III. Une région sans nom
Au temps du régime féodo-seigneurial
A la fin du Moyen Age, la
population rurale représente encore près de 85 à 90% des effectifs
démographiques des terres "wallonnes". La vie économique et sociale reste
d'abord rythmée par les travaux des champs; en cela, rien que de très normal par
rapport au reste de l'Occident. Que survienne une crise frumentaire, consécutive
le plus souvent à des accidents météorologiques, et c'était l'hécatombe.
Quelques grandes famines ont marqué l'histoire de ces régions, notamment 1125,
1195-97, 1315-16; il pouvait arriver que le prix du seigle quadruple ou
quintuple en quelques mois par rapport à la normale ! Comme dans nombre de
contrées d'Europe occidentale, la poussée démographique, réelle du VIIIe au Xe
siècle, va carrément s'emballer jusqu'au début du XIVe. Puis ce fut un déclin
amorcé par la famine de 1315-16 et brutalement confirmé par la Peste noire;
arrivée en Italie en 1374, elle frappe l'Europe du Nord en 1348-49. Désormais,
la peste ferait périodiquement des ravages; n'aurait-elle pas emporté un tiers
de la population au XIVe siècle ? Le déclin démographique se prolongea pendant
les deux premiers tiers du siècle suivant. Comparé à ce qui pourrait être écrit
pour bien des régions voisines, cet état de la question pourrait n'être que très
banal s'il occultait une dynamique qui a conféré à ces terres quelque
originalité : la vitalité urbaine.
Aux XIIe et XIIIe
siècles, elles comptent deux "grandes" villes, ce sont deux cités épiscopales,
Tournai et Liège, et quatre villes "moyennes", Huy - une charte de 1066
reconnaît à ses bourgeois un certain nombre de franchises -, Namur, Dinant et
Nivelles. Quatre d'entre elles étaient déjà des agglomérations mérovingiennes (Vici),
auxquelles se greffa un quartier marchand (portus) sous les Carolingiens
: Tournai, Namur, Huy et Dinant. Au XIIe siècle, quatre centres domaniaux
accédèrent au rang de villes : Mons, Binche, Gembloux et Fosses-la-Ville.
L'essor urbain se poursuivrait jusqu'au XIIIe siècle : une dizaine de bourgades
naquirent : Arlon et Bastogne dans le Luxembourg, Wavre dans le "roman pays de
Brabant", comme on dira bientôt, Chimay et Lessines en Hainaut, Bouvignes dans
le Namurois et Couvin dans la principauté de Liège; dans deux cas, en Brabant
wallon, il s'agit véritablement de villes neuves créées de toutes pièces :
Jodoigne (1185-90) et Genappe (1200).
Dès le XIVe siècle,
plusieurs de ces villes furent le théâtre de troubles sociaux. Ainsi à Huy, à
Dinant, à Tournai et surtout à Liège où la révolte contre le patriciat entraîna
les 3-4 août 1312 la mort de deux cents notables dans l'incendie d'une église
(le "Mal St Martin"). Ces "commotions" se doublèrent d'affrontements avec les
princes, qu'ils soient laïcs ou ecclésiastiques (évêques, abbés); ce sont autant
de tentatives d'échapper à leur tutelle : ainsi, à Liège, la "paix de Fexhe" (18
juin 1316) imposée à l'évêque Adolphe de La Marck, énonce les principes qui
restèrent à la base du droit public liégeois jusqu'en 1794. C'est dans ce
contexte de luettes pour le pouvoir que se mirent en place un peu partout dans
le courant du XIIIe siècle des institutions urbaines ("Conseil" ou "Magistrat")
de plus en plus représentatives des groupes influents de la cité et qui
traduisaient la volonté des bourgeoisies à se gouverner en toute autonomie.

Des Pays-Bas centralisés, champ de bataille de l'Europe
Philippe le Bon
(1393-1497), duc de Bourgogne, avait donc réuni en quelques décennies un nombre
impressionnant de principautés. Cinquante ans plus tard, Charles-Quint régnait
sur ces territoires qui, augmentés de quelques provinces hollandaises, formèrent
les "17 provinces des Pays-Bas". Son fils, Philippe II ne put préserver
l'héritage : le développement du protestantisme et les maladresses politiques du
souverain, en matière de fiscalité notamment, provoquèrent un soulèvement dès
les années soixante du XVIe siècle. Il en résulta un éclatement des "17
Provinces" : au nord, les Provinces-Unies à majorité calviniste; au sud, les
Pays-Bas catholiques : l'intolérance religieuse en avait chassé la plupart des
protestants. Cette partition fut entérinée par le traité de Munster (1648) dont
est en grande partie issue la frontière belgo-hollandaise.
