3. Floraison de l'oeuvre historique
L'histoire en gésine ?
Ces vies de saints du
haut Moyen Age par lesquelles nous avons amorcé ce chapitre, sont-elles de
l'histoire ? On peut en discuter et simplement constater que, à travers une
tradition légendaire, l'historien de métier peut y déceler une réalité cachée
sous les voiles de la littérature parénétique ou du merveilleux. Dans un lent et
constant effort, l'historiographie s'est progressivement dégagée de cette aura
paranaturelle pour faire coïncider les faits historiques avec leur perception
dans la mentalité collective et permettre une relative adéquation entre le vécu
et son expression écrite. Tour à tour, les annales, les chroniques, les récits
ont abordé la matière historique par le biais de la liturgie, de la vie
quotidienne d'une communauté, des conditions matérielles d'une société. Le pays
wallon n'a pas échappé à cette défense quasi instinctive de la mémoire du passé.
Véhiculée par les établissements ecclésiastiques, cette prise de simples
annotations dans un obituaire, un récit plus élaboré comme celui que nous
propose Renier, prieur de Saint-Jacques à Liège [ ] pour aboutir à une notion
beaucoup plus vaste, celle que nous offre, par exemple, la Chronique universelle
de Sigebert de Gembloux.
Cependant, par rapport à
cette expression, parfois figée ou tout au moins stéréotypée de la mémoire,
telle ou telle chronique nous apporte une autre manière de témoigner, une vision
plus personnelle du travail que l'on peut qualifier d'historique, dans le sens
exact de ce terme.

Gislebert de Mons
C'est le cas, notamment,
de Chronicon Hanoniense de Gislebert de Mons, terminé en 1196. Ce
personnage fut successivement clerc du comte de Hainaut, son chapelain, son
second notaire, pour finir sa carrière comme chancelier de Namur et de Hainaut,
après avoir accompli des missions diplomatiques dans l'Empire, en Italie,
bénéficié d'importantes charges ecclésiastiques - prévôt de Saint-Germain de
Mons, prévôt de Sainte-Waudru de Mons, prévôt de Saint-Aubain de Namur, prévôt
de Saint-Quentin de Maubeuge, chanoine tréfoncier du chapitre cathédral de
Liège. Mais il a été surtout, continûment au service de Baudouin V, comte de
Hainaut, et son proche conseiller. Cette position lui a permis de connaître
intimement non seulement les actes posés par son maître mais aussi les motifs
profonds et quelques fois cachés de ses décisions politiques, quand il n'a pas
aidé lui-même à leur mise en oeuvre.
Il en est résulté une
oeuvre qui n'est pas tant une chronique que le récit des actions d'un important
dynaste de nos régions, insérées dans le réseau serré des alliances familiales,
des accords politiques, des conflits juridiques ou armés, sur un fond d'histoire
générale, coloré par l'exotisme des croisades. Le tout dans une langue latine
dont la feinte facilité a encouragé sa lecture et son exégèse dans les exercices
pratiques d'histoire de nos universités.
Comme l'a souligné son
éditeur, Léon Vanderkindere : "Si l'on envisage ce vaste ensemble, on reconnaît
immédiatement son unité; malgré l'extrême abondance des détails, le but n'est
jamais perdu de vue. Ce n'est pas une compilation plus ou moins adroite, c'est
une composition d'un seul jet, dont toutes les parties tiennent organiquement...
La Chronique du Hainaut est entièrement originale; elle ne fait d'emprunt
direct à aucune autre source; elle repose tout entière sur les souvenirs de
l'auteur, sur les notes qu'il a recueillies personnellement, sur les documents
d'archives dont il était dépositaire, sur la tradition de la cour du Hainaut".
Et notre savant devancier de conclure : "La chose est inconstable : Gislebert
est le chroniqueur officiel du Hainaut".
Tous ces élements réunis
prouvent l'originalité de l'auteur. Il est un des fondateurs du travail
historique en Wallonie.

