Géographie (1/2)
Christian Vandermotten
Directeur de l'Institut de Gestion de
l'Environnement et d'Aménagement du Territoire à l'Université libre de
Bruxelles
Jean-Michel Decroly
Docteur en Sciences géographiques à
l'Université libre de Bruxelles
I. La place de la Wallonie dans le contexte nord-ouest européen
La Wallonie est située en
bordure de l'axe central européen, qui s'étend du nord-ouest de l'Angleterre au
nord de l'Italie, au carrefour d'axes majeurs reliant Londres et la Ruhr d'une
part, les Pays-Bas, le bassin parisien et l'Europe méditerranéenne de l'autre.
Elle est bénéficie également de la traversée des routes en direction du
sud-ouest de l'Allemagne, qui s'affirme de plus en plus comme le centre de
gravité de l'économie européenne. Son image de vieille région industrielle ne
doit pas faire oublier que cette région est aussi sur une large part de son
territoire relativement peu densément peuplée au coeur de l'Europe du
nord-ouest, à moins de 300 kilomètres de grands foyers métropolitains. Ces deux
visages de la Wallonie, région de vieille tradition urbaine et industrielle
d'une part, poumon vert de l'autre, recèlent, à travers cette bonne intégration
dans les réseaux européens, une double potentialité pour son développement
futur.
II. Une Wallonie plurielle et
différenciée
Tout espace est un
produit de l'histoire. Celle-ci agit non seulement sur les données physiques
mais aussi sur l'espace tel qu'il a déjà été antérieurement produit par la
société. L'espace wallon contemporain est principalement le résultat de la
superposition de trois strates historiques : un espace pré-industriel, marqué
par les conditions différenciées de mises en valeur et les contraintes des
milieux naturels; une phase d'industrialisation, au XIXe siècle, qui a modelé
les paysages du sillon houiller, autour des deux bassins hennuyer et liégeois,
avec une forte détermination par la localisation du charbon et ailleurs d'autres
ressources du sous-sol (par exemple, les bassins carriers de Quenast et
Lessines); enfin, une phase postérieure à la Deuxième Guerre mondiale, marquée
par les pesanteurs d'une sociologie et des paysages industriels hérités, les
phénomènes de périurbanisation, le poids de pôles métropolitains extérieurs et
de nouvelles logiques transfrontalières.
La production pré-industrielle de
l'espace
Pour nombre de personnes,
la division régionale de la Wallonie reste celle de l'orographie, séparant la
Moyenne et la Haute-Belgique, et des zones agro-géographiques, définies
essentiellement sur base des traits morphologiques des paysages ruraux. Bien que
profondément altérés par les transformations liées à l'extension urbaine et à la
motorisation, ceux-ci portent en eux la trace durable d'une organisation et de
tradition culturelle anciennes, aussi bien en regard du semis fondamental de
peuplement (habitat groupé ou dispersé) et de l'aspect des lieux habités (plan
et architecture des fermes par exemple), que par rapport au substrat agraire
(réseaux de chemins ruraux, type de dessin du parcellaire), à l'aménagement des
terroirs (des pays de haies à ceux de campagnes ouvertes) et enfin, dans une
moindre mesure, à l'affectation du sol et aux modes de faire-valoir de la terre.
Vue sous cet angle, la Wallonie se divise en quatre régions principales,
elles-mêmes subdivisées.

1. Les bas-plateaux
Au nord du sillon
industriel et urbain, se détachent les vastes étendues de la Moyenne Belgique,
sous l'altitude de 200 mètres, dominées par une agriculture riche, des paysages
ouverts et un habitat groupé en villages. Au sein de cet ensemble, on a coutume
de distinguer trois sous-régions principales, à savoir, d'est en ouest et en
altitude décroissante, la Hesbaye, la région brabançonne et la région hennuyère.
