III. Efforts d'autonomie et frustrations (1986-1991)
Une donnée politique
supplémentaire s'est développée dans le contexte de rassemblement des forces
politiques : la renaissance d'un mouvement wallon pluraliste et significatif.
Sous l'appellation de Wallonie Région d'Europe, José Happart, fort de son
image de résistance wallonne, est parvenu à rassembler autour d'une double
ambition - une autonomie de la Wallonie dans une Europe des régions - la plupart
des chefs historiques qui ont animé le mouvement wallon depuis la guerre :
Fernand Massart, Robert Moreau, François Perin, Pierre Ruelle, Léopold Genicot,
Jean Van Crombrugge, Germain Capelleman, Jacques Yerna, Jean-Maurice Dehousse,
Yves de Wasseige. Parmi eux aussi, le député socialiste verviétois Yvan Ylieff,
et l'Ecolo liégeois Raymond Yans. Fondé à Namur le 25 septembre 1986,
Wallonie Région d'Europe a renoué avec la tradition de la pression wallonne
sur les partis politiques, non sans parallélisme avec les situations vécues par
le MPW, vingt- cinq ans auparavant.
Le 30 septembre 1986, la
nomination de José Happart comme bourgmestre est annulée par la quatrième
Chambre unilingue flamande du Conseil d'Etat en vertu de la loi sur l'emploi des
langues dans l'administration. Le sénateur carolorégien André Baudson commente
l'événement : "si les Wallons ne peuvent changer l'Etat, ils devront changer d'Etat".
Quelques jours plus tard, c'est au pied du Perron liégeois que les militants
wallons se réunissent pour apporter leur soutien à José Happart. Le plus
remarqué ce jour-là est le député Paul-Henry Gendebien, ancien président du RW,
animateur de l'Alliance démocratique wallonne, part incontestable de la
légitimité et de la continuité du mouvement wallon, qui a rejoint le PSC en
septembre 1985. Pour Paul-Henry Gendebien, fort de son mandat de chef de Groupe
PSC au Conseil régional wallon, il ne fait aucun doute que José Happart doit
être bourgmestre et que les Fourons doivent retourner à la Wallonie.
Le carrousel fouronnais
est lancé : démission du collège, réélection de José Happart comme premier
échevin, et tourne, tourne... Septembre 1987 : dans son interview de rentrée, le
Premier Ministre Martens déclare : "Si le gouvernement devait tomber sur Happart,
je ne vois pas qui au CVP prendrait la responsabilité de former un gouvernement
avec le parti d'Happart". C'est pourtant le problème fouronnais qui, exaspérant
les sensibilités communautaires au sein du gouvernement, provoque son implosion
à l'automne 1987. Ces derniers mois, le PSC a fait une proposition : en échange
d'un arrêté royal dépouillant José Happart de l'essentiel de ses fonctions
administratives en tant qu'échevin faisant fonction de bourgmestre, une loi
serait votée, donnant une sécurité juridique aux élus francophones des communes
à facilités. Les Flamands ne veulent pas l'accepter et exigent la révocation de
José Happart ainsi que l'envoi d'un commissaire spécial dans les Fourons. Le
Président du PSC Gérard Deprez et le Vice-Premier Ministre Philippe Maystadt
disent non à l'ultimatum du CVP, "non à ceux pour qui l'humiliation de la
Wallonie et des francophones tient lieu de politique". Ainsi que l'écrit
François Perin en ce mois de novembre 1987, "Nous avons, en Wallonie, depuis la
Révolution française, et c'est incurable, la philosophie des Droits de l'Homme".
Les 17 et 18 octobre
1987, plus de quatre cents personnalités de tous les milieux se réunissent à
Charleroi à l'initiative de l'Institut Jules Destrée et de son président,
Jean-Pol Demacq, afin de tenter de définir un nouveau projet de société pour la
Wallonie. Répartis en quatorze ateliers et deux carrefours de base, les
participants au congrès La Wallonie au Futur, Vers un nouveau Paradigme,
ont appréhendé l'ensemble des champs nécessaires pour construire l'avenir
wallon, en articulant, par priorité, l'économie, la formation, la culture et les
technologies. Le défi posé par le rapporteur général du Congrès, le Professeur
Michel Quévit qui avait jadis brillamment disséqué les Causes du Déclin
wallon, était clair : "l'essentiel est de savoir si la Wallonie est encore
capable de se forger une identité susceptible de rassembler toutes les
composantes de sa population autour d'un projet de société novateur". Ainsi
était défini ce nouveau paradigme, "manière d'appréhender le futur qui traverse
toutes les dimensions de la vie en société, émergence du qualitatif sur le
quantitatif". Le Professeur Quévit clôturait sa synthèse par une question
particulièrement pertinente puisqu'elle se situait à un moment clef de la
fédéralisation du pays : de quels moyens financiers, de quel pouvoir de décision
et de quels acteurs disposait-on pour mettre en oeuvre ce projet de société qui
venait d'être esquissé ?
