I. Au
Moyen Age
1. Des textes religieux en latin et en français
Les Vitae de sainte Gertrude, des saint Remacles,
Lambert, Hubert et quelques autres
Lorsque le christianisme supplanta
lentement les croyances antérieures, quelques pionniers de la foi se
distinguèrent par leur esprit d'aventure, leur audace, leur piété et leur souci
de communication avec les populations, en grande partie rurales, qu'ils
s'efforçaient d'évangéliser. Ils ont devant eux de vastes étendues qu'ils vont
organiser, à partir du IVe siècle, en diocèses, dont les limites sont souvent
indécises. Dans ces circonscriptions ecclésiastiques vivent des populations
auxquelles il faut proposer des exemples puisés dans l'hagiographie et le
martyrologue chrétiens. Ces exemples s'inspirent largement d'événements vécus
dans la vie quotidienne, auxquels on attribue une valeur magique et spirituelle.
Ils sont d'autant mieux perçus, ils frappent d'autant plus l'imagination que les
faits, devenus mystérieux par une intervention surnaturelle, concernent des
réalités de tous les jours, fortement enracinées dans le paysage des travaux et
des jours. Colportés par la tradition orale, ils trouvent ensuite leur
expression écrite dans des textes liturgiques latins qui forment des "leçons"
qui sont lues publiquement au cours des offices religieux.
Ces lectures ont lieu dans les grandes
abbayes mérovingiennes et sont diffusées par elles. Celles-ci se sont
implantées, quelquefois avec difficulté, dans la grande forêt d'Ardenne, à
Stavelot, à Saint-Hubert, ainsi que dans le bassin mosan et la région sambrienne
à Lobbes, Aulne, Malonne, Saint-Ghislain, Soignies, Celles-lez-Dinant, Andenne
et Chèvremont. En marge de leur fonction spécifique, elles deviennent par la
force des choses et le support de leurs bienfaiteurs, l'éducation de leurs
supérieurs, des foyers de culture et d'instruction. Ainsi la tradition orale et
le bouche à oreille colorent de leurs anecdoctes ces textes rédigés et écrits
par des clercs, que sont les Vitae et les Miracula. En voici
quelques exemples.
Comme l'a bien noté J.J. Hoebanx, la
Vita sanctae Geretrudis "nous met en contact avec l'une des premières
manifestations de cette abondante littérature hagiographique qui intéresse non
seulement le diocèse de Maestricht-Liège mais encore l'ensemble de nos régions".
Le texte est datable du milieu du VIIe siècle, proche de l'année 670. Mais quel
en est l'auteur ? L'érudition s'est partagée sur ce point. Les uns, comme Léon
van der Essen, y voient un Irlandais installé sur le continent, les autres,
comme le Père Stracke, reconnaissent dans la langue rustique de la Vita,
son style et sa syntaxe, un Franc qui manie le latin avec une rugosité certaine.
A côté de cette Vita,
un manuscrit des Virtutes de la sainte, remontant au VIIIe siècle, nous a
été conservé. Par Virtutes, entendons les miracles qui ont été opérés par
l'intervention ou l'intercession de Gertrude. Pour asseoir la sainteté d'un
personnage, la littérature hagiographique médiévale joint d'habitude à sa
biographie un dossier des Miracula, source d'un intérêt souvent
exceptionnel pour l'étude de la vie quotidienne et des mentalités. Cette
pratique, à la fois pieuse, littéraire et apologétique, s'est prolongée tard
dans le Moyen Age et particulièrement en Wallonie. La Vita sanctae Geretrudis
met, d'autre part, en valeur des anecdoctes qui deviendront bientôt des clichés
obligés de toute littérature édifiante digne de ce nom. Refus de la jeune fille
à qui l'on propose le mariage, de n'avoir d'autre époux que le Christ - ce qui
se produit lorsque Gertrude prend la voile à la suggestion de saint Amand en
fondant le monastère de Nivelles. Le dossier des Virtutes ajoute à cette
biographie relativement sommaire quelques faits merveilleux : apparition de la
sainte à une de ses amies lointaines pour lui annoncer qu'elle vient de décéder;
intervention salvatrice de Gertrude lors de l'incendie de son monastère,
vénération du lit où elle avait coutume de se reposer et qui suscite des
miracles, entre autres, guérison d'une jeune malade que l'on apporte à Nivelles,
et à qui Gertrude apparaît pour lui recommander d'aller se recueillir devant son
ancienne paillasse. Plus tard, une aveugle qui recouvre la vue devant le tombeau
de Gertrude, un jeune homme capturé par des voleurs qui se débarasse de ses
liens en invoquant la sainte et la résurrection d'un enfant qui s'était noyé. On
trouve ici les instruments habituels de la littérature d'édification dans
lesquels-fait plus singulier - le lit de la sainte acquiert les vertus d'un
objet magique, comme ce sera le cas, à Stavelot, de la coupe de saint Remarcle.