La première correspond à
l'archétype paysager des pays de grande culture. Elle est caractérisée par un
semis de petits villages compacts entourés d'une première auréole de prairies et
de vergers, au-delà de laquelle s'ouvre l'openfield des labours, voués
essentiellement à la céréaliculture et aux betteraves sucrières. L'élevage n'est
pas absent, mais il prend surtout la forme d'un élevage bovin d'engraissement en
stabulation libre. Les fermes sont en général de grosses censes wallonnes en
carrés entourant une cour fermée, souvent construites en briques. Terrain
privilégié des remembrements ruraux entamés au cours des années soixante, la
Hesbaye ne conserve plus que quelques traces des formes traditionnelles du
substrat agraire et de l'aménagement des terroirs. Le quadrillage de nouveaux
chemins ruraux bétonnés a remplacé en maints endroits le réseau en étoile des
vieux chemins associé aux pratiques traditionnelles d'assolement et le dessin
parcellaire a été fortement simplifié par les regroupements et les
rationalisations.
La région brabançonne
offre des paysages ruraux plus contrastés. Bien que les forêts y subsistent par
lambeaux, les interfluves subhorizontaux présentent de nombreuses similitudes
avec les paysages hesbignons, d'autant plus marquées vers l'est. Les vallées de
la Dyle et de la Senne et de leurs affluents offrent en revanche le pittoresque
d'une dissection marquée du plateau, avec des versants raides, souvent boisés.
L'agriculture est orientée vers les céréales et la betterave sucrière sur les
plateaux, mais la prairie est plus fréquente dans les fonds de vallée. Ici
aussi, les exploitations sont généralement de taille importante, surtout sur les
plateaux compris entre Nivelles et Waterloo, où plus de la moitié des
superficies agricoles est rattachée à des fermes de plus de 100 hectares.
L'habitat est groupé en villages, d'autant plus aérés que l'on progresse vers
l'ouest, entre lesquels s'isolent de très grosses fermes en carré. Dans la
partie occidentale, ces villages constituent de véritables nébuleuses, dont les
maisons rejoignent l'éparpillement de l'habitat dispersé.
La région hennuyère, plus
encore que la précédente, manque d'unité. Elle est faite d'une mosaïque de
compartiments qui se différencient tant du point de vue de la structure
d'occupation du sol que de la morphologie du bâti et du substrat agraire.
Certains de ces compartiments, comme le Tournaisis, sont d'allures hesbignonnes,
tant en regard de la production que de l'organisation de l'habitat traditionnel.
D'autres, au contraire, sont caractérisés par une plus forte proportion
d'herbages, des exploitations de plus petite taille et un habitat plus dispersé
(sous-régions de Soignies et Ath). Au nord de la vallée de la Haine s'allonge
une zone aux aspects forestiers, parfois même de lande : la Campine hennuyère.
Au sud de la vieille région industrielle, le Haut-Pays et la Thudinie, sont
d'allures hesbignonnes sur les plats, mais les vallées fortement encaisées
annoncent déjà celles de la Haute-Belgique.
2. Le Condroz, ses abords et le pays de
Herve
Entre le sillon
industriel au nord et le plateau ardennais au sud, s'étend une zone de
transition, à peine plus élevée que la Moyenne Belgique mais au relief plus
marqué, qui regroupe la région condrusienne et ses abords. Le Condroz proprement
dit, qui constitue le noyau central de cette zone, est caractérisé par des
occupations du sol variées, où dominent toutefois les productions végétales à
destination fourragère. L'habitat est organisé en villages compacts, sous un
mode hesbignon, où se côtoient des fermes petites et moyennes ainsi que des
maisons d'anciens manoeuvriers, et entre lesquels l'on retrouve de très grosses
fermes isolées, situées au milieu de vastes parcelles massives. Ces censes sont
ici bâties en pierres locales, calcaire ou grès. De part et d'autre du Condroz,
se dessine une véritable marqueterie de terroirs, dont les plus connus sont
respectivement l'Ardenne condrusienne au nord et la dépression de Fagne-Famenne
au sud. Cette dernière présente à la fois des structures agraires et
villageoises comparables à celles du Condroz et des modes d'occupation du sol
dominés par les herbages ainsi que par des forêts peu prospères, surtout
résineuses.
