2. Historiographie wallonne
L'originalité des écrits
de Hennepins a été mise en doute, en raison des trop nombreux emprunts qu'il a
faits à un autre découvreur, l'abbé Bernon et de la part trop grande que
l'auteur a laissé à ses facultés imaginatives.
Or, en parallèle à cette
littérature d'évasion, le terroir wallon engendre une série d'érudits laborieux,
qui explorent les sources, exploitent les archives, éditent les oeuvres de leurs
devanciers, pour mieux servir l'histoire régionale : Jean Chapeauville pour
Liège, Jean Bertels pour le Luxembourg, François Vinchaut pour le Hainaut,
Christophe Butkens pour le Brabant.
Le grand mérite de Jean
Chapeauville (1551-1617) aura été de publier les anciens textes relatifs à
l'histoire du diocèse de Liège sous le titre de Gesta pontificum Tungrensium,
Traiectensium et Leodiensium. Grâce à lui, ont été successivement édités les
textes fondateurs du passé liégeois : hériger de Lobbes, Anselme, la Vita
sancti Lamberti du chanoine Nicolas, Renier de Saint-Laurent, Gilles d'Orval,
Hocsem, le Triumphus sancti Remacli, le
Triumphus sancti Lamberti, Raoul de Rivo, Suffridus Petri. Certes, il ne
dispose pas des instruments modernes pour assurer toujours une perfection
rigoureuse dans ce travail de mise à jour, mais il est soigneux dans ses
annotations et, surtout, il est infatigable dans les recherches des manuscrits
qu'il va dénicher dans telle abbaye, telle collégiale, chez un confrère chanoine
ou un chef de monastère. Non content d'avoir fait cette collecte, souvent
difficile, il compare les versions et justifie le choix du manuscrit qu'il
estime le plus fidèle. En outre, s'il s'intéresse au passé, sa position
d'examinateur synodal, de chanoine du chapitre cathédrale, de grand-vicaire et
d'archidiacre de Famenne lui assure une situation privilégiée pour traiter la
partie la plus originale de son oeuvre, qui va de l'épiscopat d'Erard de la
Marck à celui d'Ernest de Bavière. Il a été mêlé parfois de près aux événements
qu'il relate. c'est donc un témoin qui écri? et, seul, un scrupule l'a retenu
d'aborder le gouvernement de Ferdinand de Bavière auquel il a dédié son oeuvre.
L'Ecclésiaste ne nous met il pas en garde : "Ne laudes hominem in vita sua".
Chapeauville a été l'historien consciencieux de son temps et la confrontation de
son texte avec les documents du travail historique et de rectifier, au besoin,
certaines erreurs de son jugement.

IV. Au siècle des Lumières
1. Deux écrivains-officiers
On le sait, les Lumières
ont mis un certain temps pour percer et s'imposer dans le Pays de Liège.
Cependant, les idées nouvelles font leur chemin, dans la mesure où, se
démarquant peu à peu de la monotonie moralisatrice des ouvrages de piété, la
curiosité des écrivains va les engager à taquiner plusieurs Muses à la fois, à
tenter la satire, à traiter la tragédie, à se risquer dans l'épopée, à
s'épancher dans l'élégie. pour mieux saisir cette évolution du goût, il suffit
de feuilleter la Bibliographie liégeoise de de Theux pour s'en
convaincre. Et si l'accent est, de nouveau, mis sur la production littéraire de
la Principauté, c'est bien parce que les Pays-Bas méridionaux ne se sont guère
distingués dans ce domaine.
Un historien de la
littérature hautement qualifié, comme Roland Mortier, a même pu parler à leur
propos de "somnolence provinciale".

