Réalisme, naturisme, vérisme, impressionnisme, symbolisme
Sous ce titre, plaçons
arbitrairement Antoine Wiertz pour aussitôt l'en soustraire, tant l'artiste est
inclassable. Romantique, il l'a été dans sa période liégeoise, mais il annonce
déjà la tendance réaliste avec le charmant tableau des Botteresses.
Classique, il l'est dans la dévotion qu'il porte à Rubens et à Raphaël,
précurseur du surréalisme dans Pensées et visions d'une tête coupée, ou
L'inhumation précipitée, anticipant un symbolisme moralisateur dans Les
partis jugés
par le Christ ou La puissance humaine n'a pas de limites. Lorsque
l'on prend une vision globale de son oeuvre on s'aperçoit que l'artiste
oscillera perpétuellement entre la démesure de les Gracs et les Troyens se
disputant le corps de Patrocle, le charme troublant de Lucifer, la
sérénité de Les Jours heureux, l'érotisme de La
Jeune Fille et la Mort, de La Jeune fille à sa toilette, le
vérisme pathologique et hallucinatoire de Faim, folie, crime (1853). Dans
l'histoire de l'art wallon et national, il n'en demeure pas moins une
personnalité puissante, attirante même par le parti extrême de ses choix
philosophiques, esthétiques et moraux. C'est en ce mélange séduisant, répulsif,
caricatural, pourrait-on dire, que réside son ambiguë modernité.
Engageons-nous sur le
terrain plus sûr du réalisme. Nous y rencontrons une personnalité qui a laissé
le souvenir d'un professeur exigeant, dont l'enseignement a eu une portée
durable à Liège, mais a peut-être nui à sa création personnelle. Adrien de Witte
(Liège, 1850-1935), dans sa longue carrière a au moins laissé deux
chefs-d'oeuvre qui l'installent au plus haut rang. La Lessiveuse (1879)
est un magnifique morceau de peinture, dont la solidité et la robustesse
s'associent avec bonheur à la poésie discrète des choses familières, dans un
rendu sensuel de la matière, et l'on pense à Chardin. Quant à La femme au
corset rouge
(1880), elle est devenue célèbre depuis que André Huyghe l'a comparée à un
Degas. Par rapport à l'oeuvre précédente, elle laisse apparaître une fluidité
plus enveloppante de la touche, une liberté plus souple du geste, une mise en
page plus naturelle : le modèle, ici, n'a pas l'air de poser et l'arabesque de
la hanche et du buste souligne le charme intimiste de sa féminité. Et puis, il y
a, au sein de ces tonalités ocreuses, la vibration musicale de la tache rouge !
Le Tournaisien Louis Pion
(1851-1934) gagnait à être mieux connu. C'est chose faite aujourd'hui, grâce à
Serge le Bailly de Tilleghem, qui a souligné l'intérêt du réalisme sociologique
de cet interprète privilégié de la vie rurale. Dans L'apprentissage du
picteux, l'évocation des travaux des champs est, au fond, plus proche du
naturalisme que du réalisme. Le savant conservateur du Musée des Beaux-Arts de
Tournai observe : "N'est-ce pas plaisir de l'oeil -et bonheur du peintre- que la
subtile jouissance des infinies nuances que Louis Pion exploite en cette gamme
de gris qu'il épuise dans son renoncement volontaire aux riches ressources de la
couleur ?".
Renoncer volontairement à
la couleur, c'est ce que n'a jamais fait Emile Berchmans (Liège, 1867-1947), que
ce soit dans ses nombreux panneaux décoratifs, ses affiches ou ses tableaux,
comme Les lavandières d'Etretat
(1887), dont le style réaliste est admirablement soutenu par la transparence de
la lumière, la clarté joyeuse des galets de la plage, la fraîcheur d'un coloris
tantôt franchement affirmé, tantôt se diluant dans l'éclat laiteux du linge.
Réalisme, naturalisme et,
pourquoi pas, vérisme ? L'art de Léon Philippet (Liège, 1843- 1906), par son
long séjour italien s'est en même temps nourri des scènes populaires de la vie
romaine et du vérisme musical d'un Verdi. Bien sûr, L'Assassiné
est un morceau de bravoure. C'est surtout le dernier acte d'un opéra italien
transposé sur la toile avec un sens exercé des valeurs plastiques et du drame.