Au nord-est du Condroz,
entre Vesdre-et-Meuse, se distingue enfin une région très originale dans le
contexte rural wallon : le Pays de Herve. Dès le XVIe siècle, celle-ci a évolué
vers l'herbage et l'élevage, en même temps que ses fermes se dispersaient au
sein d'exploitations en blocs, faites de prairies encloses de haies vives. Les
modes d'occupation du sol se sont fortement diversifiés au XIXe siècle,
notamment avec le développement de vergers à haute tige et la mise en valeur de
cultures fourragères. Le paysage bocager du Pays de Herve, unique en Wallonie, a
été relativement bien préservé, même si les haies vives ont été progressivement
dégradées, en raison du coût élevé de leur entretien, pour disparaître là où
elles gênaient les agrandissements des parcelles.

3. Les Hauts-Plateaux ardennais
Les plateaux ardennais,
qui s'élèvent jusqu'à près de 700 mètres au signal de Botrange, occupent
l'essentiel de la partie méridionale de la Wallonie. Très faiblement peuplée,
cette région est longtemps restée une zone de pauvreté relative dans le contexte
wallon. L'agriculture familiale de subsistance y était encore la norme au début
du XIXe siècle. En dépit de la faible taille des exploitations en faire-valoir
direct et de la faiblesse des rendements, la paysannerie ardennaise vivait
relativement à l'aise. La forêt offrait en effet des ressources supplétives et
le partage des communaux, dans cette région éloignée et dont les terres de
culture furent délaissées par le capitalisme foncier, permit d'absorber une
partie importante d'un croît démographique resté vigoureux. En dépit d'un retard
économique marqué, ces zones connaissaient en outre un degré d'alphabétisation
plus élevé que dans les bassins en voie d'industrialisation et une mortalité
infantile faible, notamment en raison de la qualité de l'eau des rivières
entaillant les marges du plateau.
Sur le plan paysager, les
Hauts-Plateaux se subdivisent en deux ensembles distincts : l'Ardenne du
nord-est et l'Ardenne centrale. La première, au relief très accidenté, est
partagée entre des zones boisées associées aux fortes pentes et des zones
herbagères, datant de la fin du XIXe siècle, liées à un élevage bovin calqué sur
le modèle du pays de Herve tout proche, mais en absence de vergers fruitiers et
de tradition fourragère. L'habitat est disposé en petits villages et hameaux
groupés. Les parties les plus élevées, au-delà de 500 mètres d'altitude, se
démarquent par leur paysage spécifique associé à la présence d'une vaste zone de
tourbières. Celles-ci ont largement disparu aujourd'hui, suite aux travaux de
drainage et de plantation d'épicéas entamés dès la fin du XIXe siècle. En raison
de leur haute valeur écologique et paysagère, les tourbières subsistantes ont
été érigées en réserve naturelle des Hautes-Fagnes.
L'Ardenne centrale se
différencie des régions du nord-est, à la fois par des exploitations plus
grandes et une plus grande diversité dans l'occupation du sol. Dans cette
région, l'agriculture traditionnelle de subsistance a été progressivement
remplacée par un élevage en pâture. Aujourd'hui, les herbages occupent une
majorité des superficies agricoles. Toutefois, il sont souvent associés à des
labours fourragers. Pour leur part, les pentes plus marquées des bordures
occidentales et méridionales du plateau proprement dit, fortement entaillées par
des rivières rapides, sont occupés par de vastes étendues boisées.
4. La Lorraine belge
Au sud des plateaux
ardennais, enfin, s'étend la Lorraine belge, succession de trois crêtes
orientées est-ouest et séparées par des dépressions. C'est ici, plus
particulièrement dans le pays gaumais, que l'on trouve les seuls villages ruraux
traditionnels de Wallonie, sur le modèle de ceux de la Lorraine française. Les
fermes traditionnelles, généralement construites en moellons de calcaires
gréseux jurassiques, sont d'un seul tenant, les diverses fonctions se
distribuant en plusieurs cellules clairement délimitées.