Après les élections
législatives du 13 décembre 1987, qui débouchent sur une longue période de vide
politique, sur fond de négociations et de missions d'information, les Exécutifs
régionaux et communautaires se constituent indépendamment d'un gouvernement
central et en l'absence d'un accord sur celui-ci. Comme l'a écrit Freddy Joris,
"par l'affirmation tangible de l'autonomie du processus de leur formation, par
leur installation bien avant le gouvernement, la mise en place des Exécutifs en
1988 aura fait progresser concrètement l'irrésistible processus fédéraliste".
D'ailleurs, le nouveau Ministre- Président de l'Exécutif régional wallon Guy
Coëme laisse entrevoir dans Le Soir du 16 avril 1988 - 124e jour sans
gouvernement belge - une initiative des régions en cas d'échec de la mission du
formateur Jean-Luc Dehaene : "si le gouvernement central devait rester bloqué,
il faudrait s'interroger sur ce que devrait être l'attitude des exécutifs, car
ils doivent veiller au développement de nos régions. N'y aurait-il pas des
initiatives à prendre ?" L'Exécutif de la Région wallonne avait été mis en place
le 3 février 1988. Le Conseil régional, et sa majorité, la coalition PS-PSC, lui
avait accordé sa confiance le 12 février.

C'est dans ce contexte de
crise de l'Etat que se réunit à l'Hôtel de Ville de Charleroi, le 16 avril 1988,
le premier Congrès de Wallonie, Région d'Europe. Les nouveaux
responsables politiques wallons sont présents et semblent partager
l'enthousiasme des quinze cents à deux mille militants présents qui réclament
pour la Wallonie "une maîtrise complète sur l'ensemble des décisions qui
constituent une politique économique cohérente, répondant à la nécessité d'une
reconversion économique et industrielle". De nouvelles compétences sont
revendiquées avec force, accompagnées des transferts de moyens financiers
adéquats : les secteurs nationaux, le commerce extérieur et la coopération au
développement, les travaux publics, l'agriculture, la politique énergétique, la
recherche, le crédit [...].
Lorsqu'un accord de
gouvernement est enfin conclu, quinze jours plus tard, autour d'un nouveau
programme de réforme de l'Etat qui associe le CVP, le PS, le SP, le PSC et VU,
les partis francophones qui obtiennent un large accroissement des compétences
des régions et des communautés sont toutefois obligés de sacrifier leur base
wallonne la plus radicale. Les réactions seront d'autant plus vives que les
concessions les plus tangibles qui ont été faites aux négociateurs flamands
l'ont été sur le problème qui a fait chuter le gouvernement. Sur les murs de
Liège apparaissent des affiches jaune et rouge qui rappellent que la démocratie
n'est pas négociable à Fouron non plus. Alors que, quelques jours auparavant,
Jean-Maurice Dehousse estimait que l'accord ne correspondait "ni aux aspirations
wallonnes, ni aux exigences de la démocratie", Jean-Claude Van Cauwenberghe
tient le même discours à Charleroi : "Dans ce délicat dossier fouronnais -
symbole pour les Flamands aussi bien que pour les Wallons, mais pas moins pour
eux - pour peu de satisfaction obtenue quant au droit des personnes, nous avons
largement capitulé quant au principe fondamental de l'appartenance wallonne et
surtout quant au droit des élus". Aussi, le lundi 2 mai 1988, le journal Le
Soir
peut-il titrer que "la Wallonie digère mal le largage
de Happart". C'est néanmoins avec une confortable majorité que les Socialistes
décident d'approuver l'accord de participation. Dix-sept ans après le vote du
107 quater, et même si cette région est plus que jamais strictement limitée aux
dix-neuf communes, les Wallons paient le prix fort pour la création d'une région
de Bruxelles- Capitale !