L'excès même d'expressivité sert admirablement les intentions de l'artiste,
engagé à ce point dans vie passionnée de l'Italie qu'il finit par s'identifier
au groupe des spectateurs et par entrer dans son tableau. La mort a fait son
oeuvre, le rideau peut se fermer sur ce cadavre inerte et pathétique. Mais, tout
à coup, voilà qu'éclate la joie du Carnaval à Rome ! Encore une fois, le peintre
se mêle à la foule bigarrée, dans une fête débridée de la couleur.
Dans la peinture de
paysage, Léon Philippet a été attiré par la campagne romaine, ses vastes
étendues solitaires, animées çà et là par des aqueducs en ruines, des plantes
maigres, des taureaux, qu'avait déjà aperçus son contemporain, le sculpteur Léon
Mignon (Liège, 1847- Schaerbeek, 1898), auteur puissant et inspiré du célèbre
Dompteur de taureaux. Un monde sépare les tableautins lumineux de Gilles
Closson des morceaux de nature traités par Philippet. Chez le premier, on
pressent que l'impressionnisme va éclore un jour, chez le second la solidité de
la matière a certaines affinités avec la robustesse un peu triste de Courbet.
En Wallonie, on est tenté
d'attribuer un rôle déterminant dans le courant impressionniste à Anna Boch
(Saint-Vaast, 1848-Bruxelles, 1936) et, dans une moindre mesure à son frère
Eugène Boch (La Louvière, 1855-Monyon, 1941). Leurs oeuvres sont directement
influencées par les luministes français dont ils collectionnent les tableaux. On
n'en veut pour témoignage la belle marine Côte de Bretagne d'Anna Boch.
Gaëtane Warzée a noté que "leur production de grande qualité par rapport à
l'impressionnisme n'entraîne malheureusement aucun écho chez les peintres
wallons". Tout au moins dans l'immédiat. Il faudra attendre le XXe siècle, la
génération des post-impressionnistes comme Albert Lemaître et Richard Heintz
pour renouer le contact avec cet important mouvement pictural.
En réalité, à la fin du
siècle, les artistes wallons sont séduits par les parfums entêtants, les
musiques immatérielles, les visions doucement embrumées du symbolisme. La
Jeune fille à la robe d'argent
(1894) d'Emile Motte (Mons, 1860 - 1931) est la soeur de Mélisande, elle
appartient à l'héritage commun des préraphaélistes et de Gustave Moreau.
Mais voici qu'un artiste
s'est mis un jour en route. Partant de Monthermé, sa ville natale, William
Degouve de Nuncques (1867-Stavelot, 1936) a quitté les Ardennes françaises pour
gagner Stavelot, le coeur de la Haute-Ardenne wallonne. Ainsi, il a traversé
l'antique forêt aux enchantements, celle des Quatre Fils Aymon et du cheval
Bayard, celle des brumes flottantes accrochées au bout des branches, des
silhouettes pâles entr'aperçues, des mirages de l'ombre et de la lumière, de la
solitude aussi. Tout au long de sa carrière artistique Degouve de Nuncques n'a
pas quitté les taillis du silence ardennais, la nudité de la terre et les voiles
aériens de la neige. Même l'éblouissement des Baléares est pour lui source de
recueillement. On le voit bien à cette Baie de Palenza déjà envahie par
la nuit et qu'un soleil doré abandonne progressivement aux ténèbres bleutées.
Dans ce paysage grandiose, la poésie intimiste de l'oeuvre conduit en secret aux
sources mêmes du symbolisme, encore caché, mais qui ne demande qu'à s'ouvrir en
même temps que les ailes des anges mauves. De Navez à Degouve de Nuncques,
décidément la création artistique en Wallonie nous aura fait parcourir au XIXe
siècle toutes les gammes du sentiment, de la sensibilité d'un savoir-faire
authentique.

IX. L'art wallon et les mouvements comtemporain
Quelques aînés
Symbolisme, Art nouveau,
paysagisme
Nous venons de quitter
Degouve de Nuncques. Avec lui, nous étions à la fois dans le symbolisme et le
paysagisme. Symbolisme des Anges dans la Nuit, de L'Aube, du
Cygne noir. Paysagisme du Dégel à Stavelot, de
La Neige à Lodomez. Paysagisme et symbolisme intimement mêlés dans
Effets de nuit aux Baléares, des Saules de Tervueren.
