A Liège et à Rome : Jean Delcour
Né le 13 août 1631 à
Hamoir, relevant alors de la petite principauté de Stavelot- Malmedy, Jean
Delcour conserve pour son terroir natal des liens que nous révèlent plusieurs
documents d'archives. Cependant c'est Liège qui a bénéficié du grand talent de
ce sculpteur et c'est avec raison que l'Oeuvre des Artistes lui a révélé
en 1911 un monument commémoratif, en plein coeur de la Cité ardente, à l'ombre
de la cathédrale, où repose un de ses chefs-d'oeuvre et non loin de la vierge
qui a établi sa réputation. On pourrait d'ailleurs imaginer un itinéraire
Delcour à travers la ville, comme on l'a fait pour Georges Simenon et
Sainte-Beuve. Sans souci de la chronologie, il débuterait dans l'admirable nef
de l'ancienne église abbatiale de Saint-Jacques pour laquelle il sculpte, dans
un bois de tilleul, une statue de l'apôtre, suivie de plusieurs autres à partir
de 1682. Le christ au tombeau, de marbre blanc, exécuté en 1696 pour les
Sépulchrines a trouvé refuge dans la nouvelle cathédrale ainsi que le Christ
en croix qui s'élevait sur le Pont des Arches. La même année, la fontaine de
Vinâve d'Ile s'orne de sa Vierge à l'enfant, qui est devenue dans la
conscience des Liégeois, une sorte de Palladium de la Cité comme le groupe des
Trois Grâces qui parachèvent admirablement le Perron de la place du Marché,
symbole des libertés communales liégeoises. Et l'on terminerait dans la rue
Hors-Château devant la fontaine de Saint-Jean- Baptiste surmontée de l'effigie
du Précursseur.
Jean Delcour n'a pas
uniquement prêté son talent à l'embellissement de la ville où il avait établi
son atelier. La cathédrale Saint-Bavon de Gand abrite une de ses oeuvres les
plus spectaculaires : le monument funéraire d'Eugène-Albert d'Allamont, évêque
de Gand (+1673) en marbre blanc, marbre noir et bronze doré. L'oeuvre a été
conçue comme une scène théâtrale : le prélat agenouillé, interroge le squelette
de la mort, mort qu'un ange au glaive flamboyant vient de lui annoncé, tandis
que la Vierge debout tenant l'enfant, est prête à intercéder en sa faveur.
Enfin, l'autel du Saint sacrement de Miracle (1675-1681) destinée
primitivement à l'abbaye d'Herkenrode, a été transférée à l'église de Hasselt.
Admiré du vivant de l'artiste, ses éléments constitutifs ont été souvent imités
et repris.
Le soleil d'Italie, les
monuments de Rome ont fait beaucoup pour donner au talent du jeune sculpteur les
possibilités de s'épanouir. On sait que, lors de son séjour dans la ville
éternelle, il fut tout spécialement attiré par les bas-reliefs de la colonne
Trajane, dont il rapporta l'album de planches gravées. Ils n'influencèrent pas
son style auquel Lambert Lombard aurait été plus sensible, mais ils lui
offrirent incontestablement bien des motifs de réflexion utiles à son métier,
tandis que les innombrables sculptures du Bernin l'ont certainement séduit. Il
en a retenu l'expressivité tout en rejetant l'emphase. Certes le mouvement du
drapé de son Saint Jacques le mineur est excessif, mais malgré son
caractère artificiel, il convainc par une sorte de lyrisme aux allures d'un
rythme musical.
En revanche, que de
noblesse, de pureté dans le style, de profondeur dans l'expression plastique
avec le Christ au tombeau de la cathédrale Saint-Paul ! Pour apprécier
l'art de Jean Delcour arrêtons-nous sur ces sommets. A des heures privilégiées
du jour, la lumière tamisée qui traverse la haute verrière du sanctuaire
collabore elle-même au travail de l'artiste, en approfondissant certains
reliefs, en creusant les ombres autour de ce corps offert à la mort et qui,
selon le jugement mûrement motivé de Suzanne Collon-Gevaert, n'attend qu'un
signe pour renaître à la vie.

