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La Wallonie, une région en Europe

Le fédéralisme politique - (1995)

Ferdinand Kinsky
Directeur général du CIFE

 

Deux remarques préalables sont nécessaires. D’abord, le thème Le fédéralisme politique suppose qu’il existe aussi d’autres fédéralismes : fédéralisme culturel, fédéralisme économique et fédéralisme social, peut-être. En effet, j’appartiens à l’école de pensée du fondateur du CIFE, Alexandre Marc, qui voit dans le fédéralisme un modèle global dont les principes fondamentaux peuvent être appliqués partout où il y a une complexité dans l’organisation – par exemple, dans les structures d’une entreprise ou d’un syndicat –, partout où il y a des sous-groupes, où il y a des communautés à la base et où le problème d’unité et de diversité se pose.

La deuxième remarque préalable est que le fédéralisme, comme toute notion politique, se prête à des interprétations tout à fait contradictoires, voire même à des confusions terminologiques. En voici quelques exemples. Il y a quelques années, j’ai allumé mon poste de télévision et il y avait une interview en langue anglaise de David Owen, qui était alors Ministre britannique des Affaires étrangères. La question que le journaliste lui avait posée était la suivante : Pourquoi, vous, les Britanniques, êtes-vous opposés à l’union politique de l’Europe et pourquoi voulez-vous seulement une fédération européenne ? Grande surprise chez le ministre britannique, comme chez moi. Et le ministre britannique de répondre Mais non ! Nous ne sommes pas des fédéralistes, nous sommes contre une fédération européenne. – Mais si, – disait le journaliste – vous êtes pour une fédération et contre une véritable union politique. Pour ce journaliste, fédéralisme était synonyme de particularisme, de maintien tout à fait intégral de la souveraineté des Etats membres, donc synonyme de diversité sans unité.

Inversement, voici un exemple tout aussi caricatural mais qui montre une vision tout à fait inverse du fédéralisme. Monsieur Marette, Ministre des PTT du général de Gaulle, écrivait en 1965, pendant la campagne présidentielle française, que, si Monsieur Lecanuet ou Monsieur Mitterrand – qui tous les deux s’étaient engagés dans la campagne électorale en faveur d’une Europe fédérale – étaient élus, voilà ce qui arriverait à l’Europe : des préfets français seraient nommés en Allemagne, des préfets allemands en Alsace et en Lorraine – alors qu’il n’existe pas, soit dit entre parenthèses, de préfets en Allemagne – et des préfets italiens dans les Alpes-Maritimes. Des professeurs de lycée français seraient nommés à Hambourg et des juges bavarois présideraient désormais les tribunaux à Clermont-Ferrand et à Grenoble. Donc, pour ce ministre français, le fédéralisme était synonyme de centralisme. Il a simplement transmis à l’échelle européenne l’expérience vécue de la France centralisée de son temps.

Ces deux interprétations tout à fait monistes, fausses et caricaturales du fédéralisme, on les retrouve encore aujourd’hui, même dans les Etats fédéraux. Trois exemples. Le premier est celui du Premier ministre britannique qui s’est opposé avec succès à une phrase indiquant la finalité fédéraliste de l’entreprise communautaire, inscrite dans le projet de la présidence luxembourgeoise de préparation du traité de Maastricht. Il a dit que, si cette phrase restait, la Grande-Bretagne cesserait de participer à la négociation. Et, pour le Premier ministre britannique, comme d’ailleurs pour beaucoup d’hommes politiques français, y compris l’actuel président et l’actuel Premier ministre, le fédéralisme est synonyme de centralisme, de la disparition de la Grande-Bretagne, de la France et de leur identité nationale... Autre exemple : j’ai été interviewé récemment par la BBC à l’occasion d’une émission sur l’Europe centrale, et le journaliste, quand il a vu que j’étais fédéraliste, m’a dit : Ah ! Vous êtes pour le fédéralisme centraliste !. Il était très surpris quand je lui ai dit qu'il s'agissait de deux termes tout à fait contradictoires.

De l’autre côté, nous pouvons trouver la même vision caricaturale chez le Premier ministre bavarois qui, au nom du fédéralisme, s’oppose à la création d’un Etat fédéral européen. Pour lui, le fédéralisme signifie que tout le pouvoir doit rester à Munich, plus rien ne doit rester à Bonn et encore moins à Bruxelles en tant que capitale européenne. Il y a donc des visions tout à fait contradictoires du fédéralisme.

 

Le tableau suivant peut être utile pour comprendre ce qu’est le fédéralisme.

ANARCHIE FEDERALISME CENTRALISME


  Union européenne   GB  
INTEGRATION DECENTRALISATION

Pour comprendre le fédéralisme, il faut d’abord voir qu’il y a deux monismes, comme l’on dit en philosophie, c’est-à-dire deux principes unilatéraux qui sont l’anarchie et le centralisme. On trouve l’anarchie, par exemple, dans la société internationale de l’Europe du XIXème siècle et de la première moitié du XXème siècle, où l'on trouve des Etats prétendument souverains et égaux, dont certains sont, selon une formule de Georges Orwell, plus égaux et plus souverains que d’autres. Ils règlent leurs problèmes par la force, ce qui peut, dans le pire des cas, signifier la guerre. Mais la force s’exprime également dans la diplomatie. C’est un modèle de diversité quasi absolue sans unité.

Inversement, on trouve le modèle du centralisme : il n’existe qu’un seul centre de pouvoir et tous les centres de décision inférieurs sont considérés comme purement administratifs, et non point politiques. Il ne peut y avoir qu’une seule culture, une seule identité, par l’uniformisation d’anciennes cultures ou d’anciennes identités. Par exemple, l’identité ethnique disparaît au profit d’une unité sans diversité. L’exemple le plus parfait du centralisme était l’Allemagne nazie qui avait supprimé les Länder et le fédéralisme, au profit d’un système où tout le monde dépendait d’un seul chef. Les Gauleiter et les Kreisleiter étaient responsables devant Hitler seul, et pas du tout devant la population qui ne les avait d’ailleurs pas élus.

Voici donc les deux modèles extrêmes – les deux monismes – et entre les deux se trouve ce que j’appelle le fédéralisme. D’un côté la diversité sans unité, dans l’anarchie, de l’autre côté l’unité sans diversité, dans le centralisme. Le fédéralisme, quant à lui, est synonyme d’unité et diversité. Selon le politologue français Pierre Duclos, on peut arriver au fédéralisme par deux voies : par agrégation et, inversement, par ségrégation. On peut aussi utiliser pour agrégation le terme d’intégration, mais personnellement je n’aime pas trop ce mot parce qu’il a une connotation un peu trop "uniformisante", même si on l’emploie dans le sens positif dans l’intégration européenne.

Il existe ainsi une dynamique d’agrégation, allant de l’intégration zéro dans l’anarchie, jusqu’à l’intégration parfaite dans le centralisme. La plupart des fédérations existantes ont été créées par agrégation. Les treize colonies d’Amérique du Nord, devenues Etats souverains, se sont fédéralisées par agrégation. Les cantons suisses qui étaient souverains – et qui sont, selon la constitution helvétique, toujours souverains – se sont d’abord confédérés et ensuite fédérés.

L’autre voie vers la fédéralisation est celle de la ségrégation, ou décentralisation, qui peut aller d’une décentralisation zéro dans le centralisme, jusqu’au séparatisme, à l’indépendance totale, à la souveraineté absolue dans l’anarchie. La voie de la ségrégation est celle de la Belgique qui est partie d’un Etat centralisé et qui est arrivée, après l’intermède de l’Etat régionalisé, à la situation actuelle d’Etat fédéral.

 

Si l’on regarde l’histoire de l’Europe occidentale depuis la deuxième Guerre mondiale jusqu’à nos jours, on constate que les deux voies de fédéralisation ont coexisté. Existe l’intégration européenne, qui a essayé de surmonter l’anarchie de la société internationale en Europe et qui est arrivée dans une zone pré-fédéraliste ou partiellement fédéraliste. L’Union européenne aujourd’hui navigue – ou flotte selon les circonstances – entre deux positions limites : l’une étant déjà dans le fédéralisme et l’autre restant encore dans l’anarchie. On peut dire que l’intégration économique a atteint un certain degré de fédéralisme, alors que l’union politique – la fameuse Politique étrangère et de sécurité commune – est restée dans l’impuissance, puisque les décisions s’y prennent presque totalement à l’unanimité. Le processus de décision de l’union politique actuelle est accompagné d’un tel nombre de mesures qui permettent à chaque Etat qui s’oppose à une action commune d’y mettre son veto, qu’on ne peut pas parler vraiment de supranationalité dans ce domaine; c’est de l’intergouvernementalisme pur et simple. Mais, il y a eu quand même, si l’on regarde les succès incontestables de l’intégration économique communautaire, une évolution de l’Europe occidentale vers une zone pré-fédéraliste ou partiellement fédéraliste.

Parallèlement, nous avons assisté au processus de décentralisation à l’intérieur de nos Etats. C’est le cas de l’Italie, qui s’était dénommée dans sa constitution d’après-guerre "Etat de travail et de régions", et qui s’est régionalisée beaucoup plus tard. Il y a deux formes de régions en Italie : les régions ordinaires et cinq régions à statut spécial dont l’autonomie est plus forte. C’est aussi le cas de l’Espagne qui, sous Franco, était un Etat ultra-centralisé et qui est devenu un Etat régionalisé, voire presque fédéral. C’est de même le cas de la France qui, après des siècles de jacobinisme et de système très centralisé fondé sur le principe de la République une et indivisible, a commencé un effort de décentralisation important sous le président Mitterrand en 1982, par la loi de décentralisation. Cette loi ne va pas aussi loin que le fédéralisme, celui-ci étant actuellement rejeté comme un danger de démembrement. Cependant, on voit qu’en France cette première décentralisation – timide mais qui sur certains points reste tout de même importante – n’est aujourd’hui contestée par personne. Même les dirigeants du RPR qui étaient très profondément opposés à cela – M. Chirac parlait alors de démembrement de la France – ne touchent plus à cette décentralisation.

Il y a eu également au Royaume-Uni une tentative d’instaurer des assemblées élues en Ecosse et au Pays de Galles, mais cette tentative, soumise à référendum, a échoué. Aujourd’hui, le Parti travailliste parle à nouveau de décentralisation, mais le régime conservateur a supprimé une partie de l’autonomie des pouvoirs locaux. Ces derniers étaient, par exemple, compétents en matière d’éducation.

En conclusion, on peut dire que d’une manière générale, dans l’Europe communautaire, il y avait au moins dans plusieurs Etats, des efforts de décentralisation, même s’ils ne vont pas, comme dans le cadre de la Belgique, jusqu’à la fédéralisation.

Sur cette dynamique, on peut maintenant inscrire les différentes formes d’intégration ou de décentralisation. En partant de l’anarchie, on trouve tout d’abord les organisations internationales, puis les confédérations. Il y a ensuite les fédérations ou les Etats fédéraux, puis les Etats régionalisés et, enfin, les Etats décentralisés. Comment peut-on caractériser ces différentes structures par rapport au modèle fédéraliste, par rapport à l’anarchie et par rapport au centralisme ?

Je veux d’abord préciser, pour ne pas créer un malentendu, que ces modèles ne sont pas pour moi des modèles purs, mais des modèles dans le sens du sociologue allemand Max Weber. Celui-ci parlait du type idéal, qui n’est jamais atteint de façon pure dans la réalité. L’anarchie pure n’existe pas. L’action des grandes puissances et des organisations internationales, par exemple, essaie toujours d’imposer un ordre. Mais, ce qui caractérise à la fois les organisations internationales et les confédérations, c’est leur impuissance à surmonter l’anarchie, surtout face à des problèmes qui dépassent la simple coopération intergouvernementale. Ou alors s’impose l’hégémonie du plus fort. La confédération germanique de 1815 était caractérisée par une lutte entre la Prusse et l’Autriche et s’est soldée par l’hégémonie prussienne. L’OTAN ne fonctionne que si les Etats-Unis le veulent. Tous ceux, au sein de l’Union européenne, qui souhaitent sauvegarder leur souveraineté nationale au nom de la protection face à l’hégémonie allemande, devraient réfléchir, car s’il y a un danger d’hégémonie allemande à l’intérieur de l’Union européenne, il ne vient pas de la mauvaise foi ou de la volonté de tel ou tel homme politique allemand, mais il vient simplement de cette règle qu’au sein d’une organisation intergouvernementale, rien ne fonctionne si le plus fort ne s’impose pas aux autres. C’est donc, à l’intérieur d’une organisation ou d’une confédération, toujours la puissance qui domine les relations, malgré toutes les règles qui peuvent être adoptées.

 

Même si, dans une confédération, il y a une règle de l’unanimité, les vaincus dans un vote considèrent souvent la décision comme une simple recommandation, si la décision ne leur est pas imposée par la coercition. Par exemple, les Etats-Unis pendant leur phase confédérale, de 1777 à 1787, avaient la règle de la majorité pour leurs décisions. Il fallait que neuf Etats sur treize soient d’accord pour qu’une décision soit prise. Mais ceux qui étaient mis en minorité, en général, ne considéraient pas cette délibération comme une véritable décision. Ils prenaient celle-ci, comme aujourd’hui les Etats membres des Nations Unies, comme une simple recommandation. Et s’ils ne voulaient pas l’appliquer, ils ne l’appliquaient pas.

En conclusion, dans les relations internationales ou dans le système confédéral, ou bien on reste dans l’anarchie, ou bien c’est l’hégémonie du plus fort qui s’impose.

Passons à l’Etat fédéral. Dans ce cas, c’est une constitution fédérale qui garantit l’égalité entre tous les Etats. On ne peut pas dire que l’Allemagne est dirigée par la Bavière, ou que les Etats-Unis d’Amérique sont gouvernés par le Texas ou l’Etat de New York. D’autre part, il faut admettre que tous les Etats fédéraux existants ont sans exception connu une évolution de centralisation du pouvoir; à l’exception peut-être de la Belgique, parce qu’elle n’a pas encore une très longue expérience d’Etat fédéral et parce que, précisément, c’est une fédération par ségrégation. Mais tous les autres se sont centralisés, même la Suisse, bien qu'elle soit peut-être la plus proche du point idéal d’un parfait équilibre entre unité et diversité.

À titre d’exemple, en Allemagne fédérale, il y a trois sortes de compétences : les compétences exclusives de la fédération (les Affaires étrangères, la Défense, la monnaie), les compétences exclusives des Länder (l’Education, la Culture, la police), et entre les deux, se trouvent les compétences concurrentes (l’Economie, l’Agriculture,...). Dans le domaine des compétences concurrentes, on trouve la règle suivante : tant qu’il n’y a pas un intérêt fédéral, les Länder restent compétents; mais, dès l’apparition d’un intérêt fédéral, le droit fédéral prime le droit des Etats membres. Et dans ce domaine des compétences concurrentes, l’Allemagne s’est centralisée parce qu'on a toujours fini par démontrer un intérêt fédéral.

Pour les Etats-Unis, le degré de centralisation se mesure simplement par des chiffres. En 1929, à la veille de la crise mondiale, 80 % des dépenses publiques étaient locales et 20 % seulement étaient des dépenses fédérales. Aujourd’hui, c’est l’inverse : 70 % des dépenses publiques américaines sont fédérales et 30 % restent locales. Donc, si on peut toujours dire que les Etats-Unis se trouvent dans une zone à caractère fédéral, ils se sont centralisés par le new deal de Roosevelt, par la Deuxième Guerre mondiale, par leur rôle de puissance mondiale, par la guerre de Corée, la guerre du Vietnam, par la conquête de l’espace, etc. Tout cela les a amenés à une centralisation.

Puis, suivant dans notre tableau la dynamique fédéraliste d’agrégation, nous passons à l’Etat régionalisé. Qu’est-ce qui distingue un Etat fédéral d’un Etat régionalisé, comme par exemple l’Italie ? Essentiellement trois choses :

Premièrement, un Etat fédéral connaît une autonomie constituante des Etats membres. Ils n’ont pas un statut qui leur a été généreusement offert par le pouvoir central, comme c’est le cas des régions italiennes ou des régions françaises. En Espagne, on se trouve à ce niveau à mi-chemin parce que les communautés autonomes espagnoles ont eu le droit de négocier leur statut en partie avec l’Etat central. Mais, il n’y a pas en Espagne non plus une pleine autonomie constituante. Voilà la première différence entre un Etat fédéral et un Etat régionalisé.

 

La deuxième différence, c’est que, dans l’Etat fédéral, il y a un contrôle de légalité mais pas de contrôle d’opportunité. Le président des Etats-Unis, le Chancelier allemand ou le Conseil fédéral suisse ne peuvent pas annuler une décision d’un Etat membre par simple opportunité, alors que cette tutelle existe en Italie. Si Rome considère la décision d’un Conseil régional inopportune et contraire à l’intérêt national, elle peut annuler cette décision. Par contre, le président des Etats-Unis peut envoyer des troupes dans un Etat s’il y a violation de la Constitution américaine. Par exemple, en 1970, on avait interdit l’accès d’une école d’un Etat du Sud aux enfants noirs et le gouverneur de cet Etat avait approuvé l’action de cette école. A ce moment-là, le président américain a pu envoyer la garde nationale parce que, là, il y a eu effectivement violation de la Constitution américaine.

La troisième différence qui existe entre un Etat fédéral et un Etat régionalisé, c’est que, dans l’Etat fédéral, il y a participation des Etats membres à la législation fédérale grâce à une Chambre qui les représente, le Sénat aux Etats-Unis par exemple. Le Sénat américain – soit dit en passant – n’a été composé de sénateurs élus au suffrage universel qu’au XXème siècle. Dans le passé, les sénateurs étaient délégués par les Etats, comme le sont encore aujourd’hui les membres du Bundesrat allemand. Ces derniers sont en général les premiers ministres d’un Land et quelques autres ministres. Ils sont donc, bien sûr, élus chez eux en tant que députés de la Diète ou du Landtag du Land, mais pas en tant que membres du Bundesrat. Donc, il y a une participation des collectivités composantes à la législation fédérale.

Il y a parfois aussi participation au pouvoir exécutif et judiciaire. Par exemple, la composition du Conseil fédéral suisse obéit à une règle coutumière – ce qui veut dire qu’elle n’est pas écrite dans la Constitution bien qu’observée – selon laquelle tous les grands partis politiques et les différentes communautés ethniques, à l’exception des rhéto-romanches, y sont représentés. En général, les Suisses allemands, romands et italiens constituent les sept membres de ce collectif très hétérogène. Il est intéressant de noter qu’à cet égard, la Commission européenne ressemble un peu au Conseil fédéral suisse par son hétérogénéité et par son souci de refléter au maximum la diversité du peuple fédéral.

On peut encore citer d’autres formes de participation au pouvoir exécutif et judiciaire. Par exemple, le Sénat américain doit approuver les nominations des membres de l’exécutif et de la Cour Suprême faites par le président. Il y a également participation au pouvoir judiciaire en Allemagne, car la moitié des juges de la Cour constitutionnelle et des différentes cours fédérales sont nommés par le Bundesrat, donc par la Chambre qui représente les Länder. L’autre moitié est nommée par le Bundestag.

Enfin, j'aborderai les principes fondamentaux du fédéralisme et du modèle du fédéralisme. Quels sont ces principes fondamentaux ? Il y a tout d’abord l’autonomie, qui comporte le droit à l’autodétermination. Le juriste français Guy Héraud parle d’auto-affirmation, d’auto-définition, d’auto-organisation, d’auto-gestion. Chaque communauté doit avoir d’abord le droit de dire qu’elle existe, de définir ses limites, puis de déterminer le contenu de son autonomie en se donnant une Constitution ou un statut, et ensuite d’être capable de s’autogérer. Cela comporte évidemment une autonomie financière, mal respectée aujourd’hui aux Etats-Unis. Par contre, si je prends l’exemple de la Suisse, 40 % des dépenses publiques sont fédérales et 60 % sont locales, réparties pour moitié entre les municipalités et les cantons. En général, une municipalité suisse a un budget qui est dix fois plus grand que le budget d’une commune ou d’une municipalité française comparable.

 

Qui dit autonomie pose la question de la solution des conflits et de l’unité entre ces autonomies. Deux principes y répondent : celui du contractualisme et celui de la subsidiarité.

Qu’est ce que le contractualisme ? C’est vouloir que les conflits ne soient plus résolus par la force, comme dans l’anarchie ou les confédérations, mais par des règles constitutionnelles et législatives adoptées par tous et acceptées par tous. Pour bien illustrer ce que je veux dire par contractualisme, prenons des exemples dans trois cadres : un cadre anarchique, un cadre centraliste et un cadre fédéral. Je prends tout d’abord le cadre anarchique de l’Europe du XIXème siècle et de la première moitié du XXème siècle. Les conflits entre la France et l’Allemagne se résolvaient par la force. C’était la solution du vainqueur imposée au vaincu. Le vaincu rêvait de la revanche et cela recommençait. On a essayé d’établir des nouveaux équilibres après chaque guerre. Mais à chaque fois ils tournaient au déséquilibre et une nouvelle guerre était déjà programmée.

Une deuxième forme de solution de conflits apparaît dans le cadre centraliste que l’on retrouve dans la France d’après-guerre. Je prends l’exemple des relations avec la minorité alsacienne germanophone. Officiellement, dans la vision de la République une et indivisible, il n’y a pas de relations de type minoritaire, il n’y a que des Français. Et il fallait donc faire de cette minorité ethnique des bons Français. A quoi cela a-t-il mené ? La solution centraliste est une forme très efficace de solution des conflits mais elle présente des problèmes. Un alsacien, qui a à peu près quarante ans, m’a raconté un jour que, quand il était à l’école primaire, lui et ses camarades étaient punis quand ils parlaient leur dialecte pendant la récréation, parce que c’était considéré comme un signe de manque de culture. Et l’instituteur était certainement plein de bonne foi. Il pensait que si ces jeunes paysans devaient être cultivés, ils ne devaient parler que français car c’était la voie vers le progrès économique et social. Mais, le résultat de cette forme de solution de conflit, je l’ai vécu en prenant le train de nuit de Nice à Strasbourg. J’avais un wagon-lit, la porte était ouverte. Au début, j’ai entendu trois dames alsaciennes dans le couloir parler leur patois. Je suis sorti de mon compartiment et dès qu’elles m’ont vu, elles ont arrêté de parler patois et elles ont continué la conversation en français. C’était le résultat de cette politique scolaire : elles avaient visiblement honte de leur identité. Je suis rentré quelques instants plus tard dans mon compartiment et automatiquement elles ont continué leur conversation en alsacien. J'ai alors fait une expérience. Dix fois, je suis sorti et rentré, et ça a fonctionné chaque fois, elles ont changé de langue. Il y avait une espèce d’automatisme dans leur esprit. En conclusion, la solution centraliste est une forme efficace de solution de conflits mais une forme qui n’est pas tout à fait conforme au respect des diversités, à l’esprit même qui doit dominer une civilisation européenne.

Troisième cadre de solution de conflits : la Suisse. Là, les conflits sont permanents. Demandez à un Suisse allemand ce qu’il pense d’un Suisse romand. Vous aurez droit à l’arsenal de tous les clichés de préjugés qui existent en Allemagne au sujet de la France. Ou inversement, les Suisses francophones vous diront des Suisses allemands "Ce sont des gens lourds, qui sont disciplinés, qui ne pensent qu’à leur travail, qui n’ont pas de sens de l’humour, qui mangent trop gras, etc." Puis, les deux groupes sont sans doute d’accord pour dire ce qu’ils pensent des Suisses italiens : ce sont des gens très légers, qui ne respectent pas les limitations de vitesse, qui klaxonnent tout le temps. Comme on le voit, les préjugés et les tensions existent. On l’a bien vu au moment du référendum sur l’espace économique européen. Cependant, ces conflits ne mettent pas en cause l’unité. Ces conflits sont réglés par la Constitution, acceptés par tous, réglés par une législation à laquelle tous participent. Par conséquent, on voit que le fédéralisme ne supprime pas les tensions, il ne supprime pas les polarités, mais il les soumet à des règles.

 

Voilà ce qu’est le contractualisme, que Proudhon appelle aussi mutualisme, la solution des conflits par les intéressés eux-mêmes, pas par un pouvoir central loin des problèmes à régler, pas par le laisser aller qui finalement fait que le gouvernement le plus fort l’emporte.

Autre principe : celui de la subsidiarité, que l’on trouve dans le traité de Maastricht, mais où il est écrit et interprété à mon avis d’une manière un peu unilatérale. Qu’est-ce que le principe de subsidiarité ? Cela vient du mot latin subsidiare, qui signifie aider, et cela veut dire que toute collectivité supérieure – ou collectivité englobante – ne doit intervenir que dans le cas où la collectivité englobée est dépassée. En d’autres termes, il s’agit là d’un principe qu’un juriste, Guy Héraud, que j’ai déjà mentionné, appelle le principe d’exacte adéquation des pouvoirs, c’est-à-dire que le pouvoir local doit régler les problèmes locaux, le pouvoir régional doit régler des problèmes de dimension régionale, le pouvoir national doit régler des problèmes de dimension nationale, le pouvoir européen doit régler des problèmes de dimension continentale, le pouvoir mondial doit régler des problèmes de dimension mondiale. On peut, en appliquant le principe de subsidiarité, soit plaider la cause de la décentralisation, soit plaider la cause d’une certaine centralisation des pouvoirs.

J’arrive au dernier principe qui est celui que les Pères fondateurs américains avaient appelé Checks and Balances. Cela veut dire qu’aucun pouvoir ne doit exister sans au moins un contre-pouvoir qui le contrôle et qui l’équilibre. Il y a un système de contrôle mutuel et un système d’équilibre entre les différents pouvoirs. Aucun pouvoir ne doit avoir le monopole. Alexandre Marc, le fondateur du CIFE et mon maître, dit toujours que dans une structure fédéraliste, le pouvoir est partout, même au centre. Mais le pouvoir central ne doit pas s’imaginer avoir droit à une sorte de supériorité. Le pouvoir central doit se limiter à régler des problèmes de dimension centrale. Voilà le principe de Checks and Balances, et j’en terminerai ici.

 

Ferdinand Kinsky, Le fédéralisme politique, dans La Wallonie, une région en Europe, CIFE-IJD, 1997


 

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