Or, le symbolisme est
proche de "l'Art Nouveau" qui naît à la fin du XIXe siècle et dans lequel la
Wallonie va jouer un rôle. Son stylisme décoratif était déjà présent dans
certains tableaux de Degouve. Il sera admirablement exploité par un
architecte-décorateur liégeois, Gustave Serrurier-Bovy (1858-1910), dont
Jacques-Grégoire Watelet a bien montré l'élan créateur. Ce dernier s'exprime,
notamment, par la technique de la sculpture "à la fleur", par le souple
entrelacement de tiges qui s'épanouissent en corolles épanouies, par le lacis
végétal qui forme la structure de son mobilier. Qui contemple l'oeuvre de
Gustave Serrurier-Bovy se trouve, le plus souvent, transporté dans une forêt de
Brocéliande aux essences rares, qui n'est pas sans rappeler le symbolisme
littéraire d'un Albert Mockel, d'un Fernand Séverin, d'un Jules Sauvenière et,
bien sûr, d'un Maeterlinck.

Un artiste fondateur : Auguste
Donnay
Cette union de la nature
et du symbolisme, on la rencontre dans l'oeuvre d'Auguste Donnay (Liège,
1862-1921), illustrateur des poètes et peintre de paysage.
Aussi n'est-il pas
étonnant de retrouver en 1901, parmi les membres fondateurs du cercle L'Avant-Garde,
Auguste Donnay, aux côtés de Gustave Serrurier-Bovy.
Le jeune artiste va être
attiré par le symbolisme, dont Francine-Claire Legrand a dit qu'il n'est pas
seulement une esthétique, mais aussi un comportement et surtout une mode.
Auguste Donnay va donc sacrifier un moment à cette mode. Sous le crayon
Raffaëlli, il va multiplier les figures féminines associées aux arbres :
Diane (Chênes et
Bouleaux), La Femme rousse (1894), le dessin de la couverture
de la revue Floréal, qui avait pour but de "grouper les forces
intellectuelles et artistiques de notre chère Wallonie", les illustrations d'un
livre de Jules Sauvenière au titre mystérieux d'Hildhyllia. Deux
excellents commentateurs de l'oeuvre d'Auguste Donnay, Pierre Someville et
Jacques Parisse, ont bien mis en valeur l'importance, pour l'artiste, du thème
de la femme et de l'arbre.
Mais déjà, Auguste Donnay
se sentait irrésistiblement attiré par la nature, par la peinture de paysage.
C'est dans ce domaine qu'il va livrer le meilleur de lui-même et nous révéler ce
que Jacques Parisse a très justement appelé : "un visage de la terre wallonne".
Un visage, et non pas tous les visages. Le peintre, de sa retraite de la vallée
de l'Ourthe, évoque le Condroz ardennais, l'Ardenne condrusienne, l'est de la
Wallonie, son relief mouvementé, ses villages, ses rochers, ses masses
arborescentes aux colorations changeantes au gré des saisons. Il ne poussera
jamais ses investigations et sa curiosité vers l'ouest, à une exception près, le
grand triptyque de saint Walhère dans l'église d'Hastière. Mais son amitié avec
Hans Winiwarter et Albert de Neuville l'amènera parfois à transposer le paysage
de son village de Méry dans une atmosphère japonisante. En réalité, cette
volonté de n'explorer qu'un terroir limité, mais d'en exploiter toutes les
ressources, a donné à son oeuvre une force de suggestion exceptionnelle. Ses
compositions : Le Pays de Coo, Pays de Herve, Ardenne sont
fondatrices de l'école liégeoise de la peinture de paysage. D'autre part, le
flamboiement des frondaisons rousses, des feuillages rouges annoncent déjà les
expériences coloristes du fauvisme. Enfin, son intervention au Congrès wallon de
1905 sur Quelques idées sur le sentiment wallon en peinture anticipe sur
les textes bien connus de Jules Destrée. A maints égards, il s'imposait que
cette haute figure de l'art en Wallonie ouvrit ce chapitre sur les mouvements
contemporains.