La peinture liégeoise du XVIIe siècle
En 1986, un colloque
international présidé par Pierre Rosenberg, Conservateur en Chef du Département
des peintures au Musée du Louvre, était consacré à la peinture liégeoise des
XVIIe et XVIIIe siècles. Ainsi étaient couronnés les efforts et consacrés
les travaux persévérants de chercheurs au nombre desquels il convient de citer
Jacques Hendrick, Joseph Philippe, Pierre-Yves Kairis, Didier Bodart, Jacques
Thuillier, Philippe Farcy, Claude Bosson, Marie-Christine Merch, Jean-Luc
Graulich, Jean-Patrick Duschene. En effet, depuis plusieurs années, on avait
progressivement découvert la valeur esthétique et l'originalité de la peinture
liégeoise du XVIIe siècle. Celle-ci était restée sourde au tumulte rubénien et
s'était délibérément tournée vers le classicisme d'un Poussin ou le clair-obscur
d'un Caravage. Encore fallait-il asseoir ces impressions sur des certitudes en
explorant des documents d'archive, en approfondissant la comparaison des
oeuvres, en les analysant au moyen de critères plus sûrs et d'une méthode plus
affinée. Le travail est en bonne voie et, dès maintenant des personnalités
émergent qui s'imposent, mieux que par le passé au cimaise des musées dans le
monde entier.
Pierre-Yves Kairis a bien
repéré un des caractères spécifiques de cette "école liégeoise". Ses
représentants sont pour la plupart, né natifs de la cité épiscopale. Autre
caractéristique : ils font à peu près tous le voyage de Rome pour y parfaire
leur formation. Enfin, leur création est tributaire, tout au moins dans les
tableaux à thème religieux, des impératifs du renouveau catholique, la
Contre-Réforme.
Gérard Douffet
(1594-1660) est l'auteur, en 1624, d'une Invention de la sainte croix que
l'on considère comme "le tableau manifeste de cette école liégeoise". Mais son
chef-d'oeuvre est incontestablement La visite du pape Nicolas V au tombeau de
saint François, admirable par la science de la mise en page, la cohérence
des structures, le mouvement général qui relie les scènes apparemment
fragmentées, l'éloquence apologétique du thème.
Son disciple, Bertholet
Flémal (1614-1675) est, de l'avis de Jacques Hendrick, "le plus français des
peintres liégeois par le style". L'une de ses oeuvres les plus représentatives
Sainte Anne et la Vierge
frappe par son classicisme, l'influence de Le Sueur et par l'opposition de la
rigidité sévère du décor architectural et l'intimisme presque sensuel de la
nature morte de l'avant-plan.
Walthère Damery
(1610-1678), si bien étudié par Philippe Farcy s'est adonné par des compositions
religieuses, à des tableaux de paysages ou de scènes mythologiques d'un charme
délicat. Ses Voyageuses perdues (1665) nous ramènent au style d'un Claude
Lorrain, dans des rapports de tons savamment étudiés, renforcés par les
oppositions de touches épaisses pour le traitement du décor végétal, fluide et
lumineux dans le drapé des personnages. Jean- Guillaume Carlier (1638-1675)
reste le portraitiste vigoureux de sa propre effigie.
Quant à Gérard de
Lairesse (Liège 1640 -Amsterdam 1711), qui a poursuivi sa carrière en Hollande,
il représente en quelque sorte dans la peinture des Pays-Bas septentrionaux, un
anti-Rembrandt, son exact contemporain. Son académisme se transforme parfois,
comme dans Sélémé et Endymion, en une fête de la lumière nocturne,
transfigurée par l'apparition de la déesse.
Enfin, Englebert Fisenne
(1655-1733), qui a été comblé par l 'abondance des commandes qui lui venaient de
particuliers et de communautés religieuses, a, par le fait même, tari assez tôt
le talent qu'il manifestait dans l'art du portrait. On s'accorde à considérer
comme l'une de ses réussites les plus convaincantes la Crucifixion de
l'église Saint-Barthélémy à Liège.

VII. Lumière du XVIIIe siècle
Lumière ou lumières ?
Nous avons vu dans le chapitre précédent, que la réception des lumières s'était,
en réalité, faite tardivement et progressivement dans nos provinces. En
revanche, les arts plastiques, à la même époque, accepte la lumière et la font
rayonner, que cette lumière soit née de la foi, ou qu'elle soit d'origine
purement physique. Autrement dit, l'on peut passer sans effort des rais d'un
soleil éclatant tel qu'il est représenté sur les tabernacles, les chaires à
prêcher, les ostensoirs, aux jeux de ce même soleil sur le cristal d'un verre,
les moulures d'un meible ou des flancs d'une chocolatière d'argent. Cette
précision est d'autant plus nécessaire que l'on a, jusqu'à une date relativement
récente, méconnu les valeurs esthétiques de l'art, tant wallon que flamand, du
XVIIIe siècle.