L'existence d'un prince
unique justifia dès le XVe siècle la mise en place d'institutions communes aux
principautés. Citons en trois. A partir du moment où le souverain ne réside plus
qu'épisodiquement dans es possessions du nord, il prit l'habitude depuis le XVIe
siècle d'y nommer un “gouvernement général”, souvent un prince de sang. Par
ailleurs, en 1531, Charles- Quint consacra un système initié sous les
Bourguignons; il organisa les “Conseils collatéraux” - le Conseil d'Etat
(affaires étrangères et défense), le Conseil privé (politique intérieure et
justice), le Conseil des finances (économie et finances); en dépit de variations
épisodiques, la structure resta en place jusqu'à la fin du XVIIIe siècle. Enfin,
les ducs de Bourgogne créèrent des “Chambres des comptes”, notamment à Lille et
à Bruxelles, chargées de contrôler et d'apurer les comptes des officiers du
prince, puis ceux des villes et de nombre d'institutions locales et centrales;
après maintes fluctuations liées à l'évolution territoriale des Pays-Bas, une
seule Chambre des comptes survécut à Bruxelles à partir de 1735.
Le processus de
centralisation administrative culmina sous les Habsbourg d'Autriche, en
particulier sous les règnes de Marie-Thérèse (1740-1780) et de Joseph II
(1780-1790). Adepte du despotisme éclairé, ce dernier, plus que n'importe lequel
de ses prédécesseurs, n'hésita pas à bouleverser les institutions
traditionnelles en vue de renforcer le noyau central de commandement au
détriment d'autonomies provinciales encore bien réelles, notamment en matière de
fiscalité. La "Révolution brabançonne" qui embrasa la quasi totalité des
Pays-Bas d'octobre 1789 à décembre 1790 - seul le Luxembourg resta fidèle à la
Maison d'Autriche - est à mettre directement en relation avec cette politique de
centralisation poussée à l'extrême. Contemporaine de la Révolution française, la
"Révolution brabançonne" s'écarta rapidement des idéaux de la première pour
s'engager dans une voie conservatrice et cléricale privilégiant les structures
sociales traditionnelles (Clergé, Noblesse, Corporations) et anéantissant
l'essentiel des réformes de Joseph II, y compris l'édit de tolérance (1781) qui
avait enfin effacé la plupart des discriminations touchant les protestants. La
dissension entre les provinces en révolte favorisa la restauration autrichienne.
Dès qu'ils devinrent
possession espagnole, les Pays-Bas se trouvèrent, par la force des choses, au
centre des conflits qui opposèrent une France soucieuse de reporter sa frontière
plus au Nord, et les grandes puissances du temps. L'Espagne, bien sûr, n'était
nullement désireuse de se laisser dépouiller de son bien, mais à partir de la
seconde moitié du XVIIe siècle, les deux puissances montantes qu'étaient les
Provinces Unies et l'Angleterre étaient tout autant décidées à réfréner les
ambitions françaises dans cette région-tampon que constituaient les Pays-Bas.
Les rivalités franco-espagnoles débouchèrent sur un nombre élevé de conflits
armés dont les provinces romanes des Pays-Bas - surtout le Hainaut et le
Namurois - furent le théâtre d'opérations.
Trois villes-neuves, à
vocation de forteresses ont été édifiées par les Espagnols, uniquement pour des
raisons stratégiques (se protéger de la France) : Mariembourg (1546) en
l'honneur de la gouvernante de Marie de Hongrie, soeur de Charles-Quint;
Philippeville (1556), du nom de Philippe II d'Espagne car Mariembourg était
tombée aux mains des Français en 1554 lors du raid sanglant et dévastateur des
troupes de Henri II de France en Hainaut et dans l'Entre-Sambre et Meuse, et
enfin Charleroi (1666) dont le nom évoquait le roi Charles II; cette
construction avait été jugée indispensable pour colmater les brèches dans le
système défensif espagnol sur la Sambre car, par le traité des Pyrénées (1659),
la France avait ravi à l'Espagne Mariembourg et Philippeville. Tournai, Ath,
Mons, Charleroi et Namur ont subi maints sièges et bombardements pendant les
guerres de Louis XIV (grosso modo entre 1666 et 1713), tantôt du chef des
Français, tantôt du chef des Espagnols ou même des Hollandais et des Anglais. Du
point de vue de la géographie politique, ces guerres amputèrent définitivement
les Pays-Bas de plusieurs "provinces" romanes au profit de la France : l'Artois,
le Cambraisis, la Flandre française et la moitié du Hainaut (Valenciennes et sa
région).