Armand Rassenfosse et Ernest
Marneffe : Odor di feminà
Affichiste et graveur,
Armand Rassenfosse (Liège, 1862-1934) l'a été comme Auguste Donnay. Mais à la
différence de son contemporain, c'est un autre paysage qui le tente et l'obsède
: celui de la femme. La femme dans sa nudité, dans son déshabillage sensuel,
dans la provocation de sa jeune poitrine, dans son pouvoir de séduction. Elle
respire les Fleurs du Mal, elle se joue de l'homme comme d'un pantin, et
lorsqu'elle s'assied sur le lit et lève les bras pour faire saillir des seins
généreux, tout un parfum de volupté se répand dans la chambre d'amour.
Cependant, en même temps que la femme se prépare au plaisir, un squelette traîne
dans un coin sa dépouille insolite. Il est un fait que la longue collaboration
technique qu'Armand Rassenfosse a entretenue avec Félicien Rops ne s'est pas
limitée aux secrets de la gravure, elle a influencé les thèmes majeurs du maître
liégeois.
Néanmoins, on ne peut
oublier qu'Armand Rassenfosse, qui poursuit son oeuvre en pleine expansion
industrielle de la Wallonie, a été sensible aux contraintes du travail dans les
charbonnages et, plus spécialement, des servitudes qu'il imposait à la femme.
Celle-ci a délaissé sa nudité devenue inutile; elle a revêtu les vêtements
ternes de l'ouvrière, enveloppé sa tête d'un foulard noué. La belle série des
Hiercheuses de Rassenfosse confère une autre noblesse à la femme que les
pouvoirs de son sexe, elle en fait un symbole social : voilà un aspect de
l'oeuvre de l'artiste que l'on ne peut négliger.
Comme il convient de ne
pas oublier quelques petits tableaux datant de la période où le graveur déjà
maître de son métier, s'essayait à la peinture en cire. Comme l'a écrit Jules
Bosmant "Grâce à certains tableaux, on découvre un Rassenfosse inattendu :
intimiste lorsqu'il peint le jardin d'une maison amie, ou retrouvant la
fraîcheur de l'enfance lorsqu'il évoque, avec la pureté d'un regard attendri et
la sûreté d'un coloriste délicat et chaleureux, la simplicité de la Petite
Fille à la poupée" dans le beau portrait de Palmyre Sauvenière (1908).
Avec Ernest Marneffe
(Liège 1866-1920), la sensualité qui était maîtrisée chez Rassenfosse, verse
quelquefois dans le voyeurisme, avec le fard trop gras de ses modèles,
l'atmosphère confinée de leurs cabinets de toilette. Il faut reconnaître à
l'artiste de solides qualités techniques, une présence de plasticien, qui se
révèlent dans ses nombreuses Femme à sa toilette. Son style paraît
influencé par les portraitistes espagnols contemporains, aux tonalités plombées,
rehaussées de reflets rougeâtres. Comme Rassenfosse, il n'a pas été indifférent
au travail harassant des femmes de charbonnages, comme le prouve sa
Hiercheuse, avec un arrière-plan de maisons déjà cubistes, le modèle se
détachant en net profil, le tout exprimant la fatigue et la beauté du corps. Un
jour du haut de sa maison perchée au sommet de la rue des Remparts, l'artiste a
vu se dérouler en contre-bas une Procession. Il en est résulté un petit
chef-d'oeuvre d'observation, fait de pittoresque vrai, admirablement servi par
une mise en page originale qui oppose le papillonnement coloré du cortège à la
masse sombre des maisons d'un quartier populaire.

Emile Berchmans ou la peinture
décorative
Le talent, l'imagination,
l'habileté de la main n'ont pas manqué à Emile Berchmans (Liège 1867-1947).
Affichiste comme Rassenfosse et Auguste Donnay, il suit de près le sort de
l'industrie, le progrès des techniques dans des compositions enlevées comme en
se jouant. Charles Delchevalerie l'a appelé le "virtuose de la ligne". Le trait
est, en effet, sans défaillance et l'on serait tenté de croire à la facilité si
l'on ne s'avisait que chaque courbe, chaque droite incisive n'était
l'application sans bavure d'un métier longuement médité.