Le 10 mai 1988, la
Présidence de l'Exécutif wallon est confiée à Bernard Anselme. Cette décision
ancre définitivement le pouvoir régional en Wallonie, particulièrement à Namur.
Le Ministre-Président et son équipe PS-PSC, élargie à un septième membre en
janvier 1989, va pouvoir travailler sur de nouvelles bases grâce aux transferts
impressionnants de compétences et de moyens financiers réalisés dans le cadre de
la nouvelle révision de la constitution. La Wallonie, dont le budget fait un
bond de 34 à 87 milliards, dispose dorénavant de la maîtrise de ses travaux
publics, de ses communications (excepté la Sabena et la SNCB) et assume la
tutelle sur ses communes. Le Fonds des Communes et le Fonds des Provinces sont
transférés aux régions, ainsi que les programmes de résorption du chômage et les
cinq secteurs économiques restés nationaux. Des accroissements de compétences
sont prévus en matières agricole, énergétique ainsi que de relations et commerce
extérieurs. L'accord gouvernemental prévoit aussi que, dans une phase
ultérieure, les compétences résiduaires devront être accordées aux régions et
communautés tandis que les conseils régionaux devront être élus directement et
séparément.
Néanmoins, cette réalité
régionale n'est tangible que si elle s'accompagne des moyens financiers
nécessaires à la dynamisation de ses compétences. 1989 est à cet égard une année
importante. En effet, le rapport entre les ressources propres de la Région
wallonne et les transferts par dotation venant de l'Etat central s'est inversé
catégoriquement à l'occasion de la mise en oeuvre de la Loi spéciale du 16
janvier 1989 organisant le nouveau régime de financement des dépenses
régionales. Dès lors, au moment où sa dotation passait de 25 à moins de 19
milliards de francs, la Région multipliait ses ressources propres par dix en les
accroissant de 5 à 66 milliards. Cette situation est la conséquence de
l'application du principe de responsabilité financière qui se traduit par le
recours aux ressources propres localisables de la Région (accès à l'impôt des
personnes physiques et droit de lever des impôts régionaux). Ainsi, la Wallonie
dispose, avec ses transferts de compétences, d'une virtualité d'action plus
grande. Cette autonomie financière accrue constitue à l'égard de la Région
wallonne le vecteur d'une confiance renforcée qui, comme l'a souligné Philippe
Maystadt dès janvier 1989, repose sur la conviction "de voir se former, en
Wallonie, une capacité de gestion publique qui allie la rigueur à
l'imagination".

Au delà de la structure
mise en place en 1983, l'accroissement des compétences régionales a impliqué de
nouveaux efforts pour mettre en place une administration wallonne efficace. Le
20 juillet 1989, un arrêté de l'Exécutif régional wallon répartit les services
en deux Ministères : Ministère de la Région wallonne (MRW) et Ministère wallon
de l'Equipement et des Transports (MET). De plus, en application des lois de
réformes institutionnelles, l'Etat central va reconnaître, en décembre 1991, une
autonomie des régions pour élaborer un statut de Fonction publique. Avec la mise
en oeuvre de ce nouveau statut, les fonctionnaires wallons devraient être mieux
à même de répondre aux transformations structurelles et culturelles de la
société wallonne.
La concrétisation de
l'article 107quater par la création de la Région bruxelloise, combat politique
largement mené par les Wallons, va provoquer un changement profond de
l'équilibre de la Communauté française de Belgique et relancer le débat - déjà
ancien - de l'existence de cette institution. Dès 1982, en prélude au
Manifeste pour la Culture wallonne, le Professeur Quévit avait dénoncé le
fait que la Communauté mise en place par la Loi du 15 juillet 1971 ignorait la
Wallonie. Dans son livre La Wallonie : "l'indispensable autonomie", le
Professeur de Louvain considérait en effet que "le vote de l'autonomie
culturelle, loin de contribuer à l'expression d'une culture wallonne propre",
l'avait, "au contraire un peu plus étouffée encore". L'année suivante, en 1983,
le philosophe wallon José Fontaine estimait, lui aussi, que l'expression
"Communauté française de Belgique" représentait "la consécration de notre
inexistence".