Quelques noms de
batailles célèbres, qui se sont déroulées dans l'espace wallon ou à ses confins
immédiats entre la moitié du XVIIe siècle et le milieu du XVIIIe siècle évoquent
mieux qu'un long historique la situation inconfortable des principautés romane :
Rocroi
(1643), aujourd'hui département des Ardennes, victoire du duc d'Enghien sur
l'infanterie espagnole; Fleurus (1690), victoire du maréchal de
Luxembourg sur les Impériaux; Steenkerque
(1692), victoire de Luxembourg sur Guillaume III d'Angleterre; Ramillies
(1706), victoire du duc de Marlborough sur le maréchal de Villeroi;
Malplaquet (1709) aujourd'hui département du Nord, victoire de Malborough et
du prince Eugène de Savoie sur le maréchal de Villars; Denain (1712)
aujourd'hui département du Nord, victoire de Villeroi sur Eugène de Savoie. Les
Pays-Bas furent à nouveau au centre des enjeux pendant la guerre de Succession
d'Autriche : en 1745, à Fontenoy, le maréchal de Saxe, au service de la
France, vainquit une coalition anglo- hollando-austro-hanovrienne qui permet à
la France d'occuper ces provinces jusqu'en 1748.

Les terres liégeoises : neutralité extérieure et convulsions intérieures
Prise au piège des
révoltes entre France et Bourgogne au XVe siècle, la principauté de Liège paya
chèrement son attachement à la France : Dinant en 1466 et Liège en 1468 furent
mises à sac et en grande partie détruites par les troupes de Charles le
Téméraire. La leçon servit car en 1492 elle parvint à faire reconnaître sa
neutralité par la France et l'Empire. Cette neutralité, perméable, impliqua le
libre passage des troupes étrangères par son territoire, ce qui n'allait pas
sans dommages pour les populations. Hélas, les princes évêques ne furent pas
toujours à même de tenir la balance égale entre les principales puissances
belligérantes des XVIe et XVIIe siècles; parfois cela valut à la principauté de
cruels désagréments. La prise de Liège par Louvois en 1675 et le bombardement de
la ville par le maréchal de Boufflers en 1691 furent autant d'exemples de
représailles de la France; par ailleurs, la principauté avait dû se résoudre à
perdre au traité de Nimègue (1678) le duché de Bouillon, érigé depuis lors en
principauté indépendante. Qui qu'il en soit, son statut de neutralité a permis à
la principauté de sauvegarder son indépendance jusqu'en 1794 et globalement,
elle a eu bien moins à souffrir que les régions romanes des Pays-Bas.
En revanche, la politique
intérieure connut bien plus de troubles que dans les principautés voisines.
L'histoire de la
principauté à l'époque moderne est, en effet, émaillée de conflits quasi
permanents avec le prince évêque. L'attachement au monarque y était sans doute
plus fragile que dans les Pays-Bas : à Liège, la monarchie était élective; en
outre, le titulaire cumulait souvent des fonctions d'évêque ou d'archevêque en
Allemagne : cette situation ne l'incitait guère à accorder une attention
suffisante à ses sujets. Ces princes évêques étaient soucieux de remettre en
cause l'un des acquits de la Paix de Fexhe, “le Sens du Pays”. Réunissant
les trois Etats du pays de Liège (le chapitre cathédrale de Liège, les
chevaliers et les représentants des "bonne villes" - elles étaient onze dans la
partie romane de la principauté : Liège, Huy, Dinant, Ciney, Thuin, Fosses,
Couvin, Châtelet, Visé, Waremme et Verviers), “le Sens du Pays”. était
habilité à adopter en matière de coutume, de fiscalité, de droit judiciaire, de
droit forestier notamment, des résolutions rendues exécutoires par mandement du
prince évêque.