Fécondité du sculpteur Laurent Delvaux
La remarquable activité,
le haut niveau du travail artistique du sculpteur Laurent Delvaux nous
permettent d'avoir une vision beaucoup plus positive de l'apport esthétique de
cette période. Né à Gand en 1696 d'une famille wallonne, l'artiste s'est
installé à Nivelles où il est mort en 1778, après avoir fait son apprentissage à
Bruxelles dans l'atelier de l'Anversois Pierre-Denis Plumier. Il entreprit
ensuite de se perfectionner en Angleterre où il se spécialisera dans la
sculpture funéraire. Mais Rome l'attirait et c'est en 1726 qu'il prend contact
avec la statuaire antique et le style oratoire du Bernin. En 1732, à son retour
au pays, il est nommé sculpteur de la Cour et se fixe à Nivelles. De sa période
romaine, il gardera le souvenir dans son Hercule au repos, mais le style
de Delvaux est, comme on l'a écrit d'ailleurs, fait "de mesure, d'équilibre, de
force contenue et de lyrisme décoratif". Dans le cadre rénové de la collégiale
Sainte-Gertrude de Nivelles, sa chaire à prêcher et ses statues forment un
contraste particulièrement heureux avec la géométrie dépouillée des formes et
des structures romanes.
Comme l'a fort bien vu
Etienne Duyckaerts, "élément essentiel de la liturgie après le Concile de
Trente, la chaire est devenue une des pièces les plus significatives de la
sculpture baroque... L'intérêt des chaires de Delvaux réside dans leur très
nette clarté structurelle. De la forme baroque, il ne garde que la structure
portante arborescente et rend de ce fait à la cuve et aux rampes d'escaliers une
autonomie mobilière, les traitant dans le style décoratif contemporain, le Louis
XV". Sous la chaire même le groupe de l'ange et d'Elie est un de ses
chefs-d'oeuvre. L'épisode est rapporté dans le premier livre des Rois. Elie est
dans le désert, les torrents se sont taris, les corbeaux n'apportent plus de
pain au prophète. Mais voici que la parole de Dieu retentit, qui lui enjoint de
rejoindre la ville de Sarepta. Le sculpteur a fait du message divin un ange qui,
s'approchant d'Elie endormi, lui touche doucement l'épaule. A la grâce juvénile
du jeune homme s'oppose la puissance calme du prophète dont le sommeil est
peuplé de songes et de visions. La rencontre est naturelle, familière
pourrait-on dire, et totalement dénuée d'emphase. Les ailes éployées de l'ange
semblent couvrir de leur ombre l'homme de Dieu comme pour le protéger des
ardeurs du soleil, un soleil qui darde ses rayons, sculpté sur les flancs de la
cuve. Le sens théologique de la scène est évident : le soleil de Dieu n'est pas
le soleil meurtrier du désert, il comble l'homme de ses bienfaits, le pain qui
vient subitement à manquer, c'est l'Eucharistie, exposée dans le tabernacle
proche de la chaire de vérité, qu'Elie partagera bientôt, sous la forme d'une
galette inépuisable, avec la veuve de Sarepta et son fils.
L'exécution d'ensembles
aussi monumentaux était, bien sûr, le fruit de la collaboration du sculpteur et
des dignitaires ecclésiastiques. C'est le cas notamment à la cathédrale Saint-
Bavon à Gand, dans laquelle Laurent Delvaux crée une chaire de vérité suivant un
contrat dont voici les termes, transcrits en français moderne :
"Au sujet de la
construction et livrance d'une chaire de prédicateur, à poser dans la dite
cathédrale Saint-Bavon conformément au petit modèle qui en a été présenté aux
dits prévôts, doyen et chanoines, par eux agréé. Premièrement, que les trois
plinthes seront de marbre noir, celle du milieu de deux pieds de hauteur et les
autres à proportion. Deuxièmement, le groupe consistant en deux figures de six
pieds et demi, mesure de Gand, et de trois enfants à proportion, sur une
terrasse, lesquels devront être de marbre blanc d'Italie et statuaires, toute
d'une pièce, excepté le bras gauche de la Vérité, l'aile droite du Temps, et
d'autres pièces dont les jointures seront cachées selon l'art, dont le dit
marbre ne pourra être veiné jusqu'à les défigurer, notamment sur le nu du corps,
et le tronc d'arbre soutenant la cuve sera aussi du même marbre d'Italie..."
On a vu que le texte du
contrat fait mention d'un "petit modèle" présenté au chapitre cathédrale de
Gand. Il s'agit de ce que l'on appelle un
bozzetto, exécuté en terre cuite. Par une chance extraordinnaire, le
Musée archéologique de Nivelles a conservé quelques bozzetti de Laurent
Delvaux, de sorte que l'on peut mesurer les différences ou la fidélité entre
l'esquisse et l'oeuvre achevée. Dans la seconde chaire de vérité de
Sainte-Gertrude de Nivelle, le schéma général du bozzetto
en terre cuite ne pouvait évidemment faire ressortir le contraste esthétique
provoqué par la juxtaposition du marbre blanc et du chêne dans le monument
définitif. Le groupe de la rencontre du Christ et de la Samaritaine - qui se
rapporte conjointement au baptême et à l'Eucharistie - est déjà fort élaboré,
même dans ses détails, tandis que la décoration délicate de l'abat-son de la
chaire est simplement suggéré.