Jean le Bel
A côté de différents
notables, Jean le Bel a bien des points communs avec Gislebert de Mons. Bien
sûr, il écrit en français alors que le second rédige en latin, il est un
patricien fastueux, l'autre est de moindre estrace. Mais, comme le
chancelier de Baudouin V, ce chanoine de Saint-Lambert de Liège amoureux du
luxe, taquinant parfois la muse, se veut un narrateur véridique. Comme lui
aussi, le Hainaut l'intéresse directement. N'est-il pas familier de Jean de
Beaumont, fils cadet du comte de Hainaut, à qui il dédie sa Chronique
qui va de 1326 à 1361 ?
Ne choisit-il pas de
diriger l'attention de ses lecteurs sur l'époux de Philippa de Hainaut, le roi
Edouard III d'Angleterre ? Ne se limite-t-il pas volontairement à une histoire
centrée sur nos régions wallonnes, le nord de la France, une partie de la
Grande-Bretagne ?
Ses ambitions sont
modestes, tout au moins en apparence. il a été considérablement agacé par
certain "grand livre rimé" qui prétend retracer le règne d'Edouard III en
accumulant "grandes faintes et bourdes controuvées". Pour Jean le Bel "on
doit parler le plus à point que on peut et au plus prez de la vérité". Il écrira
donc un petit livre, en prose destiné aux "gens de raison et d'entendement".
Pierre Jodogne a finement défini les qualités spécifiques de ce témoin de la
scène d'un monde fait de contrastes, de hautes prouesses et de férocités : "Ethique
et esthétique de la mesure. Refus des récits épiques de caractère fabuleux, des
récits prolixes, régis par une rhétorique de l'amplification. Choix d'un langage
clair, sobre et concis, aux formules synthétiques et cependant nuancées,
exprimant une réalité "créable", la réalité même de l'homme contemporain".
On comprend mieux, dès
lors, que toutes ces qualités aient attiré l'attention de Froissart qui n'hésite
pas à le considérer comme son maître, à reconnaître la dette qu'il a contractée
envers lui, puisque, en maints passages, il recopie son modèle ou s'en inspire.
Et l'un et l'autre, qui expérimentent chacun le caractère malin et décevant de
ce monde, ne sont-ils pas épicuriens et poètes ?

Jean Froissart
A première vue, l'oeuvre
poétique de Froissart paraît indépendante de son travail d'historien.
Meliador, L'Espinette amoureuse, Le joli Buisson de Juvence, La Prison amoureuse
sont des divertissements de rhétorique courtoise qui se suffisent à eux-mêmes.
Mais sous le voile des allégories et des songes, l'érudition du XIXe siècle,
avec Kervyn de Lettenhove et Scheler, celle du XXe avec Anthime Fourrier ont
découvert la trame historique, les personnages réels qui s'inscrivent en
filigrane, pour constituer "le canevas sur lequel notre romancier brode ses
arabesques".
Cependant, lorsqu'il
entreprend à partir de 1357, dans sa vingtième année, de rédiger ses célèbres
Chroniques, le chanoine de Chimay procède de toute autre manière. Pour
"raconter" l'histoire, Froissart n'a que faire des ressorts propres à la fiction
poétique. Il mène des enquêtes multiples auprès des témoins dignes de foi, il
questionne "sur le fait des guerres et aventures qui sont advenues". Le combat
amoureux cède la place aux "dures rencontres", aux "forts assauts", aux "fières
batailles" : ces retentissants "maniements d'armes" sont là pour enflammer le
coeur des jeunes chevaliers et mettre en valeur la vertu de prouesse.
A quelque cent cinquante
ans de distance le miles probus de Gislebert de Mons est le preux chevalier de
Poitiers ou de Crécy célébré par Froissart : "Le nom de preux est si haut et si
noble, et la vertu si claire et si belle, qu'elle y resplendit dans ces salles
et dans ces endroits où il y a assemblée et foison de grands seigneurs". La
vision du monde de Froissart est essentiellement aristocratique. A la
tripartition classique - celui qui prie, celui qui combat, celui qui travaille -
notre auteur substitue une autre échelle de valeurs dans laquelle la chevalerie
occupe le plus haut rang. c'est pour accroître leur bonheur que les preux se
battent, leurs hauts faits sont transmis par le peuple et la mémoire collective.