Les luttes politiques,
telles celles qui opposèrent à partir de 1632 le clan aristocratique et clérical
des Chiroux, à leurs adversaires les Grignoux, prirent une
tournure de plus en plus violente au XVIIe siècle; elles débouchèrent sur
l'anarchie. Les dernières séditions furent fatales. Le prince évêque
Maximilien-Henri de Bavière "fit sa rentrée dans sa ville le 9 octobre 1684. Les
chefs des mutins furent exécutés et un Règlement rigoureux abolit les
institutions liégeoises. Désormais, le prince put véritablement régner, avec la
seule modération d'un droit de veto préalable sur ses actes importants, octroyé
au chapitre cathédral. L'Etat monarchique l'emportait sur le pouvoir populaire".
Mais Liège n'oublia
point. Lorsqu'éclata la Révolution liégeoise (18 août 1789), qui à la différence
de la Révolution brabançonne fit siens les idéaux de celle de France, l'une des
premières mesures des insurgés fut de faire proclamer l'abolition du Règlement
de 1684. Mais l'"Heureuse Révolution" fut éphémère. En janvier 1791, le prince
évêque Hoensbroeck récupéra le pouvoir.

Les débuts de l'unification politique (1795-1830)
Après l'échec de leurs
révolutions, les restaurations, tant des les Pays-Bas qu'à Liège, furent de
courte durée. En effet, l'évolution politique de la France révolutionnaire, où
étaient réfugiés des "Belges" et des "Liégeois" qui n'acceptaient pas le retour
à l'ancien régime, en décida autrement. En guerre contre l'Europe depuis le
printemps 1792, la France, après la canonnade de Valmy, entama sa politique
d'expansion. La victoire de Jemappes (6 novembre 1792), remportée par Dumouriez
sur les Autrichiens, lui ouvrit les portes des Pays-Bas et de la principauté,
presque totalement occupés en quelques semaines. Après une période d'euphorie -
Dumouriez n'avait-il pas entretenu l'idée de l'indépendance des territoires
libérés ? - il fallut déchanter car la Convention commençait à penser en termes
d'annexion; elle était aussi soucieuse de faire participer à l'effort de guerre
ces riches provinces qui venaient de tomber dans son escarcelle. Bref, il en
résulta bien des désillusions et bien des déchirements dans les nombreux
Clubs
qui s'étaient créés sur le modèle français et dans les “Assemblées de
représentants provisoires” élues de façon peu démocratique, ou carrément
imposées par les courants les plus extrémistes, dans plusieurs villes et
régions. Mais à l'évidence, les radicaux, ceux dont la fibre révolutionnaire
était à toute épreuve, se recrutaient dans les pays de Liège et de Stavelot,
ainsi qu'à Charleroi, devenue Char-sur-Sambre, et dans plusieurs villes du comté
de Hainaut. C'est de là que partirent des voeux de réunion à la République,
voeux que la Convention entérina entre le 2 mars et le 8 mai 1793; à la fin
mars, le Hainaut, auquel on incorpora le Tournaisis, fut transformé en
département de Jemappes. Cet enthousiasme était loin d'être partagé par les
provinces flamandes ainsi que par les campagnes namuroises et luxembourgeoises.
La défaite de Dumouriez à Neerwinden (18 mars 1793) face à l'armée autrichienne
sonna le glas de l'équipée française au Nord. Au printemps 1793, on assista à
nouveau à la restauration de l'ancien régime dans les Pays-Bas et les
principautés de Liège et de Stavelot-Malmédy.