Lors du colloque
Demain, quelle Wallonie ?, tenu à Louvain-la-Neuve le 18 février 1989, José
Happart fait de la régionalisation de la Communauté française son nouveau cheval
de bataille. Le député européen pense en effet que cette institution est devenue
inutile depuis le 9 janvier 1989, c'est-à-dire depuis que Bruxelles dispose de
son autonomie régionale. A Liège, au mois d'avril suivant, le Président de
Wallonie, Région d'Europe précise sa pensée à l'occasion du Deuxième Congrès de
son mouvement : "J'ai dit qu'il fallait pour le développement de la Wallonie
avoir des outils qui sont actuellement aux mains de la Communauté française, et
que, ces outils, nous devions les transférer de la Communauté vers la Région
wallonne."
Dès lors, le débat
politique qui s'instaure à la rentrée politique de 1989 portera un titre :
"Faut-il brûler la Communauté française ?" Renforcé par les 308.117 suffrages
recueillis aux élections européennes de juin 1989, José Happart peut dénoncer le
"ghetto" de la Communauté française et réclamer, pour la Wallonie, "le droit de
disposer de ses propres moyens culturels" ainsi que la faculté "d'établir son
propre programme d'enseignement, avec son caractère, ses spécificités".
Les autorités régionales
wallonnes montrent elles aussi leur appétit de compétences nouvelles. Pour le
Ministre-Président Bernard Anselme, "le problème de la régionalisation des
compétences communautaires, comme la création d'instruments de concertations
entre régions est désormais à l'ordre du jour". De son côté, André Cools exige
le transfert vers la Région de "tout et tout de suite". La position du Ministre
régional wallon des Affaires intérieures est approuvée par le président des
Socialistes wallons, Robert Collignon, qui déclare que "les Wallons ressentent
très difficilement le détournement culturel qui s'opère vers Bruxelles".
Avec la même force qu'un
an auparavant, Charleroi s'affirme au travers de son bourgmestre comme un foyer
de la nouvelle impatience wallonne. Plaidant pour le transfert à la Région
wallonne de toutes les compétences communautaires non spécifiquement
culturelles, Jean- Claude Van Cauwenberghe demande aux forces politiques
d'"aller au bout de la logique fédérale. [...] Une Région ne maîtrise
qu'imparfaitement les leviers de son avenir, quand il lui manque une compétence
aussi essentielle que l'enseignement". Et le compagnon de route de José Happart
de demander la convocation d'un congrès des Socialistes wallons. L'enjeu est de
taille. Ainsi que l'écrit le journaliste Christian Binon dans La Nouvelle
Gazette : "Parti largement dominant en Wallonie, le poids du PS est
évidemment considérable dans le débat et, dès lors, c'est finalement de lui
avant tout que dépendront les modifications institutionnelles, exigées par un
nombre croissant de socialistes wallons, à la suite de José Happart".

De son côté, commémorant
la Bataille de Jemappes, le Président de l'Institut Jules Destrée rappelle les
paroles de Philippe Busquin qui disait en 1983 que "la pauvreté des flux écono-
miques entre la capitale de la Belgique et la Wallonie nous interpelle, alors
que notre solidarité linguistique, y compris en moyens culturels, est
constamment sollicitée". Et Jean-Pol Demacq souligne que "les lettres françaises
de Wallonie sont promues en Lettres belges de langue française pour
annoncer la rentrée des auteurs belges. Les Wallons sont condamnés à la
Belgique Malgré tout et peuvent continuer à se chercher de Belsud à Beaunord
!" - concepts imaginés par la Communauté française pour désigner sa promotion
touristique et son centre culturel à Paris -. "Quant à la RTBF", ajoute Jean-Pol
Demacq, "elle laisse filtrer les plaintes de ses centres de production régionaux
appauvris, et proclame bien haut la belgitude de ses programmes élaborés au
Boulevard Reyers". Il est vrai, comme l'a montré le sociologue Michel Collinge
dans une étude sur le sentiment d'appartenance analysé entre 1975 à 1986, que la
mise "au frigo" de Bruxelles en 1980 a eu pour conséquence une réorientation des
Bruxellois vers des positions nationales belges - dès 1981 -, au détriment des
identités régionales et communautaires.