Begge, sa soeur, n'est pas moins
favorisée par la protection divine que Gertrude, mais elle a choisi l'état de
mariage en épousant Anségise, maire du palais, plus tard évêque de Metz. Une de
leurs résidences favorites est le château de Chèvremont, sur une éminence de la
Vesdre et qui sera, au Xe siècle, une menace directe pour la sécurité de
l'agglomération naissante de Liège. Mais elle est surtout la fondatrice du
monastère d'Andenne, dont l'emplacement est dû également à des interventions et
à des intersignes miraculeux.
Gertrude et Begge appartiennent à un clan
mérovingien, les Pippinides, ancêtres de la dynastie carolingienne. C'est ce
clan qui va être mêlé à un événement dramatique, appelé à avoir des
répercussions inattendues sur le destin de Liège, à savoir l'assassinat de
Lambert, évêque de Tongres-Maestricht, vers 700-705. Pas moins de cinq Vitae
ont été consacrées, du VIIIe au XIIe siècle, à celui qui est devenu à la fois un
martyr, le saint protecteur d'un vaste diocèse, et qui est à l'orignie de
l'extraordinaire développement de la future Cité ardente. Arrêtons-nous à la
plus ancienne, rédigée par un clerc du diocèse entre 727 et 743. A son sujet,
Jean-Louis Kupper a émis quatre observations pertinentes : La Vitae
Landiberti est moins une biographie qu'un texte liturgique, elle apporte peu
d'informations sur la vie de son héros, elle appartient linguistiquement à un
latin classique dégénéré, la scripta latina rustica, elle obéit à une
pratique qui sera d'application générale dans des écrits de ce genre, le plagiat
littéraire. Et ce savant historien de conclure "Aux VIIe et VIIIe siècles se
développe ce que l'on a appelé, très exactement, une "culture aristocratique
cléricale". Cette culture est l'aboutissement d'une interprétation beaucoup plus
intime de l'Eglise et du monde laïque. Le saint devient un homme étroitement lié
au siècle qui exerce, conjointement, des activités religieuses et politiques, il
met ses vertus au service du pouvoir".
D'ailleurs, n'est-ce pas le cas du
successeur de Lambert, saint Hubert, que la vox populi a désigné plus
tard comme le patron de la ville de Liège ?
Sur ce dignitaire ecclésiastique, la
biographie, rédigée vers le milieu du VIIIe siècle par un de ses commensaux,
fait preuve de réelles qualités d'exposition. Il raconte notamment l'accident
qui précipita le décès de Hubert lorsque celui-ci prêchait en bord de Meuse -
car il n'est pas seulement le chasseur de la légende ! - et reçut un coup de
maillet maladroit d'un de ses compagnons de loisirs qui lui brisa la main. Mais
ce Pippinide a surtout pris l'initiative de transférer, vers 718, de Maestricht
à Liège les restes de son prédécesseur. Ce voyage posthume est émaillé de faits
extraordinaires que ne manque pas de relever la Vitae, dans un style
certes rocailleux, mais plein de couleur et de mouvement.