Le Baron de Walef
A cheval - l'expression
s'impose pour ce personnage - sur deux siècles, puisque né à Liège en 1652 il
est mort en 1734, le baron Blaise-Henri Curtius est mieux connu dans le monde
des lettres sous le nom de baron de Walef, qu'il doit à l'une de ses propriétés
(les Waleffes) en Hesbaye liégeoise. Ce fut aussi un militaire - il était
lieutenant-général au service de l'Angleterre, colonel de dragons en Hollande -,
parfois aussi un diplomate malhabile et brouillon, semble-t-il. On dit également
qu'"il s'adonna avec passion au jeu et aux femmes". Mais il s'était surtout voué
à la poésie et ce n'est pas une de ses moindres prouesses que d'avoir reçu de
Boileau lui-même, qui était son dieu, une épître ou l'écrivain, plein d'égard
pour ce rimeur de province ne craint pas d'écrire : "Puisque la poésie m'est en
quelque sorte interdite, trouvez bon, Monsieur, que je vous assure, en prose
très simple, mais très sincère, que vos vers m'ont paru merveilleux, que j'y
trouve de la force et de l'élégance". Et l'auteur du Lutrin de s'étonner
que, dans ces terres pour lui bien lointaines et désertées par les Muses, son
admirateur "ait pu deviner tous les mystères de notre langue". A dire vrai,
après l'éloge, la satire n'est pas loin ! Ce qui ne l'empêchera pas d'accumuler
une tragédie, Annibal, un poème épique, Les Titans, un poème
héroïque, Le Combat des Echasses, des Odes héroïques et galantes,
Les Rues de Madrid en six chants et bien d'autres poèmes "qui fournissent
de très charmants détails agréables et attestent une imagination riante" écrit
un de ses biographes.
Par son inspiration et le
choix de ses thèmes, notre baron appartient en fait à deux siècles, mais de
manière boiteuse. Epigone de Boileau, il n'appréhende pas encore la libération
de la pensée que va apporter le Siècle des Lumières. Or, les hasards de
l'histoire n'ont-ils pas quelques fois leur part de symbole ? Un an après la
mort de Walef en 1734, voilà que naît "notre seul écrivain notable du XVIIIe
siècle".

Le Prince de Ligne
Charles-Joseph, prince de
Ligne, est, en effet, un personnage considérable. Sur la scène de l'Europe,
comme sur la scène littéraire. La haute noblesse de sa naissance, une carrière
militaire bien remplie sinon conforme à ses espoirs, la faveur de plusieurs
cours impériales et princières, la fréquentation des salons parisiens, le goût,
quelquefois immodéré, des plaisirs allié à la lucidité d'un sceptique : toutes
ces circonstances et ces penchants réunis ont donné à cet aristocrate une vision
du monde que l'on pourrait qualifier d'hédoniste, dans laquelle les grâces d'un
Fragonard se seraient parées des bijoux indiscrets de Diderot. bien sûr, il est
du Siècle des Lumières, mais les théories des Encyclopédistes qu'il fréquente ne
le tentent guère. Et les fameuses Lumières lui paraissent des pièges.
N'a-t-il pas écrit dans
ses Ecarts
posthumes : "Que de beaux mots profanés! Quand ils ne le seront plus, je dirai
que c'est un siècle de lumière. Mais pour avoir le galvanisme et la vaccine, la
fantasmagorie et vingt noms de sept ou huit syllabes de sciences inutiles; pour
apprendre à nager au lieu de raisonner, je dis : nous sommes aussi bêtes et
aussi cruels que nos aïeux". Aussi veut-il "que l'on soit philosophe sans le
savoir" et, d'ailleurs "la prétendue philosophie du siècle n'est que de
l'apathie... Plus je vis et plus je vois que c'est la connaissance des hommes
qui manque à tout le monde".
La pensée de
Charles-Joseph de Ligne est donc avant tout pragmatique. Elle se nourrit de ses
expériences variées, il arrive même qu'elle se mette en contradiction avec
elle-même, mais c'est toujours avec esprit. Ainsi des femmes, sur lesquelles il
a porté des jugements divers, au gré de son humeur. "Comment les femmes
auraient-elles des idées? Elles n'en ont qu'un cercle qu'elles parcourent sans
cesse... Il est impossible qu'une femme ait beaucoup du penser, du méditer, et
de ce qui est nécessaire pour pouvoir être consultées". On croit que tout est
dit, lorsque survient immédiatement le correctif : "Du reste les deux tiers des
hommes sont femmes sur ce point".