Ainsi, le débat est
particulièrement vif entre socialistes wallons et bruxellois qui veulent le
maintien de la Communauté française, défendue par ses ministres. Quant à
l'écrivain wallon Thierry Haumont, il assure le 4 octobre 1989 que "la Wallonie
n'est pas une menace pour les francophones de Bruxelles. Elle n'est une menace
que pour l'intolérance et la petitesse d'esprit". Le même jour, c'est de
Bruxelles que Jean-Maurice Dehousse confirme sa fidélité à une position
intermédiaire qu'il a déjà défendue au sein de Wallonie, Région d'Europe : "le
salut est dans la cogestion de la Communauté par les deux régions". Trois jours
plus tard, Guy Spitaels annonce, au Congrès du Parti socialiste à
Montigny-le-Tilleul, son souci de sauvegarder l'unité de l'enseignement et de la
politique culturelle mais aussi son accord pour transférer des matières
personnalisables de la Communauté vers la Région.
Paradoxalement - puisque
son parti, comme le PRL, s'en tenait à la fusion de la Région wallonne et de la
Communauté française - c'est Gérard Deprez qui va mettre en évidence les limites
du débat d'identité entre Bruxellois et Wallons. En effet, au Congrès du 2
décembre 1989 à Louvain-la-Neuve, le Président des sociaux-chrétiens
francophones, "Wallon serein et tranquille", émet l'idée de la construction
d'"une communauté wallonne" dont Bruxelles serait la capitale. "Est-il saugrenu,
est-il offensant de proposer que le nom wallon s'applique également, par
convention pour certains, par convictions pour d'autres, à tous ceux qui, dans
le sud du pays comme au centre, parlent le français ? Je demande à nos amis
bruxellois [...] de songer à la place qu'ils pourraient reprendre, non seulement
chez les Wallons mais aussi dans notre pays en acceptant d'être solidaires du
destin culturel de tous les Wallons." Basée sur le constat par le Président du
PSC d'une avancée de l'identité wallonne, cette "Révolution" de l'esprit, comme
l'a appelée André Méan, sera l'objet de commentaires polis mais réservés ou de
vifs rejets, surtout bruxellois.
Soigneusement préparé, le
troisième Congrès de Wallonie, Région d'Europe se tient en avril 1990 à
Ottignies. Sa position sur le débat est radicale : le mouvement de José Happart
"réclame la dissolution de la Communauté française de Belgique et le transfert
de toutes ses compétences vers la Région wallonne et vers la Région bruxelloise
(ou sa Commission communautaire française, au choix des Bruxellois
francophones)". Le Congrès - "un congrès d'identité", comme l'a appelé Vers
l'Avenir
- estime en effet que "la Wallonie et Bruxelles sont deux régions bien
distinctes, qui possèdent leur personnalité propre et qui sont confrontées à des
problèmes spécifiques".
Au débat d'identité
s'ajoute la débâcle financière de la Communauté française qui, incapable de
répondre aux attentes de ses enseignants, frustre ceux qui depuis de longues
années avaient attendu la communautarisation comme une terre promise. Or, ainsi
que le répète son Ministre-Président, Valmy Féaux, le costume de la Communauté a
été taillé un peu court par la loi de financement. En effet, la Loi du 16
janvier 1989 a bloqué pour dix ans le budget de l'enseignement sur la base d'une
enveloppe décidée en période de restrictions. Dès lors, le secours des Régions
est sollicité pour clôturer son budget 1991 et un accord politique est conclu
entre les Exécutifs le 21 mai 1990 sous l'égide des Vice-Premiers Ministres
Philippe Moureaux et Melchior Wathelet. En Wallonie, l'effort bruxellois sera
jugé bien vite inéquitable par rapport à celui fourni par la Région wallonne :
200 millions sont demandés à Bruxelles et 1,2 milliard à la Wallonie.
C'est la fête de la
Communauté française - célébration particulièrement importante puisqu'il s'agit
de commémorer ses vingt ans - qui va montrer l'ampleur du fossé séparant
l'institution de ses enseignants.
Paradoxe, c'est au tour
de Namur, siège des institutions régionales, d'accueillir cette année- là la
fête de la Communauté. Le bourgmestre de la capitale de la Wallonie, Jean-Louis
Close, est le premier à ouvrir le feu, dès le 26 septembre lors de son discours
à l'Hôtel de Ville de Bruxelles : "Les Wallons", dit-il, "ont du mal à se
reconnaître dans cette institution qu'ils jugent abstraite". Ainsi que
l'imprimera La Dernière Heure, "la Communauté elle-même va être mise en
cause".

