-323.
M. DUMOULIN, Présences belges dans le monde à l'aube du XXe siècle, Louvain- la-Neuve, Academia, 1989.
M. ORIS, Bibliographie de l'histoire des populations belges. Bilan des travaux des origines à nos jours, Liège, Derouaux Ordina, 1994.
E. STOLS et E. WAGEMANS, Montagnes russes. La Russie vécue par des Belges, Bruxelles, EPO, 1989.

 (Michel Oris, Jean-François Potelle, Les Wallons hors de la Wallonie, dans Wallonie. Atouts et références d'une Région, (sous la direction de Freddy Joris), Gouvernement wallon, Namur, 1995.)


 

 

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