Lorsque le commerce d'une
société mondaine commence à le fatiguer, bien qu'il s'y montre chaque fois un
causeur étincelant et enjoué, c'est à Beloeil qu'il aime se retirer, trop
rarement à son gré. Alors c'est un plaisir pour lui d'animer la nature : "Le
séjour de la campagne n'est jamais plus agréable que lorsque l'on voit les bois,
les prés et les eaux prendre tous les jours une nouvelle forme sous la main". Il
ajoute d'ailleurs joliment : "Mes moutons sont mes jardiniers et en font une
pelouse, ou plutôt un tapis de velours vert".
Dans son amour des fêtes,
des spectacles, des réjouissances, dans l'appétit qu'il montre pour les
entretiens émaillés de rires et de saillies, et jusqu'au rose qui sera sa
couleur de prédilection, il est bien un personnage - dirions-nous un acteur ? -
en tous point? représentatifs d'un XVIIIe siècle qui n'a pas encore deviné la
montée du péril. Il n'annonce même pas la sensibilité préromantique d'un
Senancour. "Le mot de mélancolie m'ôterait la mienne si j'en avais : il est si à
la mode qu'il me fait rire. C'est la sauvegarde de jeu d'amour et de jeu
d'esprit. Site et ouvrage et physionomie mélancolique, mon
Dieu! que c'est intéressant! ou plutôt que souvent c'est bête! Une teinte
rembrumée de mélancolie, imprégnée de mélancolie, symbole de l'ennui plutôt.
Manque de trait, de piquant et de physionomie". Et toute cette ironie pour
lancer, avec une nonchalance calculée, la flèche d'Eros : "Je ne connais de
charmante mélancolie qu'entre deux amants qui jouissent ensemble du doux repos
de la fatigue du plaisir. Pour lui si l'on pleure ce n'est pas de tristesse
"mais d'une sensibilité délicieuse". Avant Goethe, aurait-il déjà pressenti les
affinités électives qui, soudain, rapprochent deux êtres : "Si la sympathie
agit, comme je n'en doute pas, pourra-t-on condamner une femme qui ne se rend
peut-être qu'à cause d'un rapport invisible entre elle et son vainqueur ? Dans
l'analyse du sang, n'y a-t-il peut-être pas des particules aimantées ?
Oui, tout est finesse,
paradoxe, incitation à se découvrir soi-même par le truchement d'autrui dans cet
étonnant recueil qu'il a intitulé Mes écarts ou ma tête en liberté.
Ecarts par rapport à la vie que l'on vit et qui permet à l'esprit d'être libre.
Le Prince de Ligne se joue à lui-même une comédie, sans être dupe de l'action où
défilent, dans un désordre bigarré : combat de cavalerie, dix femmes, trente
pièces de vers, cent pièces de canon, sorciers, voleurs, revenants, palais
enchantés, fêtes magnifiques, duels, ambassades, tempêtes, corsaires et bals
d'opéras". Un de ses meilleurs exégètes, Roland Mortier, reprenant un propos du
prince : "Faire l'histoire du coeur" ajoute que "tel est l'unique objet qu'il se
propose". Mais Charles-Joseph de Ligne n'entend pas faire l'histoire de son
coeur. En cela, il reste bien de son siècle. Le romantisme montrera moins de
détachement dans l'analyse des passions humaines.

2. Littérature,
encyclopédisme et journalisme
Le Prince de Ligne nous
est apparu comme le modèle de l'Européen du XVIIIe siècle. aussi n'est-il pas
étonnant qu'il ait séjourné à Spa, rendez-vous de l'Europe, halte heureuse et
thérapeutique de quelques têtes couronnées. Cette forte concentration de beaux
esprits ou de despotes éclairés va tout naturellement donner naissance à une
littérature touristique, dont le plus beau fleuron reste les amusemens de Spa
(1734) suivis des Nouveaux Amusemens des Eaux de Spa (1763) et couronnés
par les Amusemens de Spa en 1782-1783. En même temps paraît la copieuse
série de la
Liste des Seigneurs et Dames qui signale chaque année les hôtes de marque de
la ville d'eaux ainsi que leurs adresses. Peu à peu se développe un réseau de
communications qui tient à la fois de la publicité touristique, du Gotha mondain
et du journalisme.