L'artiste a consacré à
peu près toute sa carrière à l'art décoratif, que ce soit dans l'affiche ou le
plafond d'un théâtre. C'est donc un peintre heureux qui choisit une gamme de
tons clairs, quelquefois brillants, destinés à retenir l'attention et à charmer
le regard. A-t-il parfois médité sur de grands thèmes philosophiques ? S'il l'a
fait, on peut supposer qu'il s'y est livré sur commande et que le choix n'a pas
été personnel. Devant sa composition picturale La fuite irréparable du temps,
de dimensions réduites et dont on ne connaît pas la destination, Pierre Somville
s'est livré à un jeu intellectuel, moins gratuit qu'il n'y paraît, en se
demandant s'il fallait lire le tableau de gauche à droite ou de droite à gauche.
Dans l'un ou l'autre cas - mais c'est une conclusion toute personnelle que l'on
en tire ici -, il symboliserait le mythe de l'éternel retour. Dans ce bandeau
coloré, l'artiste a mis en oeuvre toutes les séductions de la forme et du
coloris sans réussir à traiter le sujet avec la profondeur qu'il réclamait.
C'est la rançon d'un talent qui cherche avant tout à plaire, y parvient, mais
n'éveille en nous qu'une impression, fugitive et agréable, telle qu'on peut
l'éprouver en levant les yeux vers le plafond de l'Opéra royal de Liège.

François Maréchal : la précellence
de la gravure
Un témoin
particulièrement qualifié, Georges Comhaire, a écrit de François Maréchal
(Hausse 1861-Liège 1945) : "Son oeuvre et son enseignement - il dirige la
première classe de gravure de l'Académie des Beaux-Arts de Liège - dominent l'Ecole
liègeoise de gravure".
Rien de plus exact que ce
jugement devant la variété et l'éblouissement techniques de ce grand
aquafortiste. Tous les sujets étaient l'occasion pour lui d'assouvir sa
curiosité devant le spectacle de la vie, les paysages d'Italie, les insectes et
les fleurs, le reflet nocturne des réverbères dans l'eau de la Meuse, les
ruelles sombres, la solitude humaine. Il ne craint pas d'utiliser les grands
formats, qui lui permettent de traiter les détails dans une synthèse qui
répartit les structures générales dans une harmonie de clartés et d'ombres,
comme si, soudain, la gravure devenait relief. A cet égard, les planches qu'il a
gravées sur le thème de la basilique Saint-Martin de Liège sont magistrales.
Le frêne (1918) envahit de ses branches dépouillées toute la composition. La
neige qui couvre les vieux murs, les toits des appentis accentue les contrastes
entre le matériau dur et la lumière, tandis qu'à travers la résille gracile de
l'arbre la masse grise du sanctuaire apparaît comme un vaisseau émergeant de la
brume. Ces rapports de tonalités subtiles, tantôt appuyées, tantôt effleurées,
et puis soudain attaquées par la morsure, on les retrouve dans cette
exceptionnelle leçon de métier et d'art que nous offre la grande planche de
l'église Saint-Martin vue du nord. Elle soutient la comparaison avec le meilleur
Meryon.
Le contact avec l'Italie
renouvelle chez François Maréchal sa conception de la lumière. L'aspect minéral
des montagnes de l'Italie centrale, le dialogue du soleil avec le feuillage des
arbres permettent de transcender un métier déjà sûr. ll est peu de réussites
aussi achevées - toutes techniques confondues - que La montée des Oliviers à
Tivoli, baignée dans la palpitation de la lumière sur les arbres, une
lumière qui alterne les effets du fortissimo, du diminuendo, pour faire de ce
paysage privilégié comme un être vivant.

Richard Heintz ou la passion de
peindre
Richard Heintz (Herstal
1871-Sy 1929) ne s'est jamais préoccupé de savoir s'il appartenait à un
quelconque mouvement artistique. Pour lui, la peinture était une passion, et
jusqu'à son dernier souffle, il a eu avec elle des rapports à la fois fervents
et tourmentés. On est loin de la correspondance entre la nature et l'art qui
était la caractéristique et formait l'équilibre de l'art d'Auguste Donnay.
Richard Heintz a toujours préféré les contrastes de couleurs, les oppositions de
structures et sa carrière a été une lutte perpétuelle de Jacob avec l'Ange. En
Italie, la fête, la lumière et le caractère monumental des volumes lui donnent
une force de création qui confère une solidité lumineuse à l'Ermitage des
Franciscains à Subiaco, aux reflets des montagnes dans La Doire Baltée.