Milieu naturel, sociétés et paysages
En première lecture, il
existe une relation évidente entre cette zonation agro-géographique héritée et
les conditions naturelles. Il apparaît ainsi que les systèmes de productions
végétales exigeantes sont associés aux bas-plateaux limoneux dont les
potentialités naturelles sont les plus riches : la Hesbaye, dont le sous-sol
crayeux explique la faiblesse du réseau hydrographique; la région brabançonne,
dont les sables furent entaillés en climat périglaciaire jusqu'à parfois
atteindre le socle de roche dure; la région hennuyère, enfin, plus argileuse et
aux ondulations plus molles. Sur la couverture limoneuse quaternaire, d'origine
nivo-éolienne, se sont en effet développés des sols fertiles, très favorables à
la culture céréalière de même, à partir du début du XIXe siècle, qu'à celle des
betteraves sucrières.
Les labours fourragers se
retrouvent là où le milieu ne convient plus aux cultures exigeantes, en
particulier dans le Condroz. Les herbages, enfin, se développent là où les
conditions sont les plus médiocres, notamment en raison de l'humidité des sols,
de pentes de terrain ou des rigueurs climatiques. C'est notamment le cas dans la
dépression schisteuse de la Famenne et sur le plateau ardennais, où se
rencontrent simultanément des sols plus pauvres, des précipitations plus
abondantes et un gel plus fréquent.
A une échelle plus fine,
on retrouve également une relation entre les occupations du sol et les
conditions naturelles. Dans le Condroz par exemple, la répartition des
différentes occupations du sol se conforme presque parfaitement aux reliefs
parallèles de crêtes gréseuses et de dépressions calcaires, couverte de sol
argileux, aux expositions et aux sols : les bois feuillus occupent les hauts des
crêtes, qui sont tournés au nord; les villages s'allongent parallèlement sur les
versants tournés au sud; les meilleurs labours se disposent aux pieds des pentes
tandis que les prairies artificielles occupent les fonds de vallée à ressuyage
tardif de printemps.
La variété des
potentialités physiques pour l'agriculture a également retenti sur les formes et
les matériaux de construction de l'habitat rural traditionnel. En règle
générale, partout où les roches dures affleurent, les fermes ont été construites
en pierre : grès et calcaire en Condroz, quartzite et phyllade en Ardennes, grès
calcaire en Lorraine belge, ...
Il faut toutefois
souligner que l'utilisation des roches cohérentes comme matériau de construction
n'était pas à portée des plus pauvres avant le XIXe siècle. Il n'est donc pas
étonnant que même dans les régions mentionnées, les constructions modestes,
notamment celles des ouvriers agricoles ou des paysans ayant une autre activité,
étaient jadis en torchis et colombage. Dans les régions à roches dures mais
friables (schistes gélifs en Famenne et en Fagne), la maison de torchis et
colombage s'est généralisé. Là où les roches dures font défaut, sur les
bas-plateaux limoneux, les maisons anciennes étaient généralement en terre.
Les conditions naturelles
ont aussi retenti sur la taille des exploitations et les modes de faire-valoir.
Les bonnes terres, facilement accessibles pour le marché, ont été le terrain
d'élection d'un faire-valoir indirect, souvent lié à la grande propriété
nobilaire ou d'abbaye d'Ancien Régime. Au contraire, les terrains ardennais,
plus pauvres, ont surtout été dominé par le faire-valoir direct, avec
persistance tardive des communaux et des droits d'usage sur la forêt ou sur la
lande.
La détermination par les
conditions naturelles n'a cependant rien d'absolu. Ainsi, si le pays de Herve a
très tôt évolué vers l'élevage et l'herbage, c'est davantage en conséquence de
ses bonnes relations avec les villes voisines que des caractéristiques de son
sous-sol argilo-marneux imperméable.