A cet égard, la
Principauté de Liège se distingue nettement des autres provinces wallonnes dans
un souci d'information générale qui va, bientôt, véhiculer l'esprit
philosophique des Encyclopédistes. La Gazette de Liège d'Evrard Kints
voit le jour en 1732, puis le Français Pierre Rousseau, installé à Liège en
1755, fonde le Journal encyclopédique qui émigrera à Bouillon. De 1785 à
1792, un autre Français, Pierre Lebrun, diffusera à partir de la Principauté Le
Journal général de l'Europe, "l'organe de presse le plus rationaliste et le plus
avancé politiquement". Dans le même temps, la littérature de colportage
popularise dans villes et campagnes les vieilles épopées, les vieilles romances
d'un Moyen Age que l'on commence à redécouvrir dans l'architecture et certaines
formes de l'expression plastique. Dans cet ordre d'idées, il n'est pas
indifférent que le Hutois Henri-Joseph Delloye ait donné à sa "gazette du soir",
publié de 1795 à 1809, le titre significatif de Troubadour liégeois.

V. Au XIXe siècle
1. Romantisme, régionalisme, symbolisme
Gustave Charlier n'a pu
donner la suite promise à sa grande étude sur Le mouvement romantique en
Belgique (1825-1850). Il nous aurait, sans doute, livré une vue plus
complète sur ce courant littéraire et notamment en Wallonie. Celle-ci, en effet,
a suivi ce mouvement international dans lequel la France et l'Allemagne ont joué
un rôle déterminant.
Heureusement, grâce à la
grande Exposition sur le Romantisme au Pays de Liège, dont Rita Lejeune
fut la cheville ouvrière en 1955, on a désormais une vue plus nette et plus
complète de l'apport wallon à ce phénomène littéraire dont les manifestations se
sont quelquefois prolongées loin dans le XIXe siècle européen.
Quels sont le cadre et le
climat dans lesquels s'est affirmée cette forme originale de penser, de sentir,
de s'exprimer ?
"Chute du Premier Empire
et survivances de l'idéal de 1789, impérieux besoin d'ordre et invincible
poussée d'une libération humaine, triomphe de l'individualisme et affirmation de
l'esprit collectif, tout ce bouillonnement de faits et d'idées contradictoires,
enfanta, en Europe occidentale, dans la première moitié du XIXe siècle un monde
nouveau et passionné. De cette époque - l'époque romantique - est issue, après
une révolution, la Belgique actuelle. et, dans la création du nouvel Etat, l'une
des neuf provinces - la Province de Liège - devait jouer un rôle prédominant".
De fait, c'est à Liège
que naît en 1818, celui qui incarne, avec le plus de spontanéité, d'abandon et
de passion, l'esprit même du romantisme. Mort à vingt-cinq ans, le poète n'a pu
nous livrer qu'une oeuvre, forcément réduite et parfois malhabile. elle est
cependant hautement représentative et c'est avec beaucoup de justesse de ton que
son concitoyen, l'historien Mathieu Polain a dit : "Etienne Hénaux n'est qu'un
enfant qui a écrit comme un homme".
Le mal du Pays,
édité en 1842, conserve, comme dans un écrin, tous les ferments qui composent un
être romantique fortement contrasté : "Le sentiment de la nature, le sentiment
tout court, la passion pure, le goût des larmes, celui du sacrifice pour de
nobles causes, l'envoûtement des illusions, la croyance fière, totale, en la
dignité humaine".
Dès la préface, l'auteur
dévoile ses intentions : "aux pièces nationales que contient ce livre, se
trouvent mêlées des pièces intimes". De fait, la Belgique n'existe comme telle
que depuis douze ans. Pour affirmer son identité, elle doit faire appel aux
gloires du passé et, pour les Liégeois, qui n'ont jamais fait partie des anciens
Pays-Bas, prouver leur loyalisme à l'égard d'un pays nouveau qu'ils ont
puissamment aidé à naître, tout en restant fidèles à leurs racines régionales.