Un an plus tard, le
destin des ces "terres" basculerait définitivement. Les offensives menées dans
le Nord par une République française assiégée de toutes parts et confrontée à la
guerre civile, se solderaient par la victoire de Jourdan sur les Autrichiens à
Fleurus (26 juin 1794). Après douze mois de violences et de réquisitions - les
Français ne voulaient voir dans les territoires occupés qu'un pays de conquête
dont une grande majorité des habitants avaient maltraité les armées
républicaines en déroute après Neerwinden -, la France, à la suite d'un vote de
la Convention le 9 vendémiairre an III (1er août 1795), annexa les anciens
Pays-Bas, les principautés de Liège et de Stavelot-Malmédy; le 4 brumaire en IV
(26 octobre 1795), ce fut au tour du duché de Bouillon. Dans les mois
précédents, de s administrations provisoires furent installées; le 14 fructidor
an III (31 août 1795), le Comité de Salut public avait approuvé une nouvelle
division territoriale en neuf départements que j'ai déjà évoquée. Pour la
première fois, une unification politique de l'"espace wallon" à quelques
exceptions près était réalisée; Philippeville et Couvin et une partie du duché
de Bouillon étaient rattachées au département des Ardennes tandis que l'enclave
de Brabençon relevait du département du Nord. Désormais, l'histoire des "Belges"
et des "Liégeois" se confondrait avec celle des autres citoyens français; fondus
dans la République, puis dans l'Empire, ils vivraient les moments de gloire,
mais aussi les déconvenues. L'assimilation fut indiscutablement mieux réussie
dans les terres romanes que dans les régions de langue flamande ou allemande, où
de surcroît, l'anticléricalisme du pouvoir français suscita des oppositions bien
plus vives.
Au bout du compte, ces
vingt années de vie commune avec la France ont laissé des traces indélébiles.
Comment comprendre le respect des libertés fondamentales, la structure
administrative, le droit public, le droit civil, l'organisation judiciaire, la
laïcisation décisive de l'appareil de l'Etat, la structure de l'enseignement
public, l'adoption précoce du système décimal et des poids et mesures, et même
le vocabulaire politique - "droite" et "gauche" par exemple - de la Belgique
contemporaine sans faire référence à l'héritage de la Révolution française ?
Quoi qu'il en soit, lorsqu'on s'efforce de dresser un bilan de l'opinion
publique entre 1812, quand surviennent les premiers revers de Napoléon, et la
débâcle consécutive à la défaite de Waterloo (18 juin 1815), trois constatations
retiennent l'attention :
- "[...] rien ne permet
d'affirmer qu'une majorité des habitants de nos régions [la Belgique] regrettait
la domination française"
- "Il apparaît cependant qu'une grande partie de la population du pays liégeois
et du Hainaut nourrissait des sentiments francophiles [...]"
- a propos du sentiment national belge : "D'emblée, on peut en exclure
l'existence dans le pays liégeois, lequel se sentait manifestement plus proche
de l'ancienne France que des autres régions formant aujourd'hui la Belgique".
Au niveau des
psychologies collectives, l'amalgame entre "Liégeois" et "Belges", y compris
ceux de langue romane, n'était certainement pas réalisé en 1815; ce fut
cependant chose à faire, mais très progressivement, dans l'opposition commune
aux Hollandais durant le règne de Guillaume Ier d'Orange. Des augmentations
d'impôts ressenties comme frappant plus durement la population de la partie
méridionale du nouveau royaume et des conflits avec l'Eglise catholique
creusèrent le fossé entre le souverain et ses sujets de "Belgique". La politique
linguistique inquiéta. Guillaume Ier n'ambitionnait-il pas d'unifier par la
langue son royaume ? Il imposa le néerlandais comme langue officielle en Flandre
et indisposa dès lors une bonne partie d'une bourgeoisie acquise à langue
française; il commença même, à partir de 1825, à nommer des instituteurs
néerlandophones dans des écoles primaires au sud de la frontière linguistique.
Enfin, l'autoritarisme croissant du roi finit par lui aliéner les sympathies
d'une nouvelle génération de libéraux, décidés à faire cause commune avec des
catholiques, ralliés aux grandes libertés. Tous les ingrédients étaient
rassemblés depuis 1828 pour consommer le divorce.

Un même tissu industriel
Vers 1830, les provinces
wallonnes comptaient approximativement 1.500.000 habitants contre environ
2.140.000 dans les provinces flamandes et 135.000 pour l'agglomération
bruxelloise envisagée dans sa configuration actuelle, soit 40% de la population
du royaume. Après la stagnation du XVIIe siècle, voire même la régression
démographique qui a marqué la période 1680-1715, la population avait recommencé
à croître. Globalement, le gain peut être évalué à 60% entre 1710-20 et 1800, en
dépit de deux périodes très difficiles, 1740-1742 et 1794-96, marquées par des
crises économiques, des disettes et des épidémies. Ces provinces étaient donc à
l'unisson du reste de l'Europe occidentale. Cependant, même en dépit de la
progression spectaculaire de quelques villes industrielles, ce n'était en rien
comparable à la croissance prodigieuse des grandes cités manufacturières
d'Angleterre à la même époque. En fait, l'industrialisation tendait à gommer des
clivages devenus artificiels entre villages industrialisés et villes : est en
train de naître, selon le mot d'Etienne Hélin, "une nouvelle unité
démographique", le "bassin industriel".