Parmi les plus belles
terres-cuites en réduction de Laurent Delvaux, il convient de mettre hors-pair
les Anges, l'un au dauphin, l'autre à l'écu. Etienne Duyckaerts suppose
qu'ils ont été modelés par l'artiste lors de son séjour à Rome, alors qu'il
découvrait les bozzetti de Bernin. On ne se lasse pas d'admirer la grâce
de ces figures, le rendu fluide et varié du drapé, la noblesse aimable de ces
êtres, dans lesquels se conjuguent sans effort humanité et surnaturel.
A partir de 1733, à son
retour d'Italie, Laurent Delvaux devient sculpteur de l'archiduchesse
Marie-Elisabeth, Gouvernante générale des Pays-Bas. Plus tard, lorsque Charles
de Lorraine fait construire son palais à Bruxelles, le sculpteur anime de
bas-reliefs et de statues la belle façade de la résidence du Gouverneur général
de 1767 à 1772. Etienne Duyckaerts y reconnaît les prémisses du néo-classicisme
et conclut : "Traversant un siècle souvent qualifié de transition, il a distillé
un air profond de renouveau dans son oeuvre où l'équilibre de la grâce a
rarement été absent". En outre, il a formé plusieurs disciples, au nombre
desquels se sont distingués les Nivellois Adrien-Joseph Anrion (1730-1773) et
Philippe Lelièvre. Un troisième, le Namurois Pierre-François le Roy
(1739-Bruxelles 1812) s'est fait connaître à Metz, grâce à un monumental
Trophée, à Saint Avold, et jusqu'en Autriche, au château de Schoenbrunn, où
il a donné, entre 1770 et 1776, le meilleur de son talent dans des bustes pleins
d'élégance racée.

Guillaume Evrard, sculpteur des princes-évêques
Nous reprenons ici le
titre de la monographie que Charles Seresia a consacrée à cet artiste (Liège,
1709-Tilleur, 1793). Effectivement, dès son retour de Rome où il a résidé de
1778 à 1744, Guillaume Evrard va se mettre pratiquement au service des
princes-évêques de Liège. Parmi ceux-ci, Velbruck l'entourera d'une protection
particulière en le nommant premier sculpteur des bâtiments et doyen des membres
de l'Académie de peinture, sculpture et gravure qu'il avait créée en 1775. Le
souffle épique et le caractère monumental marque la plupart de ses oeuvres, que
ce soit au château de Warfusée, au Grand Séminaire et à Saint-Denis de Liège,
ainsi qu'à l'église abbatiale de Saint-Hubert. Dans la chapelle castrale des
comptes d'Oultremont, le mausolée du prince-évêque de cette famille (1772)
associe les marbres blanc, noir, bleu-ardoise. De l'ombre surgit un robuste
Perron liégeois porté par des lions. Dans l'attitude de la douleur, une femme
symbolisant la Cité de Liège s'adosse à la colonne et découvre un médaillon à
l'effigie du défunt, que présente un angelot. De cet ensemble extrêmement sobre
se dégage une impression de force contenue et de gravité. A Saint-Denis, la
lumière coule sur la surface du bois peint en blanc, creuse les ombres et,
jouant avec la forme, confrère au Saint Jean Népomucène et au Saint
Grégoire le Grand une pesanteur, une densité, qui leur donnent non pas tant
l'apparence de la vie que le souffle d'une animation surnaturelle. A
Saint-Hubert, Guillaume Evrard a installé dans la grandiose église abbatiale un
peuple de géants. Les quatre Evangélistes, dans le déploiement de leurs
draperies et l'allure épique de leurs gestes ont, en effet, une dimension
prométhéenne.
Aussi n'est-il pas
étonnant de découvrir, dans la production unanimement attribuée à Guillaume
Evrard, le bonze d'un Promothée enchaîné que l'on peut considérer comme
le chef-d'oeuvre de la sculpture liégeoise du XVIIIe siècle. Tout le drame de
l'humanité, de ses révoltes, est puissament résumé dans cette composition
qu'enveloppe la clarté des lumières.

L'art de la table : verre, argenterie, cémarique
On ne peut se maintenir
en permanence à de pareilles hauteurs. La vie quotidienne, les relations
sociales ont des exigences qui concernent le bien-être du corps et de l'esprit.