Voilà pourquoi Etienne Hénaux prend soin de déclarer : "L'auteur croit à une
littérature nationale, il y croit fermement. Quoi de plus simple ? Il est du
petit nombre de ceux qui espèrent; mais il ne présage rien sur l'avenir,
seulement il attend".

Pour participer à cette
tâche, Etienne Hénaux va célébrer une des plus hautes gloires de la Flandre en
s'adressant A la statue de Rubens. C'est dans ce peintre illustre que le
poète entend exalter l'unité de la jeune Nation : "Marchons. - Que désormais la
Belgique domine. Marchons vers l'avenir qui là-bas s'illumine". dans ce long
poème aux vers ampoulés, on reconnaît l'influence d'un ami du poète le peintre
Antoine Wiertz qui, lui aussi, s'est essoufflé à imiter Rubens.
Chez l'un comme chez
l'autre, ce n'est pas la meilleure part de leur oeuvre respective. Pour faire
bonne mesure, Etienne Hénaux se tourne vers une autre statue, celle de Grétry
que l'on va bientôt inaugurer.
Mais on notera que ce
court poème, l'auteur l'a écrit dans la fièvre, encore tout ému d'une
représentation de "Richard Coeur de Lion" à laquelle il venait d'assister. Pour
lui, au fond, peu importe la statue.
Tout ce bruit que l'on
fait autour d'elle "ne vaudra pas, crois-moi, les larmes de ce soir".
L'édition posthume du
recueil d'Etienne Hénaux est ornée d'un frontispice inspiré d'un tableau de
Wiertz représentant le poète sur son lit de mort. Méditation intimiste sur le
sens de la vie, au moment où les passions humaines ont fait place à
l'impassibilité de l'éternel sommeil. Hénaux comme Wiertz sont, en réalité, en
porte-à-faux lorsque leur inspiration les pousse à célébrer le grandiose. c'est
le cas du Patrocle, qui s'efforce de décrire les beautés épiques de cette
grande machine peinte par Wiertz, les Grecs et les Troyens se disputant le corps
de Patrocle. Or, Antoine Wiertz et Etienne Hénaux n'ont jamais été si
authentiques, si captivants, si sensibles que le premier, dans sa période
liégeoise, et, le second, dans ses tableaux intimistes où le sentiment de la
nature s'allie aux sentiments personnels du poète et à l'évocation d'un passé
que le romantisme a coloré de tons fortement contrastés.
En effet, dans ses poèmes
de caractère historique qui prennent leur source d'inspiration dans le turbulent
passé liégeois, l'intimisme, l'épanchement du coeur, le sentiment de la nature
ne sont jamais absents. Ils s'affrontent à la légende des siècles dans des
tonalités qui font penser, parfois, aux lavis et aquarelles de Victor Hugo, à
qui l'inspiration poétique d'Etienne Hénaux doit d'ailleurs beaucoup. La
scansion est hugolienne dans certains passages de
Franchimont.
Mais dans ce long poème
consacré au sacrifice des Six cents Franchimontois, la mêlée ardente, le
carnage, l'horreur s'effacent peu à peu pour faire place à une réflexion
personnelle : "Je ne suis rien qu'un souffle, un souffle de poète / Qui frôle,
en soupirant, les siècles effacés". Ecrit aux ruines de Montfort
participe de la médiation sur la fuite du temps, la vanité des espérances
humaines. Le temps n'a rien laissé que l'Ourthe au bas de la colline "Et ce pan
de muraille où le soleil dessine / L'ombre d'un poète debout". Devant les ruines
du château d'Amblève, même nostalgie d'un "grand passé qui renaît et se lève",
tandis que "quelque cloche plaintive / Se répond sourdement d'Aywaille à
Martin-Rive". Visiblement c'est l'association des ombres du passé à la sensation
auditive d'un instant fugitif qui crée ce choc poétique propre au romantisme.
Le titre du recueil est,
lui aussi, typique de son temps.