Quant à l'Ardenne pauvre,
elle n'était pas encore spécifiquement herbagère au début du XIXe siècle. Les
mutations dans l'occupation du sol au cours du siècle de la Révolution
industrielle illustre donc le rôle des facteurs du contexte social large. Vers
1800, le plateau ardennais était encore dominé par une polyculture familiale à
base céréalière, à laquelle était associée ci et là un élevage, essentiellement
ovin, en pâture gratuite sur les landes situées aux confins des finages
villageois. La promulgation de la loi sur la mise en valeur des incultes (1847),
au lendemain de la dernière grande famine ayant affecté la Belgique, va
provoquer une première mutation importante de la physionomie du terroir
ardennais. Les terres incultes de bonne qualité sont alors vendues avec
obligation de défrichement et de mise en valeur dans un délai de cinq ans;
celles de qualité médiocre sont boisées par les communes en épicéas et mélèzes.
Il en résulte une rapide extinction de l'élevage ovin, faute de pâturage, et
simultanément un accroissement de la superficie en labour et en forêt.
Une seconde mutation
importante intervient, dans la seconde moitié du XIXe siècle, lors de l'arrivée
massive des blés américains sur le continent européen. Dans ce cadre, les
polycultures à base céréalière, surtout celles situées dans les zones médiocres
récemment défrichées, ne purent se maintenir, en raison de la faiblesse des
rendements. En quelques décennies, les herbages ont donc progressivement
remplacé les labours. La taille réduite des exploitations familiales, en mode de
faire-valoir direct, a facilité cette mutation. Elle favorise en effet
l'expansion herbagère et laitière, à la fois parce qu'elle apporte des facilités
de travail par rapport aux labours non mécanisés de l'époque et qu'elle assure
des rentrées régulières d'argent frais. Le passage progressif des labours à
l'herbage a affecté en profondeur la physionomie du terroir, notamment du
parcellaire (clôture, en haies ou fil de fer, des parcelles affectées à
l'élevage).
La comparaison avec
l'Oesling, qui prolonge les terrains ardennais au Grand-Duché du Luxembourg, et
dont la structure d'occupation du sol était semblable à celle de l'Ardenne au
début du XIXe siècle, permet de souligner l'influence du contexte politique.
Depuis la fin du XIXe siècle, le gouvernement grand-ducal a fortement subsidié,
directement ou indirectement, l'agriculture nationale, assurant de la sorte le
maintien de superficies importantes en labours. Ainsi, dès 1898, l'octroi d'une
concession minière au Grand-Duché comporte l'obligation pour l'exploitant de
livrer à l'agriculture une certaine quantité annuelle de scories Thomas
(sous-produit de la fabrication de l'acier et engrais phosphateux de grande
valeur) à un prix de moitié inférieur au prix du marché mondial. Jusqu'en 1940,
près d'un demi-million de tonnes de scories Thomas furent fournies à bas-prix à
l'agriculture grand-ducale, lui permettant de rester concurentielle par rapport
aux produits importés. Cette politique active de soutien à l'agriculture
grand-ducale a expliqué, du moins jusqu'à la fin des années soixante, le
contraste marqué entre la proportion de surface en herbages de part et d'autre
de la frontière, en particulier dans la région de Bastogne.
Le facteur politique
s'est marqué aussi de part et d'autre de la frontière belgo-luxembourgeoise dans
les modes de boisement des forêts. Les taillis de chêne, qui ont été remplacés
progressivement par des plantations de résineux en Ardenne belge, occupent
toujours une proportion significative des surfaces boisées au Grand-Duché. Ce
contraste est directement lié à l'évolution différentielle de l'exploitation de
l'écorce à tan de part et d'autre de la frontière. Pendant la période d'union
douanière avec l'Allemagne (1842-1918), les tanneries grand-ducales connurent un
essor extraordinaire, lié aux facilités d'exportation vers le marché allemand.