Le XVIIIe siècle a pratiqué l'art de la table avec un raffinement particulier,
et l'aristocratie de nos provinces a contribué, comme d'autres régions d'Europe,
à l'aménagement d'un décor qui sollicite tous les sens et les comble par la
singularité des détails et l'ordre subtil des conventions.
Or nous avons la chance
d'avoir conservé de Paul-Joseph Delcloche (Namur ou Liège, 1716-Liège, 1759),
peintre du prince-évêque Jean-Théodore de Bavière, le tableau d'un Repas à la
Cour du prince en 1749. Cependant, dans la description qu'il en a faite,
Joseph Philippe a eu soin de relever que ni le cadre baroque à colonnes, ni
l'orfèvrerie, ni le mobilier n'indique nettement que nous soyons au Pays de
Liège, mais plutôt dans une zone géographique située entre Meuse et Rhin, et il
conclut : "Par ce tableau... ce sont en quelque sorte les mondanités du Pays
sans frontière qui revient".
De toute manière, suivant
le même auteur, au XVIIIe siècle, la verrerie de table liégeoise était fort
appréciée. D'autres centres wallons aussi, d'ailleurs. Des verriers d'origine
lorraine excercent avec succès leur industrie à Namur. Sébatien Zoude y
travaille conjointement le verre ordinaire et une imitation de cristal
d'Angleterre. Charleroi n'est pas en reste dans cette concurrence. A Liège, la
verrerie dite d'Avroy y commence ses activités en 1709 sous la direction de
Jacques Nizet. A Amblève, près d'Aywaille, un autre établissement se spécialise,
à partir de 1727, dans la production des bouteilles d'eau de Spa. Enfin, la
verrerie de Vonêche, près de Beauraing, qui connaîtra à partir du XIXe siècle un
développement important, est fondée en 1778. Le Musée du Verre à Liège conserve
une collection extrêmement variée et de grande qualité. On y rencontre des
"arbres" présentoirs de fraises, de cerises, des corbeilles à fruits en vannerie
de verre, des services à liqueur et, bien sûr, des verres à boire, des gobelets
ainsi que des bouteilles à vin.
Sur la table, verres,
cristaux et argenterie échangent leurs relfets avivés par la lumière des
flambeaux et des torchères. Mais comment reconnaître, par exemple, le style
liégeois dans l'orfèvrerie civile ? Les recherches conjointes d'Oscar de
Schaetzen et de Pierre Colman ont permis d'établir une typologie décorative.
Pendant le premier quart du XVIIIe siècle, "les lambrequins et les quadrillages
gravés font fureur, plus tard, on insiste sur le tracé assoupli des contours,
les formes sont "libérées", robustesse et raffinement s'accocient
harmonieusement. Au jugement de nos deux auteurs, peu vant 1750, l'orfèvrerie
liégeoise atteint un sommet. Jusqu'à 1785 environ, on assiste au développement
du rococo : "De concert avec les ors des boiseries et avec les bouquets de
fleurs naturelles fort mis en honneur, l'argenterie rehausse les réceptions
mondaines et les dîners de chasse. Le caprice s'installe, amenant la
dissymétrie, les contournements, les cambrures". Puis apparaît la mode des côtes
torses, à laquelle succède le style antiquisant et, à l'extrême fin du siècle,
le retour à la symétrie et aux lignes droites, calquées sur des modèles romains.
Toute cette évoultion, on peut le suivre dans une variété extraordinaire
d'objets; cafetières, sucriers à deux étages, chocolatières, salières, théières,
coquetiers, couverts à dessert, saucières.
De son côté, Mireille
Jottrand a étudié le domaine savoureux de la porcelaine de Tournai. Savoureux
par son décor, formé de paysages, de bouquets de tulipes et de roses, d'oiseaux
de fantaisie. C'est à partir du milieu du XVIIIe siècle que cette industrie
d'art de la faïence et de la porcelaine prend son essor, grâce au dynamisme de
François Peterinck. Vaiselle peinte en bleu voisine avec les décors polychromes
et l'emploi de l'or. Une des réussites les plus spectaculaires de la manufacture
tournaisienne est le service, commandé en 1787, par Philippe d'Orléans. Riche de
plus de seize cents pièces, son décor s'inspire de l'Histoire naturelle des
oiseaux de Buffon. Mais la porcelaine de Tournai n'a pas limité ses
activités aux services de table, elle s'est également distinguée dans la
sculpture. Témoins le buste du prince-évêque de Liège, Charles-Nicolas-Alexandre
d'Oultremont, du Musée de Mariemont et le Groupe allégorique de l'Apothéose du
même prince, offert par la ville de Dinant le 11 juin 1764. En même temps le
sculpteur Jacques Richardot (1743-1806), qui avait montré son talent à
Lunéville, Bruxelles et Namur, faisait le renom de la manufacture d'Andenne en y
créant, en 1762, le groupe mouvementé de L'Enlèvement d'Hélène.