Le Mal du Pays, on peut
le ressentir à Leipzig, à Berlin, sur les bords du Rhin, lorsque le vent du soir
se lève, lorsqu'il apporte en passant les bruits de la vallée et l'odeur du
feuillage. Alors ce parfum provoque le mirage. Le poète voit un autre pont que
celui de Mayence, une autre ville, la sienne. Mais ce mal du pays, on peut aussi
l'éprouver chez soi, dans son univers familier qui, soudain, se colore de
nouvelles nuances, entraîne le poète dans d'autres temps, sans quitter Liège, ce
nom qui vibre comme un nom de femme. Alors Etienne Hénaux se laisse aller
pleinement à sa songeuse et heureuse mélancolie :
Batelier, le soir
vient. Laisse tomber ta rame.
La Meuse a des baisers d'azur dans chaque lame;
La Meuse est si belle, le soir,
Pendant qu'on rêve, assis dans la barque et qu'on fume,
Et que de temps en temps une étoile s'allume,
Là-bas, derrière un clocher noir!
On voudrait quitter le
poète sur ce point d'orgue mosan, si l'on ne s'avisait que dans une autre
composition, Etienne Hénaux, en célébrant sa patrie liégeoise, et donc wallonne,
la déclare "reine par les arts, ici par l'industrie", anticipant ainsi sur deux
vers les plus connus du Tchant des Wallons.
Nous voici donc en pleine
"wallonnade" comme le disait François-Joseph Grandgagnage (1797 - 1877). Avec ce
Namurois, on abandonne le romantisme pour se plonger dans le régionalisme. A
d'autres le soin de célébrer "le vieux Rhin" et "son burg inévitable". Pour ce
mosan, il convient de chanter "Du fleuve des Wallons le cours majestueux".
Vous avez dit "Wallons",
vous direz donc "Wallonie" puisque cet auteur a été le premier, en 1844, dans la
Revue de Liège, à employer le mot.
Vous direz aussi
Wallonnades, aussi bien en wallon qu'en français : "Ne soyons pas fort
empêchés de saupoudrer d'un peu de ce vieux sel notre éternel et fadasse
français. Comment donc! On irait défendre au wallon de se fourrer dans la
wallonnade!" Sous le pseudonyme de Justin, François-Joseph Grandgagnage donnera
libre cours à sa verve primesautière et caustique en publiant de 1858 à 1874
Le Congrès de Spa. Nouveaux voyages et aventures de M. Alfred Nicolas au royaume
de Belgique, divertissement sérieux, récit à clé dont la dernière partie
La vie champêtre de M. Alfred Nicolas ne craint pas d'aborder avec acuité,
par le truchement de Perpète Dianon, poète Dinantais, et Jean van Saxum, poète
flamand, le problème des langues en Belgique et le rapport du "vieux flamand"
avec le hollandais - entendez le néerlandais, le flamand littéraire.
Son neveu, Charles
Grandgagnage (Liège 1812-1878) est surtout connu par son Dictionnaire
étymologique de la langue wallonne.
Un intervalle de trente
cinq années sépare le premier volume, publié en 1845, du second, édité en 1880,
par les soins de Scheler, peu après le décès de l'auteur. Pendant cette période,
une génération vient de naître qui prend de plus en plus conscience de son
identité wallonne. En 1856, est fondée la Société liégeoise de littérature
wallonne.
Les temps étaient mûrs,
par conséquent, pour que la Wallonie s'affirme sur le plan culturel comme su le
plan politique. L'éveilleur de cette conscience wallonne est le délicat poète
Albert Mockel (1866- 1945). Cet éveil, il le suscite d'une triple manière.
D'abord en créant en 1886 un revue littéraire La Wallonie. Comme l'a fort
bien noté Marcel Thiry, elle frappe par son universalité littéraire et a "marqué
l'heure où la Wallonie en apprenant son nom - sans doute distraitement commence
d'apprendre qu'elle existe".
Ensuite, le même Albert
Mockel compose le texte français et la musique du Chant de la Wallonie : "Douce
terre, Wallonie, ô notre rêve éblouissant".