Quant à l'auteur de la Vitae
de saint Remacle, fondateur des abbayes de Stavelot et de Malmedy, plus récente
puiqu'elle date du IXe siècle, il céde volontiers aux démarquages d'écrits
antérieurs qui, décidément, est une des caractèristiques de ces narrations
biographiques. Le dossier des Miracles, qui en forme le complément, a été
rassemblé du milieux du IXe au début du XIe siècle. C'est là que l'on découvre
une foule d'anecdotes qui donnent une vie extraordinaire aux différents aspects
des activités rurales en Haute-Ardenne. Cependant, c'est sur les bords de la
Sambre, et plus précisément à l'abbaye de Lobbes, que l'on peut identifier un
narrateur dans ce florilège de Vitae
et de Miracula anonymes. L'abbé Anson (766-800) est, en effet, l'auteur
des vies de saint Ursumer et de saint Ermin, un auteur qui puise d'ailleurs
largement dans l'oeuvre de Sulpice-Sévère, biographe de saint Martin.
Plagiat littéraire, démarquage sont
habituellement des procédés utilisés par des conteurs en mal d'inspiration. Tout
autre est la notion d'emprunt, pertinemment définie par Jean Meyers, comme "tout
ce qui est tiré d'un auteur en toute conscience et ce dans un but
précis". C'est d'ailleurs à la suite de cet excellent philologue que l'on
peut aborder la production de Sedulius de Liège, plus exactement Sedulius
Scottus, en raison de ses origines insulaires.

L'oeuvre de Sedulius
Il convient de souligner combien la vie
intellectuelle en Wallonie a pu bénéficier, à partir du IXe siècle, de l'apport
des clercs venus des Iles britaniques et, plus spécialement, des Irlandais, que
l'on appelait alors des Scotti.
Sedulius est un de ceux-là. Comme on l'a
écrit, "il est incontestablement celui qui résume et symbolise le mieux cette
mentalité irlandaise où se mêlent inextricablement le goût de l'aventure, les
plaisirs de la vie, une certaine forme de piété authentique et aussi le désir de
l'expression littéraire poussé jusqu'à un raffinement qui verse souvent dans la
subtilité". Avec lui nous sommes loin de la raboteuse maladresse du latin
rustique. Loin, souvent aussi, d'un certain conformisme sentencieux. Le Père de
Ghellinck insiste avec raison sur l'humour de Sedulius, cette "note humoristique
et pittoresque, qui relève la supplique, arrache un sourire au lecteur..." Et de
conclure : "Sous ce rapport, les poésies goliardiques au XIIIe siècle ont hérité
de sa verve".
C'est que, la plupart du temps, les
écrits de Sedulius sont des poèmes de circonstance. Arrivé à Liège peu avant le
milieu du IXe siècle, démuni de tout mais fort de son savoir, Sedulius réussit à
conquérir les bonnes grâces de l'évêque Hartgar (840-855), dont il devient le
poète officiel. Son oeuvre est multiforme et aborde des genres divers, en prose
comme en poésie : un Liber de rectoribus christianis, des ouvrages de
grammaire, un commentaire sur les Epîtres de saint Paul. Il lui arrive de copier
un psautier grec et de le munir de sa signature autographe. Mais ce qui nous
intéresse évidemment le plus dans sa production, ce sont les poèmes où il
célèbre les vertus et les réalisations des deux prélats dont il a obtenu la
protection, Hartgar, déjà nommé, et son successeur Francon (855-901). Sa
description du palais épiscopal liégeois est un morceau d'anthologie où
l'historien de l'art, l'archéologue, le spécialiste de l'architecture civile
peuvent puiser des informations précieuses. De même que certains de ses
distiques peuvent être des commentaires accompagnant des peintures murales
décorant quelques églises de la région liégeoise.
Les emprunts de mots, d'expressions, de
phrases prouvent à la fois l'excellente culture classique de Sedulius et sa
connaissance approfondie de la Bible. Tour à tour Cicéron, Horace, Ovide,
Végèce, mais aussi des auteurs chrétiens comme Fortunat, Porfyrius, Isidore de
Séville sont habilement utilisés par le Liégeois insulaire, qui réserve
cependant à Virgile la meilleure part. Après avoir étudié, d'une matière
approfondie, les catégories d'emprunts chez Sedulius, Jean Meyers peut conclure
avec raison : "Le remaniement dont ses modèles font l'objet, les fonctions
subtiles de ses imitations, le rôle que jouent les emprunts, dans certaines
pièces, tant au point de vue du fond qu'au point de vue de la forme, montrent à
l'évidence que, chez Sedulius, l'emprunt constitue véritablement un art, dans
lequel le poète déploie finesse, culture, érudition et ingéniosité". Le jugement
de Jean Meyers conforte l'avis d'un des maîtres les plus éminents de la
littérature carolingienne, Angelo Monteverdi qui, peu suspect de chauvinisme
principautaire, a pu déclarer : "L'école de Liège [...] a eu dans l'histoire de
la culture médiévale un rôle de tout premier plan, et qui doit son essor à
l'oeuvre de Sedulius Scottus".

