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La Wallonie, une région en Europe

Faut-il une Constitution pour chaque entité fédérée ?
Réflexions sur le phénomène constitutionnel dans un Etat fédéral
- (1995)

Jean-Claude Scholsem
Professeur ordinaire à la Faculté de Droit de Liège

 

Introduction

1. Le thème du présent atelier se présente sous forme de question : faut-il une Constitution pour chaque entité fédérée ? Cette interrogation est bien plus redoutable qu'il n'y paraît au premier abord. Elle aborde de front l'un des problèmes fondamentaux de la pensée fédéraliste, à savoir l'articulation d'un double niveau constitutionnel, une Constitution étant subordonnée à l'autre, tout en gardant sa nature constitutionnelle, c'est-à-dire sa nature fondamentale et fondatrice. Ceci est a priori quelque peu difficile à concevoir puisque l'on considère un même texte à la fois comme suprême et subordonné. Ce paradoxe nous amène à réfléchir sur le caractère "étatique" des entités fédérées.

La question posée exige aussi que la notion de Constitution comme loi suprême d'un Etat soit élucidée. En d'autres termes, nous nous situons au confluent de deux courants majeurs de la pensée contemporaine en matière de droit public : le constitutionnalisme et le fédéralisme.

 

2. Que signifie la question posée, "faut-il une Constitution pour chaque entité fédérée ?". En vertu de quoi "faudrait-il" ou "ne faudrait-il pas" ? Le problème n'est évidemment pas de constater, purement et simplement, que, dans la plupart des Etats fédéraux, effectivement, les Etats fédérés disposent de Constitution propre.

La manière dont la question est posée invite à aller au delà – si possible – de cette simple constatation statistique, d'en explorer les raisons. Il s'agit donc de relier cette réalité juridique positive à une théorie plus large et explicative, si bien qu'on pourrait en déduire, à partir d'expériences isolées, que l'articulation des ordres constitutionnels représente un élément essentiel d'une structure fédérale harmonieuse.

Cette démarche n'est pas sans risque. On sait en effet combien certains insistent sur le caractère particulier, historiquement déterminé et situé et, dès lors, contingent, de chaque Etat fédéral. Il n'y aurait pas de fédéralisme; il n'y aurait que des Etats fédéraux. Sans vouloir dénier la part de vérité contenue dans cette vision particulariste, il semble nécessaire de tenter de la dépasser, en vue de retirer d'expériences historiques, certes irréductibles, mais qui se réclament néanmoins d'une même doctrine, celle du fédéralisme, certains enseignements. Ce n'est pas, bien évidemment, qu'il y aurait des lois du fédéralisme, des règles mécaniques et inflexibles. Mais il n'en reste pas moins que, à partir de multiples expériences concrètes, un dénominateur commun peut être dégagé, une sorte d'orientation générale de la pensée. Si tel n'était pas le cas, la question à laquelle nous sommes invité à répondre n'aurait aucun sens. De manière plus générale, toute réflexion sur le fédéralisme serait a priori vaine et sans objet. Il était cependant important de définir, d'entrée de jeu, le sens que nous donnons à la question posée. Reformulée, celle-ci devient : est-il dans la logique générale d'un Etat fédéral que chaque entité dispose d'une Constitution propre ? Quelles sont les conditions de cette autonomie constitutionnelle ? Quelles en sont les conséquences et les limites ?

Avant d'aborder la problématique particulière du constitutionnalisme dans un Etat fédéral, un rapide rappel de la notion même de Constitution s'impose.

 

1. Notions de Constitution : Constitution matérielle et formelle

3. Comme chacun sait, la notion de Constitution peut s'entendre dans un sens matériel ou dans un sens formel. Il n'est peut-être pas inutile de le rappeler dans le présent contexte : la problématique des Constitutions fédérées se pose en effet sous ces deux angles.

Par Constitution matérielle, on comprend les règles de base, les principes fondamentaux qui régissent la vie d'un Etat. Ces règles indiquent notamment quels sont, dans cet Etat, les fondements et sources du pouvoir, comment ces pouvoirs s'exercent, quelles bornes leur sont fixées, notamment par la protection des droits fondamentaux des individus et, le cas échéant, quelles sont les finalités de l'action politique ? Dans cette acception, le terme "Constitution" indique la philosophie fondamentale de l'action politique dans un Etat donné et reflète les valeurs de base de la société ainsi juridiquement organisée.

Il n'est nullement nécessaire que la Constitution, comme schéma fondateur de l'Etat et armature juridique de son existence, soit écrite, ni, a fortiori, qu'étant écrite, elle soit, par sa procédure d'adoption ou de modification, soumise à des règles particulières. Les exemples de Constitutions coutumières ou entièrement souples, c'est-à-dire qui ne connaissent pour leur révision d'autre procédure que celle commune à toute loi, sont toutefois devenues, dans le contexte actuel, extrêmement rares. Le cas du Royaume-Uni en est sans doute l'exemple le plus connu.

Aussi donne-t-on souvent, dans la doctrine contemporaine, un autre sens au terme Constitution, un sens formel. Dans cette acception, la Constitution est un document écrit, visant à fonder l'existence juridique de l'Etat, qui est soustrait à la procédure législative ordinaire et exige donc pour son établissement et sa révision des formalités particulières. Ce dernier sens est devenu le plus usuel, tant il est vrai qu'à peu près tous les Etats se sont ralliés à cette conception du constitutionnalisme. Dans celle-ci, la Constitution se distingue de la loi, non seulement par l'importance de son contenu, mais aussi par ses modalités d'adoption et de modification. C'est l'importance même des dispositions constitutionnelles qui conduit à soustraire leur modification à la majorité ordinaire. Les dispositions constitutionnelles se présentent donc comme des dispositions à long terme, protégées contre les changements aléatoires de majorité. Elles sont donc, en un sens, une entrave à l'expression de la majorité. La démocratie n'est pas réductible à la simple loi de la majorité. La notion de Constitution formelle en témoigne, puisqu'elle est elle-même, dans sa conception fondamentale, une technique de nature anti-majoritaire.

 

4. Lorsqu'on resitue le phénomène constitutionnel dans un Etat fédéral, il s'indique de bien distinguer les deux notions de Constitution qui viennent d'être évoquées. Ces deux notions présentent de toute évidence de larges zones de recoupements, mais ceux-ci ne sont pas complets. Dans les pays qui connaissent une Constitution formelle, c'est-à-dire dans la quasi-totalité des Etats, des lois (parfois à statut spécial) contiennent aussi des dispositions constitutionnelles au sens matériel du terme et la coutume constitutionnelle joue un rôle parfois important. Il suffit de penser, par exemple, au cas de la Belgique : certaines lois dites "spéciales", voire des lois ordinaires ont pour objet de définir les compétences des différentes entités – ce qui est bien constitutionnel par l'objet –. La coutume constitutionnelle continue à jouer, dans certains secteurs, comme par exemple en ce qui touche les pouvoirs du roi, un rôle tout à fait considérable.

A l'inverse, on trouve dans beaucoup de Constitutions formelles – et également dans la Constitution belge – certaines dispositions dépourvues de contenu constitutionnel matériel. Encore que l'importance d'une disposition soit chose bien relative, ces dispositions ne se sont glissées dans la Constitution qu'au hasard de l'histoire ou du fait de conditions politiques et juridiques très particulières.

2. Rôles d'une Constitution fédérale dans un Etat fédéral

5. Dans un Etat fédéral, la Constitution remplit, à côté de ses fonctions classiques, communes à tout texte constitutionnel, une fonction supplémentaire, celle de situer les relations entre l'Etat global et les entités fédérées. D'habitude, le problème est posé en termes plus restreints, en indiquant que la Constitution fédérale doit préciser les partages de compétence entre Fédération et éléments fédérés. Nous estimons toutefois que le débat est plus large et ne concerne pas uniquement les compétences, mais la place même des entités fédérées dans le système constitutionnel.

La Constitution d'un Etat fédéral est donc, par nature, plus complexe que celle d'un Etat unitaire. On ne concevrait pas un Etat fédéral sans Constitution formelle, c'est-à-dire juridiquement supérieure aux lois. Par essence, le fédéralisme exige qu'un degré de la hiérarchie des normes, celui qui sépare la Constitution de la loi soit clairement établi sur le plan des concepts et sanctionné sur le plan juridictionnel. Un Etat unitaire peut renoncer à distinguer entre Constitution et loi ou – tout en distinguant – ne pas sanctionner juridiquement cette hiérarchie. Tels ont été le cas, d'une part, du Royaume-Uni ou, d'autre part, pendant longtemps, de la France ou de la Belgique. Par contre, l'Etat fédéral exige de distinguer nettement entre Constitution et loi et de confier à un organe juridictionnel indépendant le contrôle de la conformité des lois à la Constitution, du moins en ce qui concerne les aspects de celle-ci qui touchent au fonctionnement du système fédéral.

La raison de cette place éminente dévolue à la notion de Constitution dans une structure fédérale est aisée à comprendre. Le fédéralisme implique une égalité juridique de principe des normes de l'Etat fédéral et des entités fédérées, chacune dans leur domaine de compétence. Il exige donc que la "loi" soit dépouillée de sa toute-puissance, car cette dernière ruinerait l'idée même d'un partage de compétences qui est au coeur de l'idée fédérale. Un Etat unitaire peut se contenter d'un contrôle juridictionnel du règlement par rapport à la loi. D'une part, ce contrôle est consubstantiel à l'idée de séparation des pouvoirs. D'autre part, les décisions des entités décentralisées ont valeur de règlement et le domaine même où les entités décentralisées peuvent agir est défini par la loi. Au contraire, dans un Etat fédéral, il y a pluralité de législateurs, au sens plein du terme. Il y a donc à la fois égalité des normes (des différents législateurs) et, pour cette même raison, nécessairement hiérarchie des normes (soumission des différents législateurs à une règle commune : la Constitution fédérale). Egalité et hiérarchie ne sont en rien opposées. Elles sont comme les deux faces d'une même pièce : l'une implique l'autre.

 

6. La hiérarchie des normes indispensable à la survie d'un Etat fédéral est parfois exprimée de manière explicite dans la Constitution. Tel est normalement le cas des Etats fédéraux nés par association à partir d'Etats antérieurement indépendants. Dans ces cas, la suprématie – nouvelle – de la Constitution fédérale ne va pas de soi et est exprimée en termes exprès. Ainsi, l'article VI (2) de la Constitution américaine énonce : This Constitution, and the laws of the United States which shall be made in pursuance thereof; and all the treaties made, or which shall be made, under the authority of the United States, shall be the supreme law of the land; and the judges in every State shall be bound thereby, any thing in the Constitution or the laws of any State to the contrary notwithstanding. La même idée transparaît dans l'article 31 de la Constitution allemande qui porte de manière lapidaire : Bundesrecht bricht Landesrecht.

On trouve parfois en Belgique l'opinion que cette hiérarchie des normes n'y existerait pas. A notre avis, il s'agit d'une erreur fondamentale. Dans un fédéralisme centrifuge tel celui de la Belgique, la clause de suprématie fédérale n'est pas exprimée, car elle va de soi. La Constitution était, à l'origine, celle d'un Etat unitaire. En se transformant en Constitution d'un Etat fédéral, elle continue à présupposer sa suprématie. Elle reste, par la force des choses, la source de tout pouvoir, y compris des compétences attribuées aux entités fédérées, comme l'énonce d'ailleurs l'article 33 de la Constitution belge : Tous les pouvoirs émanent de la Nation. Ils sont exercés de la manière établie par la Constitution.

L'importance vitale de la Constitution dans un Etat fédéral explique que, d'habitude, les composantes de la Fédération soient parties prenantes dans le processus même de révision de la Constitution. C'est cette dernière, en effet, qui détermine la compétence de distribuer les compétences ("Kompetenz-Kompetenz"). Non seulement le fédéralisme postule l'existence d'une Constitution formelle où cette "Kompetenz-Kompetenz" est soustraite à la loi, mais aussi que la clé ultime du système soit conjointement aux mains de la Fédération et des entités fédérées. C'est, au plus haut niveau, l'idée de "shared rule". Ce n'est pas dire, évidemment, que, sauf dans des cas tout à fait particuliers, les entités fédérées doivent être unanimes pour modifier le système constitutionnel. Cette exigence peut exister dans des cas limites, pour garantir, par exemple, l'intégrité territoriale des Etats, comme le fait l'article IV, section (3) (1) de la Constitution américaine. Toutefois la règle de l'unanimité ne peut régir toute modification de la Constitution fédérale. Cette dernière en perdrait son caractère à proprement parler constitutionnel et serait ramenée au rang d'un traité à contenu confédéral. Cela étant posé, il n'en reste pas moins que l'intervention des composantes lors de la révision constitutionnelle apparaît comme une manifestation importante du principe de participation, propre au fédéralisme. Quant aux modalités de cette participation à l'oeuvre constitutionnelle, elles sont très diverses selon que l'on envisage le cas des Etats-Unis ou de la Suisse – où le rôle des Etats ou cantons est déterminant – ou que l'on considère, par exemple, le cas allemand où l'intervention des Länder est beaucoup plus atténuée.

Des Etats qui se disent fédéraux, tels la Belgique, ignorent formellement toute participation au processus de révision constitutionnelle. Cette entorse aux principes généralement reconnus trouve son explication dans l'histoire. Le mécanisme de révision originaire, celui d'un Etat unitaire, n'a pas, jusqu'à présent, pu être adapté à la nouvelle structure de l'Etat. En revanche, et de manière paradoxale, les lois dites "spéciales" qui jouent un rôle capital dans la définition des structures et des compétences des entités fédérées et qui, pour une large part, appartiennent à la Constitution matérielle, tiennent compte du dualisme fondamental du pays. Elles exigent en effet, outre une majorité globale des 2/3 dans les deux assemblées, Chambre et Sénat, un quorum de présence et une majorité dans chacun des groupes linguistiques composant ces assemblées.

3. Place des Constitutions fédérées dans un Etat fédéral

7. Si un Etat fédéral implique nécessairement une Constitution écrite, rigide et soumise à un contrôle juridictionnel, "loi suprême du pays", exige-t-il aussi que chaque entité dispose de sa propre Constitution, au sens matériel et formel du terme ? La réponse à cette question doit être nuancée. Elle nous semble dépendre très largement de la manière dont l'Etat fédéral s'est historiquement constitué.

Dans les fédérations formées par association d'Etats antérieurement indépendants, leur pouvoir constitutionnel ne fait aucun doute. Ce pouvoir est la conséquence directe du caractère "étatique" des entités fédérées, caractère souligné avec force par la doctrine américaine, allemande et suisse. Les entités fédérées ne dérivent en rien de la Fédération : elles préexistent à cette dernière. Elles détiennent donc, de concert et en parallèle avec l'Etat fédéral, un pouvoir originaire. Ce dernier s'exprime notamment par leur compétence constitutionnelle à la fois sur le plan matériel et formel. Sur le plan matériel, elles peuvent, sous réserve des limites imposées par la Constitution fédérale et dont il sera question plus loin, déterminer la manière dont les pouvoirs étatiques seront exercés ou encore définir les droits fondamentaux de leurs ressortissants. Sur le plan formel, ce sont les Constitutions étatiques et elles seules qui définissent la manière dont elles seront révisées.

Ce sont dans ces fédérations que l'on retrouve à l'état le plus pur le phénomène du double ordre constitutionnel. La collectivité publique, composante de l'Etat fédéral à la formation duquel elle a participé et continue à participer, garde son caractère étatique ("Staatlichkeit") qui s'exprime par l'élaboration de sa propre Constitution. Elle se démarque ainsi nettement de l'entité décentralisée dont la Constitution (au sens matériel du terme) est entièrement l'oeuvre d'un autre pouvoir (le législateur national) et est, par hypothèse, uniforme à travers tout le pays. L'Etat fédéré, détenteur d'un pouvoir originaire, quoique limité, s'auto-organise, se dote d'une constitution propre et ce de manière autonome. Le fédéralisme ne se résume pas en ce que les entités fédérées fassent la loi, au sens plein du terme, dans leur domaine de compétence, ce qui exclut en principe tout contrôle d'opportunité de la part des institutions fédérales. Il exige aussi que ces entités participent, le plus souvent par le biais d'une seconde chambre, à l'élaboration de la politique et des règles communes et, au plus haut niveau, à la révision de la Constitution fédérale (principe de participation). Il postule enfin que ces entités, de par leur mouvement propre, puissent se fixer des règles (Constitution matérielle) et des bornes (Constitution formelle) à elles-mêmes. En d'autres termes, elles ne font pas seulement la loi; elles doivent aussi être aptes, dans leur ordre juridique propre, à élaborer des règles supérieures à la loi.

 

8. Dans la Constitution d'un Etat fédéral constitué par voie d'association, cette compétence constitutionnelle des entités fédérées n'a pas besoin d'être reconnue. Elle est en quelque sorte naturelle, puisqu'elle préexiste à la Constitution fédérale. Tout ce que cette dernière peut faire et fait, c'est de limiter cette compétence originelle.

On le remarque : cette manière de concevoir le statut d'autonomie organique des Etats fédérés est parallèle à celle qui est en règle appliquée en vue d'opérer le partage des compétences entre Fédération et entités fédérées. La même idée règne ici et là, à savoir que ce qui n'est pas réglé explicitement par l'autorité fédérale reste libre et à la disposition des entités fédérées. En matière de compétences, il est de principe, dans les fédérations constituées par voie d'association, que le résidu de la compétence revienne aux entités fédérées. La même idée prévaut au niveau organisationnel : à défaut de clause contraire dans la Constitution fédérale, c'est l'autonomie des entités fédérées qui est la règle. En ce sens, une Constitution fédérale de ce type n'est pas constitutive du pouvoir des Etats fédérés, mais uniquement limitative de ce pouvoir.

9. La Constitution fédérale a donc vocation à limiter par le haut; elle ne sert pas de soubassement aux Constitutions fédérées. Elle s'impose par sa suprématie. A cet égard, la nature de la règle de l'entité fédérée importe peu : elle peut être de nature réglementaire, légale ou constitutionnelle. Cette hiérarchie des normes, interne à l'entité fédérée, n'est relevante qu'à son égard; elle ne l'est pas en regard du droit fédéral, qui, dans son ensemble et, quelle que soit la place de la règle en cause dans la hiérarchie des normes fédérales, prime le droit fédéré. Ceci est clairement exprimé par la clause de suprématie de la Constitution américaine qui oblige les juges des Etats fédérés à donner priorité à la Constitution et aux lois fédérales – qui bien entendu sont faites dans le respect des partages de compétences – sur toute norme fédérée, cette dernière fut-elle de nature constitutionnelle.

Ainsi, peut-on imaginer, aux Etats-Unis, qu'en matière de droits et libertés, une Constitution fédérée étende les garanties ou offre des droits plus étendus que ne le fait la Constitution fédérale. Le cas échéant, la non-conformité d'une loi d'Etat par rapport à la Constitution de cet Etat sera sanctionnée, sur base de la hiérarchie des normes propre à cet Etat, par la Cour suprême de cet Etat. Mais, à l'inverse, serait inconstitutionnel le texte de la Constitution d'un Etat fédéré qui irait à l'encontre de la législation fédérale et cette contrariété serait sanctionnée par les organes judiciaires fédéraux.

 

10. De nombreuses Constitutions fédérales imposent en outre certaines restrictions spécifiques à l'autonomie constitutionnelle des entités fédérées. Aux Etats-Unis, l'article IV, section 4 prévoit que The United States shall guarantee to every State in this Union a republican form of government [...]. En Suisse, l'article 6, alinéa 2 de la Constitution impose que les cantons assurent l'exercice des droits politiques d'après les formes républicaines, représentatives ou démocratiques. En Allemagne, l'article 28 de la Constitution stipule : 1. L'ordre constitutionnel des Länder doit être conforme aux principes d'un Etat de droit républicain, démocratique et social au sens de la loi fondamentale. Dans les Länder, les arrondissements et les communes, le peuple doit avoir une représentation issue d'élections au suffrage universel direct, libre, égal et secret [...]. 3. La Fédération garantit la conformité de l'ordre constitutionnel des Länder avec les droits fondamentaux et avec les dispositions des alinéas 1 et 2.

 

11. Quant à l'exercice effectif de cette autonomie constitutionnelle, les choses varient très largement selon les Etats fédéraux concernés et les appréciations portées par la doctrine sont fort divergentes. Aux Etats-Unis, par exemple, les tenants du New Federalism essayent de revigorer le fédéralisme américain – avec tantôt des visées conservatrices, tantôt des visées libérales – et ils font un grand cas du renouveau du constitutionnalisme au niveau des Etats fédérés. Pour d'autres, au contraire, l'homogénéité du peuple américain est devenue telle que l'effort consistant à développer des Constitutions fédérées porteuses de valeurs propres à tel ou tel Etat porte nécessairement à faux. En général, il semble qu'on puisse dire que dans le cadre de fédéralismes centripètes et unificateurs, l'importance des Constitutions fédérées est, comme les autres manifestations de l'autonomie fédérée, sur son déclin.

La Belgique est un exemple typique de fédéralisme dissociatif. Dans ce genre d'hypothèse, la question de l'autonomie constitutionnelle des entités fédérées se pose de manière radicalement différente. Il n'y a pas pouvoir originaire des entités fédérées, pour la bonne et simple raison que celles-ci sont la création d'un Etat anciennement unitaire. La source du pouvoir ne peut donc être que la Constitution de l'Etat devenu fédéral. Ce dernier, créant les entités fédérées, les a façonnées lui-même, par des actes qui lui sont propres et le plus souvent à son image. De ce point de vue, il y a un certain rapprochement entre ce type de fédéralisme et la décentralisation. La différence subsiste néanmoins, en ce sens que les règles organisatrices des entités fédérées se situent au niveau constitutionnel ou quasi constitutionnel de l'ordre juridique fédéral.

L'article 39 de la Constitution belge (ex-article 107 quater, 2ème alinéa) est révélateur à cet égard : La loi attribue aux organes régionaux qu'elle crée et qui sont composés de mandataires élus, la compétence de régler les matières qu'elle détermine, à l'exception de celles visées aux articles 30 et 127 à 129, dans le ressort et selon le mode qu'elle établit. Cette loi doit être adoptée à la majorité prévue à l'article 4, dernier alinéa. Ainsi donc, c'est la loi qui crée les organes régionaux et détermine leur mode de fonctionnement; c'est elle aussi qui détermine leurs compétences ainsi que l'aire géographique sur laquelle celles-ci s'exercent.

De même, en ce qui concerne les organes communautaires, c'est la loi qui fixe la composition et le fonctionnement des trois Conseils (art. 115 § 1er et 118 § 1er de la Constitution) ainsi que la composition et le fonctionnement des trois gouvernements (art. 121 § 1er et 123 § 1er de la Constitution). La Constitution elle-même contient les règles de base relatives à ces Conseils et gouvernements, le fait, par exemple, que les Conseils soient composés de mandataires élus (art. 116 § 1er de la Constitution), que les membres des Conseils soient élus pour cinq ans (art. 117, alinéa 1 de la Constitution), etc.

Il s'agit donc d'un phénomène descendant où la Constitution et les lois prises en vertu de celle-ci créent les organes fédérés et en règlent la composition et le fonctionnement. Dans cette optique, il n'y a naturellement aucune place pour une quelconque autonomie organisationnelle des entités fédérées.

12. Tel était le cas en Belgique, sauf minimes exceptions où la loi elle-même laissait aux Communautés et Régions de minces espaces de latitude, jusqu'à l'importante réforme de 1993. Cette dernière a introduit, sous le vocable d'autonomie constitutive, la possibilité pour la loi spéciale de désigner certaines matières relatives à l'élection, à la composition et au fonctionnement de certains Conseils ainsi qu'à la composition et au fonctionnement de certains gouvernements, matières qui seront dévolues à la compétence des législateurs fédérés concernés (art. 118 § 2 et 123 § 2 de la Constitution). Ces législateurs doivent eux-mêmes statuer à majorité spéciale, à savoir la majorité des deux tiers des suffrages exprimés, à condition que la majorité des membres du Conseil concerné soit présente (mêmes dispositions).

Sans entrer dans des détails techniques propres à la situation belge, ces dispositions appellent un certain nombre de réflexions.

En premier lieu, il convient de souligner que le fondement de cette autonomie organisationnelle limitée reste la Constitution belge, devenue la Constitution d'un Etat fédéral. Ceci paraît inéluctable dans le cadre du schéma dévolutif de la Belgique, sauf à supposer une véritable rupture de la continuité constitutionnelle qui équivaudrait, sur le plan juridique, à une révolution. Il n'y a pas, de la part des Communautés et Régions, pouvoir originaire qu'il s'agirait de limiter par le haut, mais concession en leur faveur d'une autonomie constitutive limitée. La différence, importante en théorie, ne doit sans doute pas être exagérée en pratique et sur le plan politique. En effet, quel que soit le contexte où l'on se situe, la Constitution fédérale est suprême et peut être modifiée de manière telle à réduire l'autonomie organique des entités fédérées. Le point essentiel semble donc bien être l'importance de la participation des entités fédérées au processus même de révision de la Constitution.

En second lieu, il y a lieu de noter que ce n'est pas la Constitution elle-même qui délimite le périmètre de l'autonomie organique de certaines entités fédérées. Elle habilite, dans le cadre général qu'elle fixe, la loi spéciale à le faire. Le procédé est donc plus souple. Les cas où l'autonomie constitutive est accordée sont repris à l'article 35 § 2 de la loi spéciale du 8 août 1980. Certains auteurs en ont conclu que l'autonomie ainsi concédée pourrait être arbitrairement retirée par une modification à la loi spéciale. Cette prise de position paraît quelque peu outrancière. Elle semble ignorer que, au point de vue de la participation des entités fédérées, la loi spéciale est plus protectrice que la Constitution, puisqu'elle exige la majorité dans les deux groupes linguistiques de la Chambre et du Sénat. La participation ainsi conçue est, toutefois, non pas une participation des entités fédérées et de chacune d'entre elles, mais une participation, via les assemblées fédérales, des deux grands blocs de population du pays, francophone et néerlandophone. Ceci n'a cependant rien d'étonnant puisque cette caractéristique se retrouve dans bien d'autres traits du fédéralisme belge.

Le troisième point qui mérite l'attention est que le texte constitutionnel ne permet pas d'octroyer l'autonomie constitutive à toutes les entités fédérées, mais uniquement à trois d'entre elles : la Communauté française, la Région wallonne et la Communauté flamande. Pour des raisons qui n'ont guère été explicitées, la Région de Bruxelles-capitale et la Communauté germanophone ne peuvent être dotées de l'autonomie constitutive. Cette solution a été fort critiquée en doctrine. Contentons-nous de relever ici qu'elle accentue le caractère asymétrique du fédéralisme belge où se détachent des entités fédérées majeures (la Communauté flamande, la Région wallonne et, en retrait, la Communauté française) et des entités moins importantes, sinon mineures (la Région de Bruxelles-capitale et la Communauté germanophone). Cette constatation n'est d'ailleurs pas sans rapport avec la remarque qui a été faite précédemment au sujet du dualisme fondamental des structures belges.

Le quatrième point sur lequel nous voudrions insister est le suivant : non seulement la Constitution belge permet, via l'intervention d'une loi spéciale, l'équivalent d'une Constitution matérielle au niveau de certaines entités fédérées, elle détermine aussi le mécanisme qui fera de cet embryon constitutionnel une Constitution formelle. Les décrets communautaires et régionaux portant sur ces matières devront être votés à la majorité des deux tiers, la majorité des membres étant présente. Les entités fédérées ne peuvent donc fixer elles-mêmes, comme il serait normal dans une structure fédérale, de quelle manière les matières qu'elles considèrent comme importantes seront protégées contre la loi de la majorité. Cette procédure, ainsi que les cas où elle doit s'appliquer, sont fixés d'en haut, à savoir au niveau de la Constitution fédérale. Il y a donc fusion et même confusion entre les notions de Constitution formelle et matérielle et surtout confusion des points de vue. Ce n'est évidemment pas parce que, du point de vue des autorités fédérales, certaines matières ne sont pas d'une importance telle qu'elles méritent un traitement uniforme et qu'elles peuvent donc être réglée au niveau des entités fédérées que, ipso facto, ces matières doivent être considérées, au niveau fédéré, comme d'une importance telle qu'elles méritent un traitement constitutionnel. Il n'y a même aucun lien entre les deux idées. Ainsi, certains auteurs ont-ils déjà fait remarquer que la majorité des deux tiers était exigée au sein des Conseils pour des questions sans grand intérêt, n'exigeant aucune majorité spéciale au niveau de l'Etat fédéral.

 

13. Un aspect fondamental de l'autonomie constitutionnelle des Etats fédérés touche à la problématique des droits et libertés. En règle, les Etats fédérés peuvent en créer de nouveaux ou étendre le champ d'application ou la garantie de ceux déjà prévus dans la Constitution fédérale. Ils ne peuvent évidemment les restreindre, mais peuvent se montrer plus protecteurs.

En Belgique, la Constitution prévoit un catalogue de droits fondamentaux dont tous les Belges et d'ailleurs en principe les étrangers jouissent. Ceci est conforme à la vocation d'une Constitution fédérale. Un décret communautaire ou régional violant ces dispositions serait entaché d'un excès de compétence et soumis à la censure de la Cour d'arbitrage. La problématique est cependant beaucoup plus complexe. En effet, quand la Constitution confie, comme elle le fait fréquemment, la réglementation d'un droit ou d'une liberté à la loi, il s'agit, en principe, de la seule loi fédérale, sauf si le législateur spécial a lui-même permis une intervention du décret (art. 19 § 2 de la loi spéciale du 8 août 1980). Dans certains cas, la Constitution elle-même met sur le même pied lois et règles législatives fédérées. Par exemple, elle appelle la loi, le décret et l'ordonnance à garantir la protection du droit au respect de la vie privée (alors que les exceptions à ce droit ne peuvent être déterminées que par la loi !) (art. 22 de la Constitution). C'est aussi la loi, le décret et l'ordonnance qui garantissent, en tenant compte des obligations correspondantes, les droits économiques, sociaux et culturels et déterminent les conditions de leur exercice (art. 23 de la Constitution.). De même, l'organisation, la reconnaissance ou le subventionnement de l'enseignement par la Communauté sont réglés par la loi ou le décret ou l'ordonnance (art. 32 de la Constitution).

A priori, rien n'interdit aux Communautés et Régions de créer, dans leur sphère de compétence, de nouveaux droits qu'elles pourraient considérer comme fondamentaux. Ceci serait toutefois une appréciation de portée purement morale ou politique. En effet, n'ayant pas le pouvoir de se doter d'une Constitution formelle ni celui de déterminer les matières qui devraient y être incluses, elles ne peuvent soustraire ces normes – considérées comme importantes – à la règle de la majorité ordinaire.

Conclusions

14. Dans les lignes qui précèdent, nous avons essayé de resituer le phénomène constitutionnel dans un Etat fédéral. Fédéralisme et constitutionnalisme ont partie liée. En tant que technique supplémentaire de séparation des pouvoirs et des fonctions, le premier implique le second.

Une Constitution fédérale possède donc nécessairement une structure et un poids particulier. Sa fonction au sommet de la hiérarchie des normes appelle un contrôle juridictionnel constant. Cependant, ce rôle éminent de la Constitution fédérale n'empêche pas – mais plutôt postule – que des textes équivalents, à la fois originaires et subordonnés, régissent l'organisation et le fonctionnement des entités fédérées. Par leur Constitution propre, celles-ci marquent leur autonomie et leur caractère étatique. Ainsi, l'architecture constitutionnelle d'un Etat fédéral se présente à un double niveau.

Dans un fédéralisme dévolutif, tel celui qui régit l'évolution de la Belgique, cette indépendance relative et cette interconnexion des ordres constitutionnels ne se réalise pas de manière spontanée. L'autonomie organisationnelle des entités fédérées reste enracinée dans la Constitution fédérale qui joue une double fonction à la fois d'organisation et de limitation. La réforme introduite en 1993, sous le nom d'autonomie constitutive, vise à atténuer cet hiatus, dû aux cheminements historiques différents qui ont conduit à l'adoption d'une structure fédérale.

Cette réforme est un premier pas; elle est encore bien maladroite. Une réflexion critique plus approfondie que celle à laquelle nous avons pu nous livrer s'imposera à son sujet, grâce au recul du temps et à la lumière des expériences faites. Réflexion à laquelle la Belgique fédérale et ses composantes n'échapperont pas. Réflexion à laquelle les organisateurs du présent colloque – qu'ils en soient félicités – ont donné une première et vigoureuse impulsion.

 

Jean-Claude Scholsem, Faut-il une constitution pour chaque entité fédérée ? Réflexions sur le phénomène constitutionnel dans un Etat fédéral, dans La Wallonie, une région en Europe, CIFE-IJD, 1997


 

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