Au bout de la chaîne les clercs transcrivent et enregistrent cette tradition
orale. C'est ainsi que du royaume de Chaldée jusqu'en Ecosse, en passant par les
Romains et Charlemagne, Prouesse "a règné et tenu seigneurie et domination".
Né à Valenciennes en
1357, membre de la mesnie de Robert de Namur, seigneur de Beaufort-sous- Huy,
chanoine de la collégiale de Chimay, curé des Estinnes, Froissart ne se plaît
que dans la cour des grands et la rumeur des batailles. Sa prose est vive, ses
annecdotes font images et tableaux, il restitue les faits sinon avec exactitude
du moins avec un sens du récit qui captive l'attention et tient en haleine. Une
de ses pages les mieux venues n'est-elle pas le récit de son voyage en Béarn, en
1388, lorsque muni de lettres de recommandation du comte de Blois, il est reçu
par le comte de Foix, en son château d'Orthez ? Jusqu'alors, il y avait surtout
traité des affaires de sa région, il était temps pour lui de se documenter sur
les événements des "lointaines provinces". Et comment mieux faire, suivant la
méthode chère à Froissart, que de mener enquête sur place, de s'informer sur le
passé et le présent, de lier connaissance avec une personnalité du pays. C'est
ce qui lui arrive à Pamiers où il rencontre messire Espan du Lion "vaillant
homme et sage et beau chevalier" de 50 ans. Tous deux chevauchent de concert
jusqu'à Foix et Froissart de noter : "En cheminant, le gentil homme et bon
chevalier, après qu'il ait dit le matin ses raisons, devisait la plupart du jour
avec moi en demandant des nouvelles. Je lui en demandais aussi, il m'en disait".
Les confidences mutuelles étaient interminables et variées, comme le furent les
conversations que l'historien eut avec le comte de Foix Gaston Fébus qui le
retint en son château plus de douze semaines. Leurs propos étaient soigneusement
notés par Froissart qui les mit en forme dans son Hainaut natal, en 1390.
Ponctué par des descriptions de villes et de paysages sobrement mais fortement
évocatrices, le résultat, comme l'a bien vu Marc Augé, est "une aventure, une
histoire terminée et enregistrée"... L'aventure, pour le coup, c'est le texte
lui-même. La route est faite pour aboutir à un beau livre". Oui, décidément, il
faut relire Froissart : on n'en épuise pas les étranges richesses.

4. Fascination du voyage, exaltation d'une patrie
Jean de Mandeville
C'est à un tout autre
voyage que nous convie Jean de Mandeville. Il nous fait, ni plus ni moins,
pérégriner autour de la terre. Chevalier d'origine anglaise établi et mort à
Liège en 1372, cet écrivain n'a pas encore fini d'alimenter les polémiques
érudites. Ce qui devient de plus en plus évident, à mesure que l'on exploite ses
sources, est le caractère de compilation de son ouvrage et cette découverte rend
de plus en plus suspecte la réalité de ses longs voyages à travers le monde dont
il nous narre les merveilles et les singularités. Mais il nous entraîne à sa
suite dans un chatoiement de descriptions naturelles, d'événements
extraordinaires, de coutumes singulières dans lesquels l'auteur parvient
toujours à déceler une cohérence, une unité qui l'engagent à "ne mépriser aucun
des peuples de la terre pour leurs diverses religions ni juger personne". Ce qui
fait dire à Christiane Deluze que "cet authentique humanisme donne à ce livre
tout son prix". Et explique du même coup, son énorme popularité à travers les
siècles, ainsi que la multiplicité des versions de cet ouvrage "écrit en roman,
pour que chacun le comprenne". Rita Lejeune a bien montré qu'"il a certainement
entretenu des relations littéraires étroites avec Jean d'Outremeuse qui a
utilisé les Voyages dans son Myreur des Histors et qui a
introduit, dans une refonte de ces Voyages, des interpolations concernant
Ogier le Danois, son héros de prédilection".

Jean d'Outremeuse
Jean d'Outremeuse, Ogier
le Danois. Nous voici de nouveau plongés, avec ces deux noms, celui d'un
écrivain prolixe et celui d'un héros mythique, dans l'univers haut en couleurs
de l'épopée.
On doit à Jean d'Outremeuse
une Chronique
en prose, une Geste de Liège rimée et un Traité des pierres précieuses.