La Séquence de sainte Eulalie
A côté du sertissage savant de Sedulius,
que de fraîcheur, que de lumineuse sobriété dans la Séquence de sainte
Eulalie, même si son auteur connaît bien les ressources d'une métrique et
d'une structure mûrement élaborées ! Et l'intérêt qu'elle suscite est d'autant
plus vif qu'elle constitue "la première oeuvre littéraire connue de la
littérature française". Les vingt-neuf vers qui la composent sont conservés dans
un manuscrit de la Bibliothèque municipale de Valenciennes, datable de la fin du
IXe siècle. Ils offrent la singularité de succèder à un texte latin de la même
Séquence de sainte Eulalie et de précéder un texte francique d'un Rithmus
teutonicus de piae memoriae Hludovico rege filio Hludvici aeque regis,
autrement dit du Lutwigslied
qui, à son tour, représente un des témoignages les plus anciens de la
littérature germanique.
Cette juxtaposition de textes fondateurs
de la littérature française, d'une part, de la littérature allemande, d'autre
part, ne peut se concevoir que dans un scriptorium monastique situé à la
frontière des deux parlers. Le manuscrit de Valenciennes a appartenu, avant le
XIIe siècle, à l'abbaye de Saint- Amand-les-Eaux : c'est ce que la critique
codicologique appelle un critère de provenance. Quant à sa transcription, on
suivra l'opinion hautement qualifiée de Bernard Bisschof qui la place à l'abbaye
de Stavelot-Malmedy, implantée précisément à la ligne de séparation des deux
langues. Les picardismes et les wallonismes que l'on a relevé dans la Séquence
invitent à situer l'appartenance de son auteur dans le monde ouest de la
Wallonie.

Les exercices pédagogiques d'Egbert
Nous sommes assis devant un maître
d'école, au début du XIe siècle. Il s'appelle Egbert. Peut-être est-il
Ardennais, car comment évoquer avec autant de force de suggestion les conditions
de vie dans la dure Ardenne, en quatre vers seulement, si l'on n'a pas affronté
sa sècheresse, escaladé des rochers escarpés, essayé d'arracher à sa terre
quelques maigres ressources ?
Son auditoire est composé d'adolescents
de 13 à 18 ans. Il leur communique son savoir, prudemment, patiemment, dans un
ordre croissant de difficultés. Avec lui nous sommes embarqués dans un bateau
lourdement chargé - c'est le titre de son manuel : Fecunda Ratis - et
nous voilà en train d'assimiler peu à peu la substance de 596 maximes, de 206
distiques, de 61 contes. Et parmi ces contes, le lecteur actuel de ce pédagogue
découvre avec surprise et joie l'ancêtre du conte, universellement connu, du
Petit Chaperon rouge. Egbert nous oblige à un effort progressif de
mémorisation fondé sur une déclamation collective. C'est dans le trésor de la
sagesse populaire qu'il nous invite à plonger à pleines mains. Voilà un
enseignement particulièrement vivant, collant étroitement aux réalités
quotidiennes où les traditions populaires côtoient la morale religieuse, où le
spectacle bariolé du monde fait bon ménage avec des réalités supérieures, les
dieux antiques avec la sagesse du Dieu chrétien.