Le diagnostic vaut pour
Liège et Verviers (principauté), mais tout autant en Hainaut (Mons et le
Borinage) et pour le "pays" de Charleroi aux confins de terres namuroises,
hennuyères et liégeoises. Il n'y a aucun doute : les terres de langue romane
d'un espace wallon éclat pendant des siècles, ont présenté, par delà les
appartenances politiques, des caractéristiques industrielles communes. On
mesurerait de plus en plus leur importance avec les débuts de la révolution
industrielle; elles seraient aussi génératrices d'une sociologie spécifique à
l'axe Haine-Sambre-Meuse et de solidarités économiques, sociales et politiques,
qui prendraient toute leur importance au sein de l'Etat belge.
En effet, dans les
Pays-Bas et la principauté de Liège, le minerai de fer et la houille étaient des
matières premières spécifiques aux régions de langue romane. L'exploitation de
la houille remontait au XIIIe siècle; à l'époque moderne, le Couchant de Mons,
la région de Morlanwez-Mariemont, les pays de Charleroi et de Liège étaient les
principaux centres de l'industrie charbonnière.
Depuis la seconde moitié
du XVe siècle, après la crise des années soixante consécutive aux guerres de
religion en France et à la révolte des provinces septentrionales des Pays-Bas,
la fabrication du fer était cantonnée au Luxembourg (la région d'Habay) et à l'Entre-Sambre
et Meuse, essentiellement liégeoise et namuroise. L'industrie sidérurgique
"wallonne" vivait en autarcie : les régions sidérurgiques étaient riches en
minerai, entourées de forêts - le charbon de bois était indispensables pour les
opérations de fabrication de la fonte et son affinage - et irriguées de
nombreuses rivières - or, fourneaux, forges et marteaux étaient actionnées grâce
à des roues hydrauliques.
Ebranlée par la crise du
milieu du XVIe siècle, la sidérurgie liégeoise s'était reconvertie dans les
industries de transformation du fer. De nouvelles usines, "fonderies", "platineries",
se multiplièrent le long de l'Ourthe, de la Vesdre, de la Hoègne; quincaillerie,
armes et clous constituaient désormais l'essentiel de la production sidérurgique
dont une part considérable était destinée à l'exportation. Par ailleurs, la
clouterie était déjà prospère au "pays" de Charleroi bien avant la fondation de
la ville.
D'une façon générale,
l'usage croissant de la houille, surtout à partir du XVIIe siècle draîna vers
les bassins charbonniers les industries auxquelles était indispensable un foyer
susceptible d'être alimenté par la houille. Voilà qui explique dès la fin du
XVIe siècle, et surtout au XVIIe siècle, la présence de nombreuses usines à fer,
mais aussi de verreries dans les régions pourvues de bons moyens de
communication : des rivières et surtout des chaussées pavées, création du régime
autrichien.
Trois autres secteurs
industriels méritent de retenir l'attention. L'un n'aura plus qu'une importance
locale à la fin de l'époque moderne après avoir connu la splendeur au Moyen Age
à Liège, Huy et Dinant; il s'agit du travail du laiton (mélange de cuivre
d'étain et de calamine); la "dinanderie" ne survécut médiocrement qu'à Dinant.
Le deuxième est bien évidemment le textile; il est présent un peu partout - la
fabrication de toile est importante en Hainaut occidental - mais dès le XVe
siècle, un centre de la draperie est en pleine expansion : Verviers, qui va
affirmer de plus en plus sa primauté et se trouvera au coeur de la Révolution
industrielle aux confins des XVIIIe et XIXe siècles. Le dernier, enfin, est
celui des matériaux pierreux; le sous-sol regorgeait de grès, porphyre et marbre
et les fours à chaux se comptaient par centaines, surtout dans le Tournaisis.