Lorsqu'il est en Ardenne, que ce soit à Nassogne ou sur les bords de l'Ourthe
près de Sy, les coups de brosse larges et fougueux sur la toile transcendent la
réalité des rochers, des arbres, des maisons. Il ne s'agit plus de peindre, mais
de se battre, de se colleter avec l'irréductibilité des paysages réels par
rapport à la vision intérieure du peintre. On a parlé, à son propos, de
libération quelquefois sauvage de ses pulsions créatrices. Il convient surtout
de saluer la grandeur dans la recherche de l'absolu chez cet artiste, que le
besoin de peindre a littéralement consumé.

Les intimistes verviétois
Entre la fougue de
Richard Heintz et la discrétion recueillie des Intimistes verviétois, quel
contraste ! Philippe Duchain (Theux, 1873-1947), Joseph Gérard (Dison,
1873-Heusy, 1943), Georges Le Brun (Verviers, 1873-l'Yser, 1914), Maurice
Pirenne (Verviers, 1872- 1968) ont consacré la haute qualité de cette Ecole.
Dans l'histoire de la Wallonie peu de groupements ont eu une aussi évidente
cohésion. Cohésion autour d'une personnalité dominante, Maurice Pirenne;
extension limitée qui va du Pays de Herve à Stavelot et reste centrée sur
Verviers et, surtout, reprise inlassable des mêmes thèmes : la neige, les
reflets des choses récupérées par les fenêtres, la dignité des objets
quotidiens, les ciels plombés, les intérieurs qui attendent la tombée du jour,
les femmes assises près des poëles en fonte. Bref, tout ce que le poète Albert
Bonjean a appelé "les heures grises" et, parfois "une tiédeur de nuit et de
branches". Cependant, si le renoncement a fini par être total chez Maurice
Pirenne, il a eu, plus que ses confrères, des instants de puissance
extraordinaire. Même lorsque la cataracte environnera les objets d'un halo de
clartés duveteuses, la poésie de son art restera faite de solidité. N'avait-il
pas déclaré : "L"oeuvre d'art est le résultat de la passion domptée" ?

Pierre Paulus, le Pays noir et le coq wallon
A l'autre bout de la
Wallonie, la même solidité caractérise l'oeuvre de Pierre Paulus (Châtelet
1881-Bruxelles 1959). Chez lui, pas de méditation intimiste mais la dure réalité
du travail dans les charbonnages, le triangle noir des terrils, le rougeoiment
sombre des usines et la contrée de la Sambre, cicatrice que la neige colore
d'effets changeants. La substance picturale de ses tableaux est grasse, le trait
est lourd, marqué de suie et de poussière comme le visage grave des mineurs.
Et pourtant, il y a eu du
soleil dans l'oeuvre de Pierre Paulus ! On oublie trop souvent, en effet, que
l'artiste a été chargé, en 1913, d'établir le dessin du drapeau wallon. Richard
Dupierreux avait déjà fixé le symbolisme de l'emblème : "Les foules exigent
cette bondissante chanson de couleur, radieuse formulation de leur commune
pensée". Plus récemment, Rita Lejeune a fort bien analysé la façon dont Pierre
Paulus a réalisé le voeu de l'Assemblée wallonne : "Le dessin, d'une magnifique
envolée, sur lequel le module officiel fut établi pour la confection des
drapeaux, figure dorénavant comme une précieuse relique au Musée de la Vie
wallonne. Il se détache fièrement, comme un panache, en rouge, sur fond
jaune, rappelant notamment, à côté du blason de plusieurs contrées wallonnes,
les couleurs nationales liégeoises que l'on mit ainsi à l'honneur pour le rôle
que la Ville de Liège avait joué dans l'histoire du mouvement wallon. Au reste,
le rouge et le jaune sont des couleurs méridionales qui chantent gaiement,
couleurs de soleil, elles s'harmonisent parfaitement avec l'emblème du coq en
marche".