Enfin, mais beaucoup plus
tard, en 1919, l'écrivain se lance dans la politique, en proposant des "essais
de solution de la question wallonne" dans une Esquisse d'une organisation
fédéraliste en de la Belgique, qu'avait précédé, en 1916, Un royaume uni
de Flandre et de Wallonie. Ces activités multiples, étalées dans le temps,
ne doivent pas faire oublier qu'Albert Mockel est, surtout, un des représentants
les plus authentiques du mouvement symboliste, grâce à sa Chante fable un peu
naïve, grâce à Clartés
(1901), clarté de la vitre, éphémère et limpide, clarté de "la flamme d'aurore,
fille sauvage du soleil", couronnée par la Flamme immortelle, qui brûle
de 1899 à 1924.
Ce n'est pas sans raison
que l'on peut associer les noms d'Albert Mockel et Georges-Olivier Destrée. L'un
et l'autre appartiennent au symbolisme et, avec le dernier nommé, on se
rapproche d'une grande figure de la culture et de la politique wallonnes en
Belgique, puisqu'il a été le frère tendrement aimé de Jules Destrée.
Bientôt le poète
s'effacera devant le moine bénédictin de Maredsous, mais il faut relire ses
Poèmes sans rimes présentés, en 1894, dans un habillage typographique et
ornemental typiquement symboliste, à réminiscences préraphaélites.
L'inspiration d'Olivier-Georges
Destrée se nourrit de paysages nocturnes, de carillons, de Vénus marines, des
dialogues de l'amant et de la maîtresse, pour aboutir, par une gradation qui
part du charnel, au Triomphe de la Pauvreté et à une Vision florentine.
Celle-ci rassemble Laure,
Béatrice, Dante, Pétrarque, Boccase en un cantique d'adoration au Dieu chrétien
dont la beauté et l'amour s'incarnent dans les architectures colorées et
musicales de Giotto et de Brunelleschi.

2. Historiens nationaux et régionaux
Comme l'activité
littéraire de la Belgique née de la Révolution de 1830 a été divisée entre un
courant nationaliste, désireux de relier la jeune patrie à un passé glorieux, et
un courant régionaliste plus soucieux d'exalter les charmes et les traditions
d'un terroir, à leur tour les historiens vont se tourner, les uns, vers une
reconstitution du passé qui anticipe sur l'Union de Belges, les autres vers
l'évocation des particularités locales. Mais dès avant la constitution du
Royaume de Belgique, le Namurois Louis Dewez (1760-1834) concevra une
Histoire de la Belgique depuis la conquête de César (1805-1807). Sa
conception de l'histoire appliquée à nos provinces est significative : elle part
du général et se modèle étroitement sur la réalité des choses en adoptant un
cadre régional avec l'Histoire particulière des provinces belgiques
(1816) et en se consacrant finalement à ce cas d'exception, l'Histoire du
Pays de Liège (1822) "véritable complément de tout le corps d'histoire de la
Belgique".
En fait, de leur côté,
les Liégeois restent attachés à leur passé principautaire. C'est le cas de Louis
de Crassier (1772-1851) de ses Recherches et dissertations sur l'histoire de
la Principauté de Liège
(1845), de Mathieu-Lambert Polain (1808-1872), de ses Esquisses ou récits
historiens sur l'ancien Pays de Liège (1837 et 1842). A Namur, les frères
Adolphe et Jules Borgnet se montrent singulièrement actifs. Le premier publie en
1844 une Histoire des Belges à la fin du XVIIIe siècle, il étudie les
Causes et résultats de l'absence d'unité nationale en Belgique pendant le XVIIe
siècle (1847).
Son frère Jules, lui, est
résolument régionaliste et son chef-d'oeuvre reste ses captivantes Promenades
dans Namur. Avec l'Arlonais Godefroid Kurth (1847-1916), l'historiographie
franchit une étape décisive. En 1896-1898, il jette les bases d'une recherche
sur La Frontière linguistique en Belgique et dans le Nord de la France.