Le mobilier namurois et liégeois
L'art de la table est
évidemment indissociable du décor mobilier qui lui sert d'espace et d'écrin.
Dans nos provinces wallonnes, Namur et Liège se sont particulièrement
distinguées dans l'ébénisterie de qualité et ces deux centres, aux styles
distincts, ont modelé leur production sur les prestigieux exemples français.
A Namur
Eugène Némery, le
meilleur connaisseur du mobilier namurois, a fort bien défini les différences
entre ce dernier et le mobilier liégeois. La capitale de la Principauté dispose
d'une clientèle plus nombreuse, ce qui entraîne diversité des catégories et
prédilection pour le petit meuble de salon. La caractéristique quasi permanente
de la création namuroise est son aspect monumental et sa fidélité aux lambris,
hérité des boiseries d'église. C'est en 1714 que l'on constate l'apparition du
style Louis XIV dans une grande armoire datée de cette année. La production
postérieure s'inspire des recueils de dessins ornementaux venus de Paris et se
prolonge jusqu'en 1745. A la même époque, à côté des grandes armoires et des
buffets, apparaît l'horloge à gaine. Sa hauteur et sa forme sont conditionnées
par la course quotidienne du poids en descente. Autre particularité du mobilier
namurois, boiseries religieuses et mobilier civil sont peu différenciés pour la
simple raison que ce sont les mêmes ateliers qui travaillent pour les
communautés religieuses et la clientèle aristocratique et bourgeoise. Enfin, on
notera le parallélisme entre ébénistes et sculpteurs sur pierre. Une horloge de
l'Hôtel de Croix en offre un exemple frappant. Datée de 1759, elle est sculptée
dans le marbre noir de Dinant, qui fait ressortir la beauté des motifs de
rocaille dont elle est ornée.
Du point de vue de son
évolution, le mobilier namurois suit celle du mobilier français, avec une
préférence marquée pour le style Louis XIV. Il étend son influence sur le
Brabant, le Hainaut, tandis que Liège rayonne sur le nord de l'Ardenne, la
région d'Aix-la-Chapelle et le Limbourg actuel, qui faisait partie intégrante de
la Principauté. La ligne de partage entre Liège et Namur, dans le sens
est-ouest, se situe à Andenne.
A Liège
Eugène Nemery nous a
servi de guide dans le Namurois, Joseph Philippe remplira le même savant office
pour la Principauté de Liège. D'entrée de jeu, il constate que "la période la
plus brillante du meuble liégeois de menuiserie culmine pendant tout le XVIIIe
siècle. La production de Liège surclasse alors indiscutablement la création des
provinces françaises". Entendez par Liège, la capitale de la Principauté, car,
en dehors de la métropole, et dans les limites de son Etat, l'accent est
nettement plus régional.
Une des caractéristiques
de l'ébénisterie liégeoise est la prédilection qu'elle porte à l'emploi du
chêne, à la différence de la création française qui cherche la diversité des
matières et est souvent séduite par la polychromie, à laquelle recourt plus
rarement les artistes liégeois.
Lorsque l'on continue la
comparaison entre l'évolution respective des styles en France et à Liège, on
s'aperçoit que cette dernière accueille en même temps le Louis XIV et le Louis
XV. Ce qui explique un décalage chronologique qui prolonge le style Louis XIV
jusqu'en 1740. Conjointement l'utilisation de la rocaille à partir du second
quart du XVIIIe siècle va se poursuivre jusqu'en 1765 environ, sous
l'appellation parfois contestée en raison de son caractère anachronique, de
style "Regence liégeois". On peut en conclure que "à l'état pur, le style Louis
XV est presque inexistant à Liège et en son pays, si l'on excepte des meubles et
des décors exécutés pour le prince évêque Jean-Théodore de Bavière". On comprend
mieux, dès lors, que la réception du style Louis XVI ne se fera à Liège, que
tardivement vers 1780, sous Velbruck, grâce au talent de l'ébéniste
Michel-Joseph Herman (Goé, 1766-Liège, 1819). Pour se rendre compte de la
virtuoisité des ébénistes liégeois, du décor de la vie quotidienne dans une
maison patricienne, du luxe de bon aloi de l'aristrocratie et de la haute
bourgeoisie liégeoise, rien n'est plus suggestif qu'une visite au Musée d'Ansembourg.