Une génération féconde
Quelle génération ? Celle
des artistes qui sont nés vers 1880-1890 et qui ont exprimé, dans des genres
divers, la vitalité créatrice de la Wallonie, du Hainaut à la province de Liège
en passant par le Brabant, le Namurois, le Luxembourg. Ils sont tellement
nombreux que l'on n'a qu'à puiser dans ce réservoir d'images, de formes, de
styles, de techniques, d'élan vital.
Celui qui exprime le
mieux, le plus complètement, ce dynamisme créateur est resté trop longtemps et
injustement méconnu. Charles Counhaye (Verviers 1884-Bruxelles, 1971) est-il
expressionniste, réaliste d'un nouveau genre, permekien, espagolisant ? A cette
énumération, on sent la vanité des classifications. En vérité, l'art de Charles
Counhaye doit sa valeur, son importance au fait qu'il est fortement personnel et
qu'il parcourt, en même temps, avec la même vigueur, une gamme très large de
techniques variées. Il est peintre, dessinateur, vitralier, mosaïste, muralier
avec une fermeté égale et, de la matière travaillée sur la toile, dans la
lumière, sous l'action du feu, l'esprit émerge avec une puissance singulière,
pour transfigurer la forme. Quelle plus suggestive alliance souhaiter entre la
couleur, le symbole, la musique, les volumes architecturaux, que la rosace des
Quatre Evangélistes dans l'église Saint-Christophe de Charleroi ? Elle se pose
comme un soleil crucifié sur les ailes du chant et, du même coup,
inconsciemment, l'artiste retourne aux sources lointaines de l'art wallon en
retrouvant le sens spirituel du vitrail mosan de Châlon-sur-Marne. On rencontre
le même souci d'adaptation entre la décoration et la sculpture dans le plafond
en céramique du Pavillon de l'Exposition internationale de Paris (1937), les
peintures du plafond du château de Feluy (1941-1942). Mais lorsque l'artiste
s'installe devant son chevalet, les Trois femmes d'Avila (c.1949), les
Joueurs
de billes (c.1955), les Taureaux (1959), nous ramènent à ses
origines espagnoles, tandis que Le Concile
(1963), La Guerre (1950), La rose (1968), Les naufragés
(1971), Deux personnages (1965) nous introduisent dans un espace de
liberté stylistique où Charles Counhaye exprime avec le plus de force tragique
la profondeur de son talent.
Contemporain de Charles
Counhaye, Anto-Carté (Mons, 1886-Ixelles, 1954) a, lui aussi, abordé le vitrail,
la tapisserie, en même temps que la peinture de chevalet. Il rend la figure
humaine avec une sorte de pesanteur expressive. S'il lui arrive de céder au
pittoresque, à la saveur des scènes régionalistes et populaires, toujours
traitées avec une sûreté, nette et appuyée, du contour, il atteint une vérité
dépouillée, une émotion nue dans Le mineur mort, qui est son
chef-d'oeuvre.
Au même moment où naît
cette génération féconde, le labeur harassant au fond de la mine, les conditions
économiques humiliantes que l'on impose au monde du travail, provoquent les
affrontements violents des années 1885-1886. Après la Première Guerre mondiale,
le mouvement ouvrier médite sur ses premières conquêtes. C'est le moment de
décorer les Maisons du Peuple de vastes compositions picturales : elles
permettent aux socialistes de mesurer le chemin parcouru, de faire le bilan de
leur action, de montrer aussi, au-delà d'une position strictement partisane, le
chemin à suivre pour l'humanité toute entière. Le 14 mai 1922, les anciens
combattants socialistes de Quaregnon remettent solennellement à la Maison du
Peuple de leur commune l'ensemble des tableaux d'Allard l'Olivier (Tournai,
1883-1933). Louis Piérard tire les leçons de cette expérience culturelle en
annonçant "le règne de l'art populaire, imposant et unanime".
Les compositions d'Allard
l'Olivier comportent Les vainqueurs du militarisme, Place au Travail,
Vers la nouvelle aube, Bon géant au repos, Les loisirs de
l'ouvrier, autrement dit l'âge d'or de la classe ouvrière, qui a maîtrisé
les forces du capitalisme et assuré son bonheur. En 1922, le problème se posait
dans les mêmes termes qu'aujourd'hui : le didactisme dans l'art est-il viable ?
On a vu ce qu'en a fait le nazisme, le réalisme soviétique. Mais, à l'époque, la
générosité qui est à la base de cette action n'était pas encore freinée par
l'inextricable complexité de la vie économique et sociale.