Né à Liège en 1338, il y est mort en 1400. Les jugements sur la crédibilité de
sa Chronique
ont varié au cours des âges. C'est que Jean d'Outremeuse reste un personnage et
un auteur qui échappe à une appréciation objective de la part des historiens et
des spécialistes de la littérature médiévale. Aussi, me semble-t-il
indispensable de reprendre ce que l'on en a dit naguère. En effet, peut-être
n'a-t-on pas assez réfléchi sur la signification même du titre qu'il a donné à
sa Chronique : Le Myreur des Histors.
Le miroir comporte en lui- même la notion de reflet. Il contient également
une bonne dose de narcissisme. Jean d'Outremeuse se complaît à se regarder dans
ce miroir de l'histoire liégeoise en y faisant apparaître ses ancêtres mythiques
ou non. La lumière des reflets frappe surtout les faits du passé, et les jeux du
miroir transforment à leur gré les aspects variés que prend l'histoire. Jean d'Outremeuse
se plaît manifestement à orienter ce miroir de différentes manières, sous
différents angles, parfois inattendus, à le mettre parfois en abîme. Son lecteur
se trouve, par le fait même, souvent pris dans ce palais des glaces, organisé en
labyrinthe, et cherche désespérément une issue, autrement dit, une signification
à l'oeuvre de Jean d'Outremeuse. Tant Louis Michel que Rita Lejeune ont mis en
lumière la volonté de l'auteur de magnifier Ogier le Danois. Ce dernier est le
héros national de la patrie liégeoise. Né sous Charlemagne, il parcourt
l'histoire à travers maints avatars, maintes métamorphoses, mais il est le fil
conducteur de toute la trame de l'histoire liégeoise, puisqu'il se perpétue au
cours des siècles grâce à des chevaliers valeureux qui portent le même nom. Jean
Lejeune a fort bien résumé le projet de notre chroniqueur : "Le sentiment
national liégeois est devenu si vif et si conscient que Jean d'Outremeuse voit
dans les annales de son pays le thème d'une Geste dont les héros ne sont ni
Charlemagne ni ses preux ni les grands féodaux, mais la Cité et le Pays de
Liège".
Il a travaillé une
matière riche en événements colorés, en rebondissements inattendus, comme le
ferait un metteur en scène de théâtre extraordinairement habile, mais souvent
oublieux de la réalité historique.

5. Naissance du Théâtre
Vous avez dit théâtre ?
Dans ce domaine aussi, le pays wallon n'est pas absent de la scène. Et cette
scène, c'est d'abord l'église, sur son parvis, ou à l'entrée du choeur à
l'occasion des grandes fêtes : Noël et Pâques. Le théâtre moderne a, en effet,
des origines religieuses. Le témoignage le plus ancien que nous en ayons
conservé pour la Wallonie, provient d'un manuscrit de l'abbaye de Malmédy,
datable du XIe siècle. Il s'agit d'un Officium stellae, c'est-à-dire que
le thème de l'action est centré sur l'arrivée des Rois Mages. Omer Jodogne a
remarqué très justement que, contrairement aux passages de l'Evangile de saint
Mathieu dont il s'inspire, l'adoration des mages s'effectue en l'absence de la
Vierge. Ce sont des sages-femmes qui présentent le nouveau-né. Parmi les onze
personnes qui participent à l'action, deux clercs voilés assument des rôles
féminins et notre savant devancier de conclure : "Ceci n'est pas un mince détail
: il atteste une dramatisation complète. Ce n'est plus une simple cérémonie
liturgique... La conversation rédactionnelle du texte primitif et surtout la "personation"
(des clercs voulant paraître des femmes) réalisent ce que nous appelons du
théâtre".
Pour respecter un ordre
chronologique, passons du théâtre religieux au théâtre comique, du XIe au XIIIe
siècle, et de Malmedy à Tournai. C'est dans cette dernière ville qu'a été
rédigé, vers 1277, le texte du Jeu du Garçon et de l'Aveugle. Mais
l'argument est-il vraiment comique ? Il est plutôt le triste exemple de la
méchanceté humaine puisque le jeune valet au service du non- voyant s'amuse à
filouter son maître. Mais il devait susciter les rires du public par de nombreux
sous- entendus érotiques et un vocabulaire quelquefois pimenté de termes
obscènes.
