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Inauguration de la plaque en hommage à Aimée Lemaire
Athénée royal Vauban à Charleroi
Jean-Pol Demacq
Premier Echevin de Charleroi, Président de l'Institut Jules Destrée
Administrateur de la Fondation Bologne-Lemaire
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Charleroi, le 20 décembre
1999.
C’est un immense honneur pour moi de
prendre aujourd’hui la parole pour évoquer l'un des aspects de la personnalité de
cette très grande Dame que fut Aimée Lemaire-Bologne. Je le ferai à un double titre. Au
nom de la Ville de Charleroi, d’abord, dont le Collège m’a confié la tâche de
vous accueillir et de saluer l’action fondatrice d’une ancienne préfète de ce
lycée. Au nom de l’Institut Jules Destrée, ensuite, puisque Aimée Lemaire en fut
non seulement l'une des premières animatrices, avant-guerre, mais parce qu'elle assuma,
la première, la direction de cette institution, de 1960 à 1975. Enfin, j’associerai
à mon discours la Fondation Bologne-Lemaire qui, sous la présidence d’Yves de
Wasseige, veille à maintenir éveillée la mémoire de deux personnalités hors pair,
Maurice Bologne et Aimée Lemaire : ces deux personnalités nous ont paru souvent
tellement indissociables que l’on a parfois oublié à quel point l'une et l'autre
méritent d'être mises en exergue.
Cet honneur qui est le mien
aujourd’hui, vous me permettrez encore d’en remercier les initiateurs, ceux sans
qui cette cérémonie n’aurait pas été possible : Madame la Préfète De
Leender, pour sa disponibilité, notre Bourgmestre Jacques Van Gompel, mon collègue
l’Echevin Christian Renard pour avoir immédiatement répondu à l’appel de
l’Institut Jules Destrée, afin qu'un objet de souvenir puisse être apposé ici, un
an jour pour jour après le décès de Madame Bologne-Lemaire. Je veux également adresser
mes remerciements à toutes les amies et à tous les proches de notre ancienne directrice
qui ont appuyé notre motivation à concrétiser cet hommage. Enfin, nous remercions
M. Hervé Hasquin, Ministre-président de la Communauté Wallonie-Bruxelles, et
M. Jean-Claude Van Cauwenberghe, Ministre du Budget et Vice-Président du
Gouvernement wallon, qui ont accepté de rehausser, par leur présence, ou celle d’un
de leurs proches collaborateurs, l'inauguration de cette plaque commémorative.
La personnalité multiple d’Aimée
Lemaire se prête à bien des approches et à bien des développements. Comme chacun des
orateurs de ce matin, ma première question ne fut pas que dire ? mais, par
où commencer ? Cette interrogation était d’autant plus lancinante que,
directrice d’une société historique qui visait à promouvoir l’histoire de la
Wallonie, Aimée Lemaire fut également, dans bien des domaines, actrice de cette
histoire. Or, au cœur des contradictions, avide de changements, à la fois
iconoclaste et enthousiaste, l’Histoire est aussi brûlante que la vie contemporaine
et, comme elle, se détourne résolument des liturgies officielles, des héros statufiés
et figés dans leur gesticulation dérisoire – et je cite ainsi le professeur
Etienne Hélin, dans une des publications de l’Institut Jules Destrée parue voici
vingt ans.

De fait, nous n’entendons
aujourd’hui ni faire de liturgie, ni éléver de statue. C’est pourquoi, il me
paraît utile, tout simplement, de rappeler quelques faits, que je voudrais précis,
destinés à faire comprendre, particulièrement à nos enfants, élèves et étudiants,
pourquoi celle qui disait Je suis d’abord une femme d’enseignement.
J’aime l’enseignement, j’aime étudier, former des jeunes voit,
aujourd’hui, son nom gravé à l'entrée de cet athénée.