Dérision : dans le
journal La Wallonie, Urbain Destrée, nouveau président de
l'Interrégionale wallonne de la FGTB écrit une lettre à sa fille, Barbara : "Ce
27 septembre 1990, je fête le 500ème anniversaire de la naissance d'Ignace de
Loyola. Je fête en même temps, le 450ème anniversaire de la Compagnie de
Jésus.[...] Aujourd'hui il reste indispensable de répéter que nous sommes
Wallons! Wallons, pas francophones de Wallonie. Pas Wallons de la Communauté
française de Belgique. Wallons de Wallonie".
Révolte : Régis Dohogne,
Secrétaire général de la Fédération des Instituteurs chrétiens a parlé de "phase
révolutionnaire". A Namur, la manifestation est violente. Dans un climat
d'émeute, près de quinze mille enseignants empêchent, au prix de plusieurs
blessés, la tenue des cérémonies officielles à la Maison de la Culture et au
Centre Marcel Hicter. Sous les coups de poings et de matraques, c'est le miroir
de l'institution qui est brisé.
Symbole : comme en
Roumanie, les manifestants découpent le milieu du drapeau de la Communauté.
C'est à Namur que, les 12
et 13 octobre 1990, se tient le Congrès de l'Interrégionale wallonne de la FGTB
Réussir la Wallonie. Renardistes, les délégués rappellent leur revendication
d'un fédéralisme dont l'ossature repose sur les trois régions. En fait, le débat
du rapport d'orientation porte sur un problème de syntaxe. Un grand congrès
doctrinal s'interroge : les régions doivent-elles être chargées "de" compétences
ou "des" compétences communautaires ? Le "des" l'a emporté : "La FGTB wallonne,
favorable à un fédéralisme de coopération basé sur trois régions, se prononce
pour le transfert négocié, mais sans exclusive à priori, des compétences et
moyens de la Communauté vers les Régions". D'ailleurs, Urbain Destrée avait
averti : "ce texte ne ferme pas la porte à la régionalisation de
l'enseignement". En effet, c'est depuis 1984 que la CGSP liégeoise revendique ce
transfert. Pour Urbain Destrée encore, la Communauté française, qu'il voit gérée
par les deux régions, tombera toute seule. Quand à l'Union wallonne des
Entreprises, elle s'inquiète (le 16 octobre) de la volonté de la Région wallonne
de prendre en charge des dépenses qui incombent à la Communauté française, ce
qui risque d'entraîner un déséquilibre du budget régional. L'accord entre les
Exécutifs sera pourtant conclu un mois plus tard. Lorsque, enfin, le 7 février
1991 le Projet de décret portant approbation de l'accord de coopération entre
les Exécutifs de la Communauté française et de la Région wallonne signé le 17
novembre 1990 sera voté, ce n'est pas sans que José Daras, pour Ecolo, Arnaud
Decléty pour le PRL, et Jean-Maurice Dehousse, pour le PS, n'aient une fois de
plus souligné la différence de niveaux d'interventions des deux régions. Pour
l'ancien Ministre-Président, un changement de centre de gravité apparaît dans
l'équilibre global de la fédéralisation de l'Etat. Ainsi, l'accord de
coopération du 17 novembre 1990 ouvre une phase nouvelle dans les rapports entre
la Région wallonne et la Communauté française.
C'est dans ce climat
politique difficile que débutent, en décembre 1990, les travaux prépara- toires
au Congrès des Socialistes wallons, sous la direction de Robert Collignon.
Présidée par Jean-Maurice Dehousse, la commission Prospective et pratiques
institutionnelles va revivre les débats animés des mois précédents. Mais,
contre toute attente, un accord se dégage en commission, le 8 janvier 1991, sur
un texte de compromis. Les socialistes wallons de toutes tendances y affirment
que la Région wallonne constitue le principal pouvoir politique représentatif de
la population wallonne. En conséquence, elle doit gérer seule ou en
collaboration avec d'autres entités fédérées toutes les compétences qui
déterminent l'avenir de la Wallonie. Ainsi, l'Etat central belge devrait être
limité aux fonctions de sécurité et de solidarité, tandis que toutes les autres
fonctions seraient régionalisées. De même, différentes matières relevant des
communautés seraient rapidement transférées à la Région wallonne : la tutelle
sur les Centres publics d'Aide sociale (CPAS), le tourisme, les transports
scolaires, l'ensemble des matières personnalisables ainsi que les sports. Sur
base d'une note du Professeur Michel Quévit, entendu comme expert par la
Commission, cette dernière prône une gestion interrégionale des matières
communautaires en fonction d'accords de coopération entre la Wallonie et
Bruxelles. Dès lors, c'est une communauté française restructurée qui
continuerait à gérer la culture, l'enseignement et la recherche scientifique.