Avec Albert Lemaître
(Liège, 1886-1975), nous sommes loin de ces problèmes fondamentaux. Il nous
conduit de Venise à Milhars, en Espagne, sur la Côte d'Azur, la Yougoslavie. Dès
le début s'affirme une vocation qui sera sa marque originale, ce par quoi l'on
reconnaît immédiatement un Lemaître, autrement dit, il sera le peintre de l'eau,
de ses reflets changeants, que ce soit sur les canaux de Venise, les côtes de
Bretagne, les rochers de Dubrovnik ou le vieux port de Marseille. A certains
moments, on dirait que ce n'est pas tant le paysage qui s'inscrit dans le ciel
qui l'intéresse, que son image inverse : alors la dure matière se transforme en
un univers de saveur aqueuse et de clartés changeantes. Avec son installation à
Milhars, non loin d'Albi, la substance picturale qui, au début, était appliquée
avec de larges empâtements, se fait plus légère : des traits parallèles de
lumière colorée créent une transparence et dilatent l'espace. Comme Richard
Heintz, Albert Lemaître est un peintre absolu, il ne révèle que problèmes
techniques, préhension directe avec l'objet, volupté triomphante de la matière,
mais avec quel lyrisme magnifiquement maîtrisé !
Pour Albert Raty
(Bouillon, 1889 -), véritable créateur de l'Ecole de la Semois, le heurt de la
lumière et du relief, le jeu des nuages, l'image des arbres dans la rivière ont
été un sujet de méditation permanente qu'il a traduite dans des paysages aux
éclairages fortement contrastés. Adrien Dupagne (Liège, 1889 -) choisit le
soleil ardent de l'Espagne, quand il ne se laisse pas séduire par la nudité de
la femme ou le feu d'artifice d'un bouquet de fleurs. Jacques Ochs (Nice,
1883-Liège, 1971) est surtout connu comme portraitiste, que ce soit par le
truchement de la caricature ou de la peinture. Il en va de même de José Wolff
(Liège, 1884-1965), dont le talent s'est mieux affirmé comme portraitiste que
comme peintre de paysage, genre dans lequel il a souffert du voisinage écrasant
de Richard Heintz et d'Albert Lemaître.
Dans le Hainaut, Rodolphe
Strebelle (Tournai, 1880-1959), souche d'une lignée d'artistes, est souvent
tenté par le va-et-vient des bateaux de pêche dans des ports dont il rend les
structures avec un métier solide, une fermeté de peintre amoureux de la belle
matière. Tout différent est Louis Buisseret (1888-1956). Paul Caso a eu raison
d'écrire que "la femme fut pour lui l'objet d'une vigilance émue" et de le
définir comme le plus "latin" de nos peintres wallons. La féminité, une féminité
plus charnelle, sera également exaltée par Léon Devos (Petit Enghien,
1887-1974). Son Nu au fauteuil bleu
séduit par la vibration intimiste et joyeuse du décor et des couleurs.
Mais alors que dans cette
génération féconde, l'art figuratif se manifeste à profusion par des variations
sur les thèmes de la nature, de la femme, du travail, des occupations humaines,
voilà que, déjà, une tendance se fait jour, inattendue pour l'époque, tout au
moins en Wallonie : l'abstraction.
Celle-ci naît dans nos
régions, grâce à deux personnalités créatrices : Ernest Engel- Pack (Spa,
1895-1965) et Henri-Jean Closon (Liège, 1888-1975), suivis bientôt par Joseph
Lacasse (Tournai, 1894-1975), Marcel Lempereur-Haut (1898 -). Elle allait se
révéler porteuse de renouveau, de recentrement sur l'acte plastique, de remise
en question de la signification de l'oeuvre d'art.
Ainsi, au moment où les
artistes nés entre 1880 et 1890 déploient l'éventail très large de leurs
possibilités d'invention et d'imagination, ils vont être rejoints, dans leur
maturité, par une autre génération qui va exploiter, avec un réel succès, les
mêmes ressources créatrices.
.../...
(Jacques Stiennon, Les arts
plastiques, dans
Wallonie. Atouts et références d'une
Région (sous la direction de
Freddy Joris), Gouvernement wallon, Namur, 1995.)