Membre, avant-guerre, du Comité de
Vigilance des Intellectuels antifascistes et disciple de l’abbé Mahieu, Aimée
Lemaire a ressenti très durement l’invasion allemande. Dès le mois d’août
1940 – elle a 36 ans –, Aimée Lemaire est membre du mouvement de Résistance
gaulliste La Wallonie libre. Dès son retour d’exode, en compagnie de son mari
Maurice Bologne et de quelques militants wallons, elle travaille à la rédaction, à
l’édition et à la diffusion du journal clandestin wallon La Wallonie libre.
Plus tard, elle participera également à la distribution de La Libre Belgique
clandestine, de La Voix des Belges, de La Meuse, de Front, ainsi
que de photos du général de Gaulle.
Les réunions du Comité de rédaction ont
lieu dans sa maison, 1 rue des Pyrèthres, à Boitsfort. C’est là aussi que,
parfois, se réunissent les membres du directoire de La Wallonie libre : François
Van Belle, René Thône, Octave Pinkers, qui transmettent les mots d’ordre de la
Résistance. Maurice Bologne, secrétaire général du mouvement, est chargé de contacter
les groupes affiliés. Aimée Lemaire s’occupe également de récolter, notamment au
Lycée d’Ixelles où elle est alors professeur, de l’argent et des vivres pour
soutenir des amis arrêtés ou cachés. Ainsi, vient-elle en aide à des prisonniers
politiques comme sa collègue Yvonne Leloux, professeur dans le même lycée. Elle se
dévoue pour les victimes des nazis : Arille Carlier – qui fut sauvé –,
Edouard Depasse ou Auguste Vatlet, qui ne sont pas revenus d’Allemagne. Elle se
consacre à l’aide de prisonniers français évadés tel le Bordelais Jean-Max
Faugas, réfugié chez sa collègue Suzanne Bocquet à Etterbeek.
Prenant ses fonctions de
directrice-préfète de l’Ecole moyenne pour filles à Charleroi en février 1943,
elle y poursuit son activité de Résistante. Aimée Lemaire connaît bien l’école
pour y avoir enseigné dès 1925 comme premier professeur féminin y portant un titre
universitaire. La maison du 31 boulevard Defontaine, où elle est désormais domiciliée
avec Maurice Bologne, sert de lieu de réunion aux membres de La Wallonie libre et du
Conseil économique wallon de la région de Charleroi : on y rencontre notamment
l’instituteur Georges Piérard, responsable du FI à Gilly, Nestor Miserez, René
Thône, Octave Pinkers, Jules Hiernaux, ou l’économiste Max Drechsel. Refusant tout
contact avec le bourgmestre et les échevins rexistes du Grand Charleroi, Aimée Lemaire
boycotte ouvertement les vernissages auxquels elle est invitée. De même, la directrice
apporte son aide particulière à Hélène Bois d’Enghien, résistante, frappée le
13 janvier 1943 d’une interdiction d’enseigner par le chef de
l’Administration militaire allemande, en l’accueillant dans l’école, au
mépris de sa propre sécurité.

A partir de 1942, les besoins en hommes de
l’armée ennemie, la Wehrmacht, s’accroissent avec les terribles
saignées occasionnées par la Campagne de Russie. Les travailleurs allemands prennent
l’uniforme tandis que les réquisitions en main-d’œuvre, notamment pour les
usines d’armement, se font pressantes. Le 6 mars 1942, l’autorité allemande
décide d’instaurer le travail obligatoire en Belgique, ce qui, comme Paul Struye en
a témoigné, provoque dans tout notre pays une consternation profonde, notamment par
référence aux redoutables déportations de la Grande Guerre. Le 6 octobre 1942, tous les
hommes de 18 à 50 ans et toutes les femmes de 21 et 35 ans sont rendus mobilisables pour
partir en Allemagne. Des dizaines de milliers de Belges vont être envoyés dans le Reich
où ils vont travailler, souvent dans des conditions inhumaines, dans l’industrie
d’armement. Les protestations seront telles que les Allemands renonceront
provisoirement à déporter les femmes à qui on prévoyait un terrible destin. Le
recensement se poursuit toutefois par le truchement des Werbestellen, ces bureaux
de recrutement dépendant directement de l’autorité militaire. A partir de mars
1943, les jeunes gens sont appelés par classe, en commençant par les années 1922 à
1924. Les ordonnances du 28 juin 1943, édictées par le général Von Falkenhausen,
viennent accélérer cette situation, parce qu'elles soumettent notamment tous les
habitants du sexe féminin célibataires âgées de 18 à 30 ans à justifier d’une
occupation. De même, l’admission aux études supérieures est-elle désormais
subordonnée à la prestation d’un travail minimum d’un an dans le Reich
ou dans un camp en Belgique.