Toutefois un rééquilibrage politique et budgétaire en faveur de la Wallonie
devrait être opéré avec application d'une formule inspirée des accords Dehousse-
Persoons de 1978. Ceux-ci prévoyaient la répartition interrégionale de 25% des
crédits pour Bruxelles et de 75% pour la Wallonie. Enfin, les socialistes
wallons ont fixé à 1994 la tenue d'un nouveau congrès d'évaluation.

Influencés par les
divisions des socialistes français lors du Congrès de Rennes, les socialistes
wallons ont manifestement recherché un compromis qui préserve l'avenir.
Néanmoins, dès le 10 janvier 1991, dans Le Peuple, Robert Collignon émet
un regret : "La culture, c'est là que, dans la synthèse, je ressens ma seule
frustration". Pour le Chef de groupe du Conseil régional wallon, "si le principe
d'une solidarité entre les francophones doit être réaffirmé face à
l'impérialisme et à l'agressivité flamande, l'identité de la Wallonie en tant
qu'Etat fédéré doit être proclamée". C'est sans réel nouveau débat que, le 9
février 1991, le Congrès des Fédérations socialistes wallonnes réuni à Ans
consacre l'accord institutionnel et approuve les rapports sur l'avenir
économique et financier de la Wallonie, ainsi que sur son cadre de vie. Dans
La Libre Belgique, Guy Daloze peut écrire que le Parti socialiste wallon a
voulu multiplier les compétences d'une Wallonie qu'il cherche à rendre de plus
en plus autonome. C'est la leçon du Congrès d'Ans. C'est aussi son
avertissement.
Commémorant le 16 février
à Amay le vingtième anniversaire de la disparition de Freddy Terwagne, Guy
Spitaels confirme la volonté qui s'est exprimée à l'occasion de ce treizième
congrès socialiste wallon pendant lequel il est resté silencieux : "notre
engagement fédéraliste s'affirme chaque jour avec plus de force et de
conviction... La Wallonie connaîtra une autonomie de plus en plus large que nous
réaliserons suivant un double rythme : celui que nous choisirons, celui qui sera
possible. Mais comment douter que nous sommes un peuple en marche, comme le sont
à l'est et à l'ouest de notre vieux continent, d'autres peuples qui tantôt
poussent le fédéralisme plus avant, tantôt s'érigent en véritables nations".
Les prises de positions
du Congrès d'Ans ne sont pas passées inaperçues au PRL où le chef de file des
libéraux wallons, Daniel Ducarme, réagit quelques jours plus tard en relevant
des convergences entre les positions des socialistes et des libéraux. Ainsi,
pour le bourgmestre de Thuin, "il appartient aujourd'hui aux Wallons de
déterminer entre eux le projet libéral pour les Wallons". Considérant cet
"ancrage wallon du PRL [...] absolument nécessaire pour la Wallonie", l'ancien
ministre régional, s'inscrivant dans une véritable filiation libérale, wallonne
et fédéraliste, émet le souhait de voir à son tour se réunir un congrès des
libéraux wallons. Cette prise de position provoque de vives réactions d'Antoine
Duquesne - le Président de ce Parti - et de l'ancien Vice-Premier Ministre Jean
Gol. Pour Luc Delfosse, dans Le Soir du 25 février, [l'incident] révèle
que le PRL, lui aussi, est traversé par une ligne de fracture. Et que
l'épicentre d'un éventuel séisme est situé en Wallonie. Comme au Parti social
chrétien, comme au Parti socialiste. Le Porte-parole d'Ecolo, Jacky Morael,
confirme en septembre 1991 cette analyse qui constitue, depuis 1985, la position
de son parti, en soulignant que si, à l'avenir, la Communauté française
survivait, ce serait sur la base de compétences limitées : l'enseignement,
certaines matières culturelles, l'audiovisuel. Tout ce qui relève du secteur non
marchand, de l'éducation permanente, des affaires sociales pourrait aisément
passer aux Régions.