Cet hôtel, édifié de 1735 à 1740, offre un panorama particulièrement riche du
confort liégeois, que ce soit dans les petits salons, le Salon rouge, celui des
tapisseries, la salle à manger ornés de tableaux, de lustres, de cuirs de
Cordoue, de manteaux de cheminée, de trumeaux en stuc, souvenirs d'un art de
vivre qui s'inscrit dans une période heureuse, accueillante à des courants
d'idées différents, mais travaillée déjà par des problèmes de société, auxquels
est sensible un prince éclairé, l'évêque Charles-François de Velbruck.

Velbruck, mécène des arts
Du spectacle si fertile
en péripétie que constitue l'histoire de la Principauté de Liège, la fin du
XVIIIe siècle n'est pas le tableau le moins pittoresque et le moins mouvementé,
puisqu'il est animé par la forte personnalité du prince de Velbruck. Son
programme réformateur est-il fruit d'une méditation personnelle et originale,
a-t-il été simplement entraîné dans le grand mouvement de libération de la
pensée ? Problème qui continuera à passionner les spécialistes, à susciter entre
eux d'érudites et fécondes contestations.
Né près de Dusseldorf en
1719, François-Charles, comte de Velbruck, s'installe définitivement à Liège en
1719 où il devient premier ministre du prince-évêque Jean-Théodore de Bavière.
Dans un tableau qui restitue l'atmosphère de luxe et de divertissement qui
régnait à cette cour, le jeune conseiller apparaît parmi les personnages de la
suite, élégant, un peu sévère, le regard fixe et froid, le nez fin et busqué
dont le profil tranche sur l'empâtement précoce du visage. Auprès de son maître,
Velbruck mène habilement une politique pro- française qui lui vaut de recevoir
des mains de Louis XV la commande de l'abbaye royale de Cheminon en Champagne.
En 1772, appelé à monter sur le trône épiscopal, il entend appliquer dans le
gouvernement de son pays les principes que les Encyclopédistes français ont déjà
introduits dans la Principauté de Liège et qui visent au bien général du peuple
"devenu la véritable, la seule religion de l'Etat".
L'Hôpital général,
apparement destiné à donner du travail aux vagabonds et à secourir les malades,
est institué dans les premières années du règne, un cours gratuit d'obstétrique
est inauguré par le chirurgien Falize, le règlement de 1776 pour les écoles de
charité constitue un des aspects du "Plan d'éducation pour la jeunesse du Pays
de Liège", mais à l'étude sur les insistances du Prince, en 1775, il institue le
dépôt légal des impressions liégeoises, un cours gratuit de mathématiques est
organisé en 1781.
Plus significatives
encore pour notre propos apparaissent la fondation de deux institutions
culturelles : en 1779, celle de la Société libre d'Emulation qu'avait précédée,
en 1754, celle d'une Académie des Beaux-Arts.
On sait quelle influence
eurent, en France, sur le mouvement qui prépara la révolution de 1789, ces
Sociétés d'Emulation qui, loin d'être des clubs à l'usage des oisifs,
constituaient des sociétés de pensée qui étudiaient, pour y apporter les
améliorations ou les remèdes adéquats, tous les problèmes pratiques de
l'administration, du commerce, de l'industrie. A la société d'Emulation, pour
mettre en relief l'importance qu'il attachait à sa mission, le prince accorda un
droit de surveillance sur les organismes que nous venons d'énumérer. Aussi
n'est-il pas étonnant que Joseph Dreppe ait représenté, dans un dessin au lavis
d'encre de chine, "Les Arts, les Sciences et les Lettres, réunis au pied du
Perron liégeois, accueillant le prince Velbruck, évêque de Liège qui ramène dans
le pays la Paix et l'Abondance".
Pendant une dizaine
d'années de 1779 à 1789, la Société d'Emulation fidèle aux objectifs que lui
avait tracés son protecteur, ne se contenta pas de poser une qurantaine de
questions d'actualité, d'organiser des concours poétiques, des séances de
lecture, un hommage à Grétry en 1782. Elle se fit un devoir de monter chaque
année une Exposition d'oeuvres d'art, dont on a conservé les catalogues sous le
titre "Explication des morceaux de peinture, sculpture, gravure, architecture,
mécanique, exposés par les artistes liégeois à la salle de la Société d'Emulation".