Pour retrouver trace, en
Wallonie, d'un théâtre d'inspiration religieuse, il faut aborder le XVe siècle,
se rendre à Namur, à Mons et à Huy.
A Namur, les documents
d'archives ont conservé la trace de plusieurs représentations du
Mystère de la Passion, sans que l'on soit assuré qu'il s'agisse chaque fois
du même texte, en 1450, 1451, 1452, 1455, 1456. Dans la période immédiatement
postérieure, de 1458 à 1475, de tableaux vivants ont évoqué le martyre des Onze
Mille Vierges, la résurrection de Lazare, le Martyre de saint Etienne et celui
de saint Blaise. On devine, à l'énoncé de ces scènes, combien elles devaient
provoquer, intérêt, émotion réelle, curiosité malsaine et réactions d'autant
plus vives que le public était proche des acteurs.
Quant à Mons, comment
oublierait-elle de célébrer sa sainte patronne ? Il en fût ainsi, à Pâques en
1433, grâce aux chanoinesses. La représentation de La Vie et Ystoire de
Madame sainte Waudru
leur procura, on n'en doute pas, occasion de divertissement et d'édification.
D'autres mystères, d'autres spectacles, d'autres travaux vont ponctuer la vie
théâtrale à Mons à peu près tous les ans. Mais, comme le note Omer Jodogne,
cette abondance de documents d'archives n'est compensée par aucun texte.
Heureusement, ce n'est
pas le cas à Huy. Dans le couvent des Dames Blanches, une novice Catherine
Bourlet transcrit et, peut-être, adapta, entre 1478 et 1484, un Mystère de la
Nativité qui retint l'attention de Gustave Cohen en 1920, et fut mis en
français moderne par Rita Lejeune. Grâce à celle-ci, une première représentation
eut lieu, la veille de Noël 1935, au Théâtre du Trianon, à Liège, en lever de
rideau. La réussite fut telle que le Cercle de Philosophie et Lettres et la
Revue "L'essai" de l'Université de Liège furent invités à donner une
représentation en Sorbonne, au début de l'année suivante. Ainsi naquit, grâce à
une romaniste déjà éminente malgré sa jeunesse, le Théâtre universitaire de
Liège qui devait connaître, et continue à connaître un succès international. A
travers le temps, voici que résonne la voix du meneur de jeu dans le Prologue :
Un l'honneur de
Dieu tout puissant
Et sa mère, Marie, la reine des Anges
Je voudrais, devant vous, représenter un jeu
Qui puisse réjouir la bonne compagnie
Aussi vous prierai-je, mes soeurs, bien humblement
Pour qu'un petit peu de silence
Nous veuillez prêter jusqu'au bout
Et voici le jeu qui commence...
Comme l'a souligné
l'adaptatrice du XXe siècle, l'auteur wallon de ce mystère a su dessiner les
scène? avec beaucoup de finesse de trait : "Contemporain de Roger de la Pasture,
le texte de Chantilly peut revendiquer, de ce peintre de chez nous, le réalisme
qui n'exclut pas la grâce".

II. A la Renaissance
1. Ballades, rhétoriqueurs, poèmes
Au début du XVIe siècle,
Liège a pansé les plaies affreuses du sac de la ville en 1468, par les troupes
de Charles le Téméraire. Plusieurs poèmes de langue française, concernant à la
fois les événements dinantais et liégeois, ont vu le jour au moment de ces
heures tragiques. La Complainte de la Cité de Liège, éditée et commentée
par Paul Zumthor et Willem Noomen, est le plus important. Les autres -treize en
tout- de 1466 à une période immédiatement postérieure à 1468, ont été replacés
par Claude Thiry dans l'effort de propagande bourguignonne "Liège devient alors
un personnage à la fois tragique et effrayant" qui déclare
Liège libre j'estoie, serve seray nommée. Mais bientôt, l'oeuvre
restauratrice des Liégeois eux-mêmes et du prince-évêque Erard de la Marck va
effacer ces cruelles blessures. Pendant ce temps, Namur mont? sur les tréteaux
farces et soties. Une compagnie, dénommée les Enffans du Prince d'Amour
acquiert une certaine notoriété de 1519 à 1525. A la même époque, on joue dans
l'actuelle capitale de la Wallonie un Prince d'Amour acquiert une certaine
notoriété de 1519 à 1525. A la même époque, on joue dans l'actuelle capitale de
la Wallonie un Prince des Oignons. Mons continue son intense activité
théâtrale pendant les quarante premières années du XVIe siècle : Passions,
Nativités, Moralités se succèdent, mais aussi des farces. De cette floraison
scénique, il nous est resté un document exceptionnel, édité par Gustave Cohen :
Le Livre de Conduite du Régisseur et le Compte des dépenses pour le Mystère de
la Passion joué à Mons.