Le Poème Moral
Ce même pragmatisme moral, on le
retrouve, au début du XIIe siècle dans l'oeuvre d'un curé du pays de Liège qui a
entendu délivrer son "petit sermon" sous la forme d'un Poème moral. En
bon chrétien, il est sévère pour le péché et comprend les faiblesses du
pécheurs, sans toutefois les excuser. Pour mieux faire pénétrer ses préceptes de
conduite dans le coeur de ses lecteurs et de ses auditeurs, il leur propose
l'exemple de la courtisane Thaïs qui, impressionnée par les remontrances de
Paphnuce, un moine du désert, finit ses jours dans la solitude, la pénitence et
les macérations. Ou encore celui de Moïse l'Ethiopien qui, après avoir passé sa
jeunesse dans la dissipation et le brigandage, est touché par la grâce en
écoutant un saint homme évoquer les joies du paradis.
Mais dans ces 4000 vers rédigés en
français, ce qui transparaît avant tout, c'est l'optimisme foncier de cet
ecclésiastique qui, parfois, ne dédaigne pas la bonne chair, suggère à ses
ouailles d'associer divertissements et piété, les rassure en leur rappelant que
l'on peut atteindre la sainteté tout en étant riche, marchand ou jongleur.
Alphonse Bayot a bien défini les qualités littéraires de l'auteur du Poème
Moral : "un art simple, sans prétention ni raffinement, un art mis à la
portée du peuple, mais servi par une langue claire, coulante, souvent
expressive".

2. Médecine, songes, chroniques, poèmes, chansons de gestes, courant
réaliste
Médicinaux et traités
des songes
Un art mis à la portée du peuple ? N'est-ce pas le rôle des traités de
médecine dont certains nous ont été conservés : un médecinaire liégeois
du XIIIe siècle et un médicinaire namurois du XVe siècle, tous deux
rédigés en langue romane. Leur éditeur, Jean Haust, a bien vu que leur
contenu s'inspirait des vertus curatives des substances provenant des
trois règnes de la nature. C'est ainsi que l'aimant, par son magnétisme,
facilite l'extraction d'un trait de flêche hors d'une plaie. Le sel est
évidemment d'un usage fréquent, soit pour avoir de belles dents
blanches, soit pour guérir une plaie en l'associant à l'écorce d'un
plant de vigne. Si un couple désire avoir une descendance, qu'il mette
les testicules d'une belette dans un sachet fait d'une peau d'âne que
portera la femme lorsqu'elle fera l'amour. La chélidoine n'est pas
seulement utile pour se débarrasser des verrues, elle a des vertus
bienfaisantes pour les yeux malades, tandis que la laitue diminue les
pulsions sexuelles chez ceux qui la mangent et qui peuvent espérer, de
surcroît, bénéficier d'un sommeil paisible.
Pour être pleinement efficaces, ces
remèdes populaires s'accompagnent parfois de formules magiques, la plupart
insérées dans un contexte chrétien, que l'on récite au moment de prendre telle
potion ou que l'on écrit sur un morceau de parchemin que l'on porte sur soi.
De la magie, comment ne pas passer sans
effort à l'univers illimité du rêve et des songes ? Aussi le médicinaire
liégeois du XIIIe siècle inclut-il un Traité des songes. On nous
permettra de reprendre ici des observations que nous avons faites naguère. Si ce
traité des songes est plus ou moins ordonné suivant l'alphabet, les oiseaux
l'introduisent et y occupent une place importante. Voilà de quoi combler Gaston
Bachelard, pénétrant analyste des rêves de vol et de "l'être aérien formé dans
la nuit". Les oiseaux peuvent annoncer un gain mais, en général, les voir en
songe n'a rien de bénéfique, d'autant plus que la pensée sauvage peut les voir
"exbolisants", c'est-à-dire ébouillantés, ce qui laisse présager un préjudice
que cause un ennemi, comme les voir dépouillés de leur plumage fait planer la
menace d'une grave vexation. Certes, il est banal de vérifier que rêver d'oies
qui se battent est annonciateur de querelles et de conflits. Le passage du
singulier au pluriel peut également faire basculer la signification du songe :
voir un aigle sur sa tête est signe d'honneur, en voir plusieurs est
prémonitoire d'un guet-apens. D'autre part, les animaux fabuleux n'ont pas
nécessairement une connotation maléfique : rêver d'un dragon n'est-il pas
présage d'une dignité prochaine ? De même ne craignez pas de voir une femme se
métamorphoser en vipère : voilà qui est, à coup sûr, un "bon message". Il est
plus difficile de comprendre pouquoi rêver d'abeilles groupées sur un fruit
annonce l'arrivée d'un homme étranger. Voir des animaux parler précède bien des
vexations, vite compensées si l'on aperçoit en songe une vache, grande et
paisible, ou des boeufs blancs. Et notre dormeur continue à suivre le défilé
fantastique d'animaux de toute nature : chevaux blancs, chevaux noirs, chevaux
hongres, grues, boucs et chèvres, cerfs, chameaux, lions, ânes et lièvres, dans
un to-hu-bohu onirique qui transforme bientôt cette "Clef des songes" en une
sorte de "Tentation de saint Antoine", digne des meilleurs artistes
visionnaires.