D'autres préoccupations
politiques vont mettre entre parenthèses le débat d'identité qui s'est instauré
entre francophones. Ainsi, début octobre 1991, la crise sur l'exportation
d'armes wallonnes à l'Arabie saoudite et aux Emirats arabes unis, va provoquer
la chute du Gouvernement Martens-Moureaux. En effet, depuis la mi-septembre, les
ministres flamands de la Volksunie et du Parti socialiste flamand refusaient le
renouvellement de la licence d'exportation par le Conseil ministériel restreint,
pour des ventes d'armes wallonnes produites à Herstal et à Petit-Roeulx,
menaçant l'avenir des sociétés FNNH et Mecar. Pour le Président de la Fédération
syndicale des Métallurgistes FGTB de la Province de Liège, s'exprimant dans les
colonnes de La Wallonie le 21 septembre, le problème est politique : il
s'agit de la maîtrise de son économie par la Wallonie.
Alors que Wallonie
Région d'Europe réclame la régionalisation du Commerce extérieur et que
l'Union wallonne des Entreprises parle de "discrimination abusive", c'est sans
succès que l'Exécutif wallon lance un appel solennel au Premier Ministre belge,
Wilfried Martens. Pourtant, moins de deux ans auparavant, le 2 décembre 1989, le
Président du PSC, Gérard Deprez, avait adressé un avertissement clair aux
Flamands : Le peuple wallon n'est pas un peuple mendiant. Il ne faut pas le
forcer à choisir entre un confédéralisme de la dignité et un fédéralisme de la
mendicité. Dès lors, le contre-feu de Guy Spitaels est bien accueilli par son
partenaire au pouvoir wallon lorsqu'il écrit, le 26 septembre, au Président de
l'Assemblée wallonne, Willy Burgeon, pour lui demander de convoquer de toute
urgence le Conseil régional wallon pour délibérer et éventuellement prendre les
mesures requises pour la sauvegarde des entreprises concernées de notre région.
Gérard Deprez demande l'ajout à l'ordre du jour du problème de l'agriculture
dont les libéraux, par la bouche de Daniel Ducarme, demandent la
régionalisation. La menace est précise : convoqué pour le lundi, le Parlement
wallon pourrait se transformer en Etats généraux. Le dimanche 29 septembre 1991,
les Ministres Volksunie quittent le Gouvernement tandis que le Socialistische
Partij accepte la création de trois comités ministériels régionaux pour les
exportations d'armes. Présidé par Robert Urbain, le Comité ministériel wallon
accorde immédiatement les licences contestées.

Lorsque, le lendemain, le
Président du Conseil régional donne la parole à Monsieur le Premier Ministre de
Wallonie, on mesure, à la réponse de Bernard Anselme, l'ampleur du coup de force
qui vient de s'opérer : l'Exécutif, conscient de l'extrême urgence devant
laquelle il se trouvait, était depuis plusieurs jours en état de délibération
permanente et est prêt à prendre si nécessaire toutes - je dis bien toutes - les
mesures utiles au sauvetage de nos entreprises et de nos emplois. Le choc a été
rude, particulièrement en Flandre. Le 4 octobre, le Gouvernement belge se
disloque. Les Chambres seront dissoutes, sans que la troisième phase de la
réforme de l'Etat prévue en 1988 ait été menée à bien, mais après avoir
déterminé une nouvelle série d'articles à réviser.
C'est sous l'impulsion du
Professeur Georges Neuray, que deux ans auparavant, le Congrès permanent La
Wallonie au Futur avait décidé de choisir comme nouveau vecteur de ses
travaux le thème de l'éducation, compris dans une large conception qui englobe
la culture familiale et locale autant que celle des médias et des industries
culturelles, en passant par celle des entreprises ou des administrations.
Véritable centre de prospective wallon interdisciplinaire associé à l'Exécutif
wallon, le Congrès - animé par Michel Quevit - a défini l'urgence de l'enjeu que
constitue l'indispensable mobilisation des potentialités humaines,
intellectuelles, sociales et culturelles de la population de Wallonie au devenir
de sa Région. Réuni à Namur les 4 et 5 octobre 1991, le Congrès a rappelé que
bâtir un pays, c'est construire son éducation.
.../...
Philippe Destatte, Du
rêve autonomiste à la souveraineté internationale, dans
Wallonie. Atouts et références d'une
Région, (sous la direction
de Freddy Joris), Gouvernement wallon, Namur, 1995.