La superficie des taillis s'accrut en conséquence. Elle s'est largement
maintenue jusqu'à nos jours, malgré l'invention de procédé chimique pour le
tannage (1880) et la disparition des tanneries au Grand-Duché (1950).
Un troisième exemple du
rôle des facteurs sociaux et économiques est fourni par l'évolution de la
proportion des terres occupées par la forêt. Entre le début du XIXe siècle et
1980, la superficie boisée est passée en Wallonie de 395.000 à 496.000 hectares,
soit de 25 à 30% de la surface totale. Cette croissance résulte d'évolutions
contrastées de part et d'autre du sillon Sambre-et-Meuse : au sud, les
superficies boisées ont fortement augmenté, par reconquête des incultes qui
existaient au XIXe siècle, spécialement en Ardenne; au nord, en revanche, la
forêt n'a pas conquis de nouveaux terrain, étant même parfois fortement réduite,
comme aux marges de la Wallonie et de Bruxelles dans la Forêt de Soignes, dont
deux tiers de la superficie furent définitivement perdus sous le régime
hollandais. Par ailleurs, en un siècle, la part de la superficie boisée occupée
par les résineux a connu une progression importante, pour atteindre aujourd'hui
50 % des peuplements au sud du sillon wallon. D'une manière générale, cette
double évolution traduit une transformation du rôle économique de la forêt
depuis la Révolution industrielle.

Jusqu'à la fin du XVIIIe
siècle, la forêt wallonne, entièrement feuillue, s'est progressivement appauvrie
et réduite, par le fait à la fois des défrichements agricoles, des droits
d'usage qui la liaient à l'agriculture (pâturages des troupeaux, bois d'oeuvre,
cueillettes diverses, ...), de la fabrication du charbon de bois à destination
de la sidérurgie rurale et du prélèvement des écorces de chêne pour la tannerie.
Seules les grandes forêts des terres brabançonnes ont été peu affectées par ces
phénomènes, essentiellement en raison de leur statut de forêts de chasse.
Paradoxalement, la
transition vers une économie industrielle va permettre de freiner ce double
phénomène d'appauvrissement et de réduction de la forêt wallonne. Dès lors, elle
échappe aux différents prélèvements extérieurs, notamment en raison de
l'intensification de la production des terres cultivées et de l'affaiblissement
de la pression démographique en milieu rural, en même temps qu'elle connaît une
nouvelle mise en valeur économique.
Les paysages de la
Calestienne, cette bande calcaire, riche en grottes, qui frange la Fagne-Famenne
au nord de l'Ardenne, offrent un autre exemple du rôle des facteurs sociaux. Le
passage à l'économie de marché y a en effet provoqué une mutation importante
dans le mode d'occupation des terres. Sur ces collines calcaires dont la
succession paraît si caractéristique à la région, le défrichement ancien de la
forêt - une hêtraie calcilole -, puis l'abandon des terres s'est traduit par le
développement de pelouses calcaires, à la flore et à la faune spécifiques. Ces
pelouses se sont maintenues au cours des siècles grâce au pâturage extensif,
essentiellement ovin, qui jouait un rôle important dans l'économie de la région.
L'abandon des pratiques agro-pastorales traditionnelles, suite au mutations de
l'agriculture à la fin du XIXe siècle, a introduit un élément de changement. Les
pelouses des terres calcaires ont alors évolué spontanément vers un taillis, en
raison de la disparition de l'élevage extensif. En outre, depuis les années
trente, des pins noirs d'Autriche ont été massivement plantés. En conséquence,
la forêt, de substitution ou à fonction commerciale, a pris une ampleur
croissante, au détriment de surfaces incultes.
Christian Vandermotten et Jean-Michel
Decroly, Géographie, dans
Wallonie. Atouts et références d'une
Région, (sous la direction
de Freddy Joris), Gouvernement wallon, Namur, 1995.
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