On y retrouve les noms d'artistes bien connus, comme Léonard Defrance (Liège,
1735-1805), Joseph Dreppe qui sont, d'autre part chargés d'un enseignement à
l'Académie des Beaux-Arts. Dans ces Expositions figurent également des oeuvres
de Nicolas- Henri de Fassin (Liège, 1728-1811) à qui l'on doit une série de
tableaux évoquant Les quatre points du jour. En choisissant un thème cher
à la littérature et à la musique de son temps, que l'on pense à Joseph Haydn,
l'artiste met en valeur sa science de la mise en page, la poésie du paysage et
les variations d'ombre et de lumière à mesure que le soleil naît, culmine et est
près de disparaître. Sa parfaite connaissance du paysage italien lui permet de
tirer des effets contrastés entre la nature et les ruines antiques. A certains
égards, il est le précurseur de Gilles Closson, dont nous aborderons l'oeuvre
dans un prochain chapitre. Parmi les portraitistes de l'époque, il faut réserver
un sort particulier au Dinantais Pierre-Joseph Lion (1729-1809). Son portrait de
Jacques Heuskin, prieur des Croisiers de Liège (1756) est un authentique chef-
d'oeuvre. Autorité, présence, acuité psychologique, maîtrise de la matière
haussent ce pastelliste parmi les plus grands. Quant à Joseph Dreppe (Liège,
1737-1810), l'Exposition "Le Romantisme au Pays de Liège" (1955) l'a, en quelque
sorte fait sortir de l'ombre et réhabilité, grâce à ses dessins et ses lavis,
dont certains comme Les tombes profannées - trahissent, effectivement, un
romantisme précoce. De l'Académie de peinture, de sculpture, de gravure fondée
par Velbruck, il a été un des directeurs, après Léonard Defrance. Cependant, si
l'on replace l'activité de Dreppe et de Defrance dans l'évolution générale de la
peinture, la plus "moderne" des deux est incontestablement le second Léonard
Defrance, peintre moderne. Moderne, bien sûr, mais il ne l'a pas été tout de
suite. Dans son adolescence, pendant ses différents apprentissages, il se
conforme à la tradition, il obéit aux règles et c'est bien naturel. Le voyage et
le séjour romain sont également dans le droit fil de la formation d'un artiste.
D'autre part, Léonard Defrance partage sa modernité avec les représentants de la
peinture de genre, que ce soit en France ou en Hollande. Dans ce domaine, il
emprunte incontestablement certains traits à Joseph Vernet, tandis qu'il
actualise les scènes de cabarets, chères à Teniers et à Louis XIV. Et, à plus de
soixante ans de distance, il a retenu les leçons du style de Watteau.
Sa modernité, il faut
d'abord la chercher dans son rejet de la peinture d'histoire, telle qu'on la
concevait à son époque, principalement axées sur les événements de l'Antiquité.
Léonard Defrance dédaigne les exploits héroïques des Grecs et des Romains. Il
choisit l'histoire immédiate. Il observe et il témoigne. Plusieurs fois, l'acte
de suppression des couvents par Joseph II est mis par lui en tableau; il
commémore aussi l'abolition de la servitude en France. C'est que Léonard
Defrance veut vivre son temps, dans les grands événements comme dans les faits
de curiosité de science - telle l'observation de la Comète. Dans ses Mémoires,
il s'exprime à ce sujet d'une manière explicite : "Tout ce que nous voyons, tout
ce qui nous entoure, tout ce qui arrive sont nos maîtres".
Les Visites sont
une des caractèristiques les plus frappantes de l'art de Léonard Defrance.
Visite à la manufacture de tabac, visite d'une fonderie, visite à la forge,
intérieur d'un maréchal-ferrant, visite à la fenderie. Intérieur d'une
clouterie. Intérieur d'une fabrique de canons de fusils, l'extraction des
marbres d'une carrière, intérieur d'imprimerie ; visiblement, l'artiste est en
prise directe avec l'actualité qu'il traite en exploitant toutes les ressources
du clair-obscur, "toutes les variétés que donne la lumière et les richesses
qu'elle produit", comme il l'écrit lui même, en ajoutant ; "Quelle variété de
beaux reflets, quelle harmonie, quel moelleux, quelle vapeur de feu ne resultent-ils
pas de ces éclatants foyers de lumière ?" Mais, au-delà de ces effets variés,
l'artiste cherche l'homme, dans ses différences, ses contrastes, sa réalité
multiple. Il est à la fois un oeil et une main. Si l'on a pu dire de lui, avec
raison, qu'il était un peintre maudit, par sa collaboration à la démolition de
la cathédrale Saint-Lambert, il est surtout un artiste qui a délivré son message
social avec une probité technique qui emporte notre admiration. Avec lui, se
clôt un monde révolu et pouvaient s'ouvrir des perspectives nouvelles. Mais
celles-ci resteront longtemps inexploitées. Visiblement, Léonard Defrance est un
"cas" dans la peinture en Wallonie, comme le sera, dans des circonstances tout à
fait différentes, Antoine Wiertz au siècle suivant.
.../...
(Jacques Stiennon, Les arts
plastiques, dans
Wallonie. Atouts et références d'une
Région (sous la direction de
Freddy Joris), Gouvernement wallon, Namur, 1995.)