Fondateur de l'école médiévale de l'Université de Liège, il dirige la formation
scientifique d'Henri Pirenne, auteur d'une magistrale Histoire de Belgique,
dont la première édition date de 1900. Mais le grand savant qu'était Pirenne
n'oublie pas ses origines wallonnes, sa naissance verviétoise, son enseignement
liégeois et lors du congrès wallon qui se tient à Liège en 1905, il conclut :
"Des deux races qui habitent la Belgique, la wallonne et la flamande, aucune des
deux n'a rien à envier à l'autre. Dans des domaines différents, avec des
activités différentes et avec des aptitudes variées, elles ont toutes deux
produit de grandes choses. Elles ont collaboré chacune à notre histoire dans une
émulation réciproque, et elles ne peuvent avoir l'une pour l'autre que de
l'admiration".

VI. Au XXe siècle : Courants traditionnels et mouvements nouveaux
1. Le roman historique
L'on comprend que dans
cette atmosphère, le roman historique ait pu relayer, avec pittoresque et
conviction, des considérations érudites, savantes et, par le fait même, moins
accessibles.
En 1905, Liège organise
avec éclat une Exposition universelle. Elle recueille ainsi les fruits de la
révolution industrielle dont elle a été une des pionnières en Europe au XIXe
siècle.
C'est le moment que
choisit le baron Henry Carton de Wiart pour publier, la même année, un roman
historique, La Cité ardente, qui va être appelé à connaître un prodigieux
succès.
La Cité ardente, c'est
évidemment Liège, son cortège de souffrances, d'humiliations, son esprit de
révolte en face de l'oppression, l'héroïsme de sa population, farouchement
opposée aux Ducs de Bourgogne. Et dans cette trame historique, de drames
individuels et familiaux viennent colorer de sang et animer d'amour un passé
glorieux.
On ne se lasse pas
d'admirer le talent d'un écrivain qui, fermement attaché à l'unité nationale, a
su si intelligemment mettre en valeur l'irréductible singularité du passé
liégeois, à contre-courant de l'histoire des anciens Pays-Bas.
La voie tracée par Henry
Carton de Wiart n'est pas restée sans lendemain. Elle a trouvé récemment une
résurgence, à l'occasion de la célébration, en 1989, du deuxième Centenaire de
la Révolution liégeoise. Mais cette fois, c'est un jeune historien de métier,
Philippe Raxhon, qui a pris la relève, dans une veine d'inspiration et une
méthode d'exposition toutes différentes. Lettres mosanes
- le titre n'est peut-être pas suffisamment évocateur - rassemble un recueil de
correspondance entre personnages traitant d'événements fictifs mais dans
lesquels interviennent des personnalités qui ont joué un rôle déterminant dans
ces temps troublés. Connaissance approfondie de l'histoire, ingénieux agencement
de l'intrigue conférant à ce petit livre une saveur qui, peut-être, ne pourra
être pleinement appréciée que par les initiés. Les faits réels se doublent d'une
histoire parallèle aussi apparemment convaincante que l'histoire réelle.
Plus près de nous encore,
Janine Lambotte, animatrice bien connue de la radio et de la télévision, après
avoir mis en forme de livre la Renaissance italienne et les Habsbourg,
s'est vouée, en amateur enthousiaste, à une reconstitution romancée de
l'histoire liégeoise : La Saga des Lambert (1991). L'auteur a travaillé
de seconde main, mais avec intelligence et habileté, pour reconstituer
l'histoire de la Principauté de Liège, de Notger à la Révolution, à travers
l'histoire d'une famille. Telle est l'originalité de ce livre qui se laisse lire
avec un plaisir et un intérêt soutenus. Sans doute, malgré les assertions
exagérément optimistes de l'auteur, il ne s'agit pas d'une évocation de
l'authentique histoire (sic) de la Principauté. Mais on lui donne raison quand
elle conclut: "Après avoir suivi plus de 800 ans cette famille dans l'ombre des
Princes, une conclusion s'impose : la riche histoire de Liège ne ressemble à
aucune autre".
Jacques Stiennon, Les
Lettres latines et françaises, dans
Wallonie. Atouts et références d'une
Région, (sous la direction
de Freddy Joris), Gouvernement wallon, Namur, 1995.