Un poète et chroniqueur tournaisien : Gilles li
Muisis
Li Muisis ? Nous ne quittons pas le monde
des oiseaux puisque, dans une note savante, Maurice Piron, s'efforçant de percer
le sens de ce surnom, a eu recours au vocabulaire liégeois de la colombophilie.
Il s'agit d'un pigeon mélangé de noir et de blanc. Cette nuance transposée à une
particularité physique d'un individu correspond "à une chevelure grisonnante,
couleur poivre et sel, remarquable chez un homme peut-être encore jeune".
La tonsure devait avoir à peut près
complètement effacé cette particularité génétique chez Gilles li Muisis, né à
Tournai en 1271, étudiant à Paris pendant quelque trois années, moine à l'abbaye
de Saint-Martin de Tournai à partir de 1289, abbé de son monastère en 1331-1332.
Frappé de cécité pendant une quizaine d'années, cette infirmité ne l'empêcha pas
de rédiger de longs poèmes de 1331 à 1349. N'avait-il pas déclaré que les yeux
véritables étaient les yeux du coeur ? Ils ne l'ont pas empêché en tout cas de
voir ces vanités / et ces grandes iniquités / qui aujourduy vont par le munde.
On aura compris que la totalité de
l'oeuvre littéraire de Gilles li Muisis est de portée spirituelle. A cent trente
ans de distance, il reprend, en quelque sorte, les enseignements antérieurs du
Poème moral, mais avec l'esprit d'un moine et non celui d'un curé comme son
devancier, bien que l'un et l'autre aient en commun le même optimisme et la même
volonté didactique. En effet, il ne faut pas donner un sens trop littéral aux
"Lamentations" de ce bon moine. Gilles li Muisis porte sur le monde, ses
institutions, ses classes sociales, un jugement, certes quelquefois sévère, mais
le plus souvent équilibré.
Ses années parisiennes, son appartenance
bourgeoise, son expérience du siècle, lui ont permis de prendre contact avec la
littérature française de caractère profane : Guillaume de Machaut, Colart
Aubert, Adam de la Halle, Perceval le Gallois, le Roman de la Rose. Pour lui, le
cloître ne met pas à l'abri des tentations du monde : De manger et de boire,
c'est des monnes li vie... Dormir voellent toudis et laissier le couvent. Au
religieux tenté par le dévoiement, Gilles Li Muisis entend appliquer des
remontrances fermes, mais sans brutalité car : Quand on résiste fort drument,
il se despoire. Gilles Li Muisis ne s'en prend pas seulement à ses
confrères. Il entend dresser, de la société de son temps - laïcs, clercs,
dignitaires ecclésistiques, hommes et femmes - un tableau général sans
complaisances, mais tempéré par un sens pratique de la vie.
De fait, la perspective des joies
éternelles n'abandonne jamais le vieux moine aveugle et c'est avec confiance
qu'il conclut :
Boines prémisses font boines
conclusions;
Boines parolles font avoir dévotions;
Li bien aprendre fait avoir perfections;
Les boines oèvres font ès ciuls ascentions.

Adenet le Roi, Philippe Mousket et quelques
légendes épiques
De Tournai où vient de nous retenir un
instant Gilles Li Muisis, dirigeons-nous vers le roman pays de Brabant et vers
Namur.
Adenet le Roi - entendez le roi des
ménestrels - avait mis son talent au service d'Henri III duc de Brabant (+1261)
puis du comte Gui de Dampierre, d'abord comte de Namur, ensuite comte de
Flandre, champenois tout pénétré de culture française, qui lui fit non seulement
connaître Paris mais aussi des terres plus lointaines lors de la croisade de
Tunis (1270-1271).