Une personnalité hennuyère : Jean
Lemaire de Belges
Belges, c'est Bavai, au
moment où le Hainaut forme une forte entité culturelle, qui sera
artificiellement déchirée au XVIIe siècle. Jean Lemaire de Belges (1473-après
1515) est le disciple de ce Jean Molinet qui fut un des premiers à utiliser
l'adjectif "wallon". Une miniature illustrant un de ses poèmes, La Couronne
margaritique (1505) le montre à sa table de travail, cherchant l'inspiration
et écrivant tout à la fois. Une petite table ronde encombrée de livres - sans
doute ceux qui contiennent ses compositions atteste la fécondité de celui que
certains biographes hautement qualifiés considèrent à la fois comme romancier,
poète, historien. Dans son studio, une horloge mesure le temps, un oiseau chante
dans sa cage tandis qu'à l'extérieur un cavalier caracole devant un château.
Chant d'oiseau, chant de
poète, chant d'hommage de Jean Lemaire à Marguerite d'Autriche que ces
Chansons de Namur rimées pour célébrer "la victoire eue contre les Français
à Saint-Hubert d'Ardenne".
Mais que les bruits de
guerre se taisent pour faire place aux joies pastorales :
Taisez-vous or
trompettes et clarons
Jadis forgez pour réveiller la guerre
Tenez-vous coys, tant que seigneurs barons
Et chevaliers aux dorez esperons
Vous feront bruire affin de los acquerre
Soit or ouy tant par mer que par terre
Le doulx recort des faictz de bergerie !
Et voici qu'à l'appel du
poète, Namuroises et Bouvinoises de chanter à leur tour, de danser, de mener
joyeuse fête. Pierre Jodogne a eu raison d'écrire à son propos : "Si le mot
"wallon" se rencontre pour la première fois dans les Mémoires de Jean de
Haynin, autre Hennuyer, c'est sous la plume de Lemaire que l'on trouve pour la
première fois, à deux reprises, l'expression "nous autres Wallons", qui fonde
authentiquement notre communauté".

Une personnalité tournaisienne :
Louis des Masures
Une communauté qui a le
regard volontiers tourné vers la France. C'est le cas de Louis des Masures,
Tournaisien d'origine, qui, à Paris, se lie avec Clément Marot, rencontre
Rabelais et noue avec Ronsard une amitié qui lui permet d'édicter à Lyon, en
1557, ses Oeuvres poétiques, en latin et en français, et la traduction
française de l'Enéide. Ce soldat - il fut capitaine des armées françaises
contre Charles Quint- embrassa la réforme et devint pasteur en Lorraine. Lorsque
l'on fait le bilan de l'oeuvre poétique de Louis des Masures, on regrette, avec
Marcel de Grève, qu'il n'ait pas fait partie de la Pléiade. Ses qualités
littéraires auraient justifié cette consécration. Mais, comme l'écrit son
exégète : "Que cet authentique homme de lettres, enfin, ait été un exilé, un
réformé (depuis 1558), en rupture de ban avec son pays d'origine, voilà certes
qui vient confirmer l'hypothèse avancée pour essayer d'expliquer l'étrange
silence de la Wallonie de cette époque dans le domaine des lettres françaises".