Bref, avec un décalage
chronologique par rapport à l'Angleterre et avec une ampleur moindre, l'"espace
wallon" à la fin de l'ancien régime est sans doute le plus à même sur le
continent de rivaliser avec le berceau de la Révolution industrielle. Animées
par des capitalistes qui modifient profondément les structures des entreprises
et favorisent l'émergence de la "fabrique", de la "manufacture" et qui
n'hésitent pas à recourir aux techniques les plus avancées - ce fut vrai dans
les charbonnages, en sidérurgie, dans le textile verviétois, dans l'industrie
verrière - les régions romanes disposaient à la veille du rattachement à la
France, d'une puissance industrielle peu commune; Certes, il y avait des
rivalités des guerres douanières entre les Pays-Bas et la principauté, mais au
fil du temps, les nécessités économiques l'emporteraient sur l'enchevêtrement
des frontières politiques. Charleroi (comté de Namur) vivrait de plus en plus en
symbiose avec les villages liégeois environnants; il en irait de même pour
Verviers, la liégeoise, avec les localités du duché de Luxembourg qui la
ceinturaient. Toutes deux avaient besoins d'un hinterland; les interdépendances
étaient trop étroites: les "bassins industriels" transcendaient les frontières
politiques bien avant leur éradication.
Sous le régime français,
le machinisme fit des progrès substantiels dans tous les secteurs industriels, y
compris le textile. Les industries des régions wallonnes furent les grandes
bénéficiaires de leur inclusion dans l'énorme marché français et du Blocus
continental décrété en 1806 par Napoléon contre l'Angleterre. Quelques chiffres
sont révélateurs du potentiel industriel des départements wallons. Ils
produisaient 1.250.000 tonnes de charbon en 1810- 1811; à lui seul, le
département de Jemappes avait une production équivalente à celle de la France
considérée dans ses frontières actuelles; ils fournissaient 40.000 tonnes de
fonte soit un quart du tonnage de l'empire; Liège, dans le domaine de
l'armement, était au quatrième rang des centres industriels.
Le passage sous la
domination nécessita une faculté d'adaptation considérable : comment pénétrer ce
nouveau marché en principe largement ouvert aux productions anglaises ? Le roi
Guillaume ne fut pas insensible aux intérêts des industriels wallons : la hausse
des droits de douane sur les charbons anglais facilita la prospérité des
houillères, qui continuèrent par ailleurs à trouver des débouchés dans une
France qui manquait de charbon. Dans les années vingt, la fabrication du fer
connut une révolution technologique : machine à vapeur, puddlage et fonte au
coke propulsèrent la sidérurgie du sillon Sambre et Meuse au niveau de sa
concurrente anglaise. Le recours systématique au coke allait d'ailleurs
bouleverser l'implantation des fourneaux et des forges : ces usines
déserteraient bientôt l'Entre-Sambre-et- Meuse et le Luxembourg pour se
concentrer dans les bassins charbonniers. A la veille de la Révolution, quelques
grandes familles brillaient au firmament du capitalisme industriel. Cockerill
(Liège), Simonis et Biolley (Verviers), Huart-Chapel (Charleroi), Warocqué (Mariemont).
Au sein de la Belgique nouvellement indépendante, les provinces wallonnes
disposeraient du monopole des industries charbonnières, sidérurgiques et
verrières. Conclusions : "proportionnellement à sa superficie et à sa
population, la Wallonie [était] en ce début du XIXe siècle la deuxième région
industrielle du monde après l'Angleterre".
Epilogue
Les provinces wallonnes
avaient vu leurs intérêts industriels pris en compte par Guillaume Ier. Mais
lorsque la révolution contre la Hollande éclata - Bruxelles fut son véritable
épicentre -, d'importants contingents de volontaires liégeois, hennuyers et
originaires du Brabant wallon apportèrent un appui décisif à la population
bruxelloise lors des journées de septembre 1830 qui ont scellé l'échec du
royaume des Pays-Bas.

Orientation bibliographique
Les actes des deux
Colloques organisés en 1985 : La fortune historiographique des thèses d'Henri
Pirenne, Bruxelles, Institut des Hautes Etudes de Belgique, 1986.
ARNOULD M.-A., Le plus ancien acte en langue d'oïl : la charte-loi de
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1713- 1794, dir. H. HASQUIN, Bruxelles, Crédit Communal, 1987, pp. 163-200.
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