Avec Adenet le Roi, nous puisons à la
source quasi inépuisable des chansons de geste. Se succèdent, sous la pluie
féconde du ménestrel, Buevon de Conmarchis, les Enfants Ogier, Berte au
grans piés.
Nous pénétrons ainsi dans un pays wallon
féru de légendes épiques, dans lesquelles l'Ardenne, la Meuse, Namur, Andenne
sont associés au soleil d'Italie et au destin de la dynastie carolingienne.
Dans les Enfances Ogier, Adenet le
Roi reprend par-ci par-là une matière épique déjà fournie et prépare à trois
siècles de distance la glorification liégeoise du héros par Jean d'Outremeuse.
Quant à Berte aus grans piés, non content de mettre Namur en vedette sous
l'ancienne appelation de Rostemont sur Muese, le récit épique tente un
essai d'étymologie en rattachant son nom actuel à l'action du duc Naimes, de
l'entourage de Charlemagne. Mais un des passages les plus évocateurs de cette
épopée n'est-il pas la découverte de Paris par Blanchefleur de Hongrie, devenue
belle-mère de Pépin après que celui-ci a épousé sa fille Berthe ?
La dame ert a Montmartre,
s'esgarda la valee,
Vit la cit de Paris, qui est longue et lee,
Mainte tour, mainte sale et mainte cheminée,
Vit de Montleheri la grant tout quarnelee;
La rivière de Saine vit, qui moult estoit lee,
Et d'une part et d'autre mainte vigne plantée,
Vit Pontoise et Poissi et Meullent en l'estree,
Marli, Montmorenci et Conflans en la pree,
Dantmartin en Goiele, qui moult est bien fermee,
Et mainte autre grant ville que je n'ai pas nommee.
Moult li plat li pays et toute la contrée.
Certes, vu de Montmartre le panorama de
Paris a de quoi émerveiller celui qui le découvre pour la première fois. Mais,
très habilement, Adenet esquisse comme une hiérarchie et une psychologie du
regard. D'abord général, ce dernier se fixe sur des détails d'architecture qui
ponctuent verticalement le paysage, puis il perçoit sur un plan horizontal la
largeur du fleuve, il accroche au passage des coteaux plantés de vignes pour se
rendre dans les masses indistinctes des bourgs de l'agglomération parisienne et
pour en retirer finalement un intense plaisir de caractère esthétique. Cette
répartition des différents secteurs du champ visuel est d'ailleurs soulignée par
la répétition du verbe Vit qui donne rythme et progression à la fête du
regard.
C'est une impression comparable que l'on
éprouve en passant du réalisme poétique du panorama de Paris à l'épisode de
Cléomadés, autre roman d'Adenet le Roi, composé entre 1275 et 1285, qui
entr'ouvre un instant pour nous la luxuriance intime d'un jardin clos de Séville
où atterrit et d'où s'élance un cheval d'ébène merveilleux. Dans ce passage,
l'ouie s'associe harmonieusement à la vision lorsque Clarmondine amours de
chanter li proie
parmi les plantes médicinales et les oliviers, paradis verdoyant au sein duquel
la silhouette immobile du mystérieux coursier inscrit sa tache noire.
Un autre cheval nous est plus familier,
nous l'avons approché dès l'école primaire, c'est Bayard, le coursier-fée des
quatre fils Aymon.
Dans cette épopée célèbre, il joue, avec
l'enchanteur Maugis, un rôle-clé ? Les chevaliers rebelles ne pourraient, en
effet, échapper à la vindicte de Charlemagne et à la poursuite de son armée
s'ils ne disposaient pas de cette monture magique qui leur permet de parcourir
de vastes espaces, de dissimuler leur itinéraire capricieux grâce aux bons
prodigieux de Bayard sur l'échine duquel ils sont tous les quatre juchés.
Micheline de Combarieu et Jean Subrenat
ont relevé la vogue exceptionnelle de ce récit, la variété de ses versions, du
XIIIe au XVe siècle, que ce soit en vers - 18.000 alexandrins! - ou en prose et
leur survie dans le livre imprimé jusqu'à l'époque contemporaine.
En quoi cette "épopée de la révolte"
intéresse-t-elle la Wallonie ?
C'est qu'elle comporte un épisode
ardennais, édité par Jacques Thomas, en pas moins de trois volumes, ce qui
souligne son importance. Cette importance s'est d'ailleurs concrétisée par le
grand nombre de "roches Bayard", de "pas Bayard", de "châteaux des Quatre Fils
Aymon" que Maurice Piron a soigneusement répertoriés à Aigremont, Esneux,
Tavier, Dolembreux, Poulseur, Comblain, Sougné, Aywaille, Logne , Rahier,
Stoumont, Bévercé, Bra, Lieneux, la Roche. Et Rita Lejeune de complèter : "Quant
à la dénomination de Montauban, appliquée à Renaut et à l'un de ses châteaux,
elle a reçu récemment un éclairage tout nouveau : des fouilles menées en
1952-1953 ont mis en valeur le site extraordiaire de Montauban-sous-Buzenol
(entre Marbehan et Virton, dans le Luxembourg belge)... Son décor devait être
singulièrement impressionnant au Moyen Age et l'on comprend fort bien qu'il soit
devenu un nid de légendes". Légendes qui prennent leur relais à Liège, lorsque
Bayard, enfin capturé par Charlemagne, est précipité du Pont des Arches dans la
Meuse, parvient à se dégager de ses liens et regagne les Ardennes où l'on entend
parfois son galop libre et nocture.
C'est également le trésor inépuisable de
légendes épiques qu'exploite, peu avant Adenet le Roi, Philippe Mousket,
patricien de Tournai arborant des armes parlantes (des émouchets), pour retracer
dans les 31.000 vers de sa Chronique rimée, l'histoire des rois de France,
depuis leurs origines troyennes jusqu'en 1243. Une histoire où l'on retrouve la
trace de légendes épiques perdues, une traduction du Pseudo-Turpin,
l'utilisation d'une version de la Chanson de Roland, le tout couronné par
l'impressionnante personnalité de Charlemagne. Décidément, de Tournai à Liège en
passant par l'Ardenne, l'épopée a trouvé en pays wallon un terreau
particulièrement fécond !

Présence du Pays de Liège dans le roman réaliste
Mais, en même temps que le XIIIe siècle
se montre foisonnant d'évocations épiques, un autre courant se dessine dans la
littérature française du Moyen Age. Il a pour représentant principal un écrivain
qui se cache sous un nom d'emprunt : Jean Renart, à qui l'on doit Le Lai de
l'Ombre, l'Escoufle, et enfin, Le Roman de Guillaume de Dole,
rédigé entre 1208 et 1210. L'origine et l'identité de ce conteur aux qualités
exceptionnelles n'ont pas encore été percées, mais la Champagne et le Pays de
Liège lui sont familiers. Comme l'écrit Pierre Ruelle, qui confirme l'opinion de
Rita Lejeune, commentatrice la plus autorisée : "Guillaume de Dole témoigne
d'une connaissance intime de la principauté de Liège, de sa géographie, de sa
politique, de ses grandes familles. Les précisions dont abonde le roman ne
peuvent avoir été recueillies que lors d'un ou plusieurs séjours prolongés au
Pays de Liège, dans le milieu clérical et aristocratique que constituait
l'entourage du premier prince-évêque français, Hugues de Pierrepont". De fait,
le marché d'armes à Liège, l'art du métal à Huy, le fromage de
Clermont-sur-Berwinne (entendez : l'ancêtre de notre bon fromage de Herve),
n'ont pas de secret pour l'auteur qui, d'autre part, se plaît à présenter
l'évêque de Liège sous ses différents apanages : seigneur de Nivelle-sur-Meuse,
seigneur de Huy. Le tout inséré dans une trame où les éléments réalistes animent
de leurs couleurs vives et variées un récit fertile en péripéties, en détails
pris sur le vif.
Jacques Stiennon, Les Lettres latines
et françaises, dans
Wallonie. Atouts et références d'une
Région, (sous la direction
de Freddy Joris), Gouvernement wallon, Namur, 1995.
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