III. A l'Age classique
1. Poésie édifiante, ouverture sur le monde Breuché de La Croix à
Flémalle
Voilà un autre exilé,
celui-là, mais il a choisi le chemin inverse, puisque, obligé de quitter la
France pour des raisons politiques, il s'est fixé sur les rives de la Meuse
liégeoise, les terres de la Principauté, et, plus précisément à Flémalle, pour
"en ce lieu jouir d'une paix si profonde" qu'il finit par ne converser qu'avec
Dieu.
A cette époque, cette
agglomération située aux portes de Liège n'était pas encore envahie et défigurée
par l'industrie.
Torrents, ruisseaux,
canaux moussus, pittoresque d'une nature verdoyante font le charme de cette
retraite agreste qu'Edmond Breuché de la Croix célèbre par des bergeries qui
doivent, selon de bons auteurs, plus à Godeau qu'à Racan. Il fait plus, en
fondant en 1653 sur les lieux mêmes de son exil, une Académie, sorte de
pensionnat pour jeunes gens fortunés. Le Divertissement d'Ergaste (1642)
est à la fois élégiaque, édifiant, et tout consacré à l'amitié. Dans ce recueil,
les grottes de la Meuse retentissent d'étranges échos dans lesquels un prénom se
mue en déclaration d'amour, à vrai dire universelle, tandis qu'un cadran
solaire, illustrant l'opuscule, remercie le soleil de faire valoir son ombre.
Maurice Delcroix, à propos de ce mystérieux poète, n'hésite pas à déclarer : "Il
y a un secret Breuché. Cette poésie de l'innocente retraite glisse à la
consomption".

Les oeuvres de dévotion
Quel que soit ce mystère,
le solitaire de Flémalle nous introduit dans l'univers des écrits édifiants du
XVIIe siècle. Univers singulier que celui-là qui transforme les visions
surnaturelles en mignotteries précieuses, les élans mystiques en médiations
baroquisantes. La Contre-Réforme ou Réforme catholique va encourager cette
littérature, cette imagerie populaire illustrant des titres conformes à l'esprit
du temps : L'encensoir d'or (1607), les larmes et regrets du très
chrétien Héraclite (1613), Le plaisant verger d'amour spirituel
(1621), Les pleurs de Philomèle (1926), Le postillon divin (1655).
Tour à tour le Liégeois Jean-Baptiste de Glen, l'Ardennais Remacle Mohy, le
Hutois d'adoption Georges Maigret font assaut d'ingéniosité pour conduire l'âme
chrétienne vers des visions séraphiques, dans des voyages orientés vers
l'au-delà, par le truchement d'une prose souvent malhabile.

Les récits de voyage
Mais, en même temps, comme l'a bien
vu Rita Lejeune, l'édition en Wallonie multiplie les invitations à d'autres
voyages, terrestres ceux-là. Depuis la découverte du Nouveau Monde, depuis les
incitations de Jean de Mandeville, de nombreux auteurs convient leurs lecteurs à
parcourir le vaste monde, soit en pèlerins, soit en simples curieux, avides de
découvrir de nouveaux paysages, d'éprouver des sensations nouvelles au contact
de cultures et de civilisations mal connues. Jean Zuellart, bourgmestre d'Ath,
publie en 1608, Le très dévôt Voyage de Jérusalem. Plus aventureux,
Jean-François Pyrard, de Stembert, arme deux navires à Saint-Malo, part pour les
Indes et consigne ses observations dans un Discours du voyage des Français
aux Indes Orientales, ensemble des divers accidents, aventures et dangers de
l'auteur en plusieurs royaumes des Indes et du séjour qu'il y a fait par dix
ans, depuis l'an 1601 jusqu'en cette même année 1611. Traité et description des
animaux, arbres et fruits des Indes orientales observées par l'auteur.
Cet esprit de découverte
est singulièrement incarné par Louis Nennepin, missionnaire franciscain natif
d'Ath, compagnon, à partir de 1675, de Cavelier de la Salle dans ses expéditions
américaines, la région des Grands Lacs. Sa description de la Louisiane (1683)
"est le premier livre où se trouve la première vue connue des chutes du
Niagara".
Jacques Stiennon, Les Lettres latines
et françaises, dans
Wallonie. Atouts et références d'une
Région, (sous la direction
de Freddy Joris), Gouvernement wallon, Namur, 1995.