Au lycée de Charleroi, Aimée Lemaire
fournit à d’anciennes élèves des certificats falsifiés indiquant que ces jeunes
filles suivent les cours, afin qu’elles échappent à l’inscription au
STO : une vingtaine de ces faux documents seront délivrés. De même, grâce à des
complicités à la Société des Chemins de fer et à la Régie des Téléphones, des
jeunes filles sont inscrites dans ces administrations. En même temps, Aimée Lemaire fait
disparaître tous les documents qui auraient pu servir aux Allemands pour établir la
liste des élèves en dernière année d’études et donc susceptibles de partir dans
un camp de travail. Ainsi, avec l’aide de Melle Voullemin, d’Hilda Duquesne, de
Suzanne Bocquet et de Simone Stimart – ces trois dernières au moins sont membres de
La Wallonie libre –, elle dissimule les registres matricules et les fiches de
l’école.
Aimée Lemaire, au titre de directrice de
l’Ecole moyenne pour filles, est convoquée une première fois par la Werbestelle, le
19 juillet 1943, à se présenter, le 22 juillet 1943 à 9 heures, au Bureau de Charleroi,
au 1er étage du 21 de la rue Puissant. Le motif en est – je cite
d’après le texte allemand – bref entretien sur la conception de la mise au
travail obligatoire des élèves de votre établissement, qui arrivent à la fin de leurs
études.
Lors de l’entretien, Aimée Lemaire
oppose à son interlocuteur l’article 8 du règlement d’ordre intérieur du
ministère de l’Instruction publique qui stipule qu’il est strictement défendu
aux préfets des études, aux professeurs et aux maîtres d’étude de communiquer à
des personnes étrangères à l’établissement la liste des élèves dispensés de
certains cours, ainsi que la liste des élèves qui suivent les cours. D’autre part,
Aimée Lemaire tire argument de la directive du secrétaire général M. Nijns du 24
juillet 1943. Ce texte rappelle que, dans le cadre des ordonnances allemandes sur le
travail obligatoire, il n’y a pas lieu de remettre à l’autorité allemande des
listes d’élèves que celle-ci demanderait. La circulaire indique également que le
secrétaire général a fait une démarche pressante auprès de l’Autorité
allemande, en particulier d’Eggert Reeder, chef de l’Administration militaire,
pour qu'elle renonce à demander et même à réquisitionner ces listes.
Les Allemands n’en restent pas là.
Ils ne sont certes pas dupes. Par lettre recommandée du 27 juillet 1943,
l’inspecteur du gouvernement allemand de la Werbestelle à Charleroi écrit :
J’ai reçu aujourd’hui votre
communication, d’après laquelle vous n’avez pas l’intention d’envoyer
les listes.
J’attire votre attention sur le fait
que, indépendamment des pourparlers d’aucune sorte, vous êtes obligée
d’envoyer les listes pour la date fixée.
Si vous ne donniez pas suite à cette
menace, vous devriez envisager des poursuites sévères.
Cette lettre prouve qu’Aimée Lemaire
a refusé de communiquer les listes d’élèves. La menace n’est pas proférée
à la légère. Le risque est réel. On sait que le recteur de l’Université de
Louvain a été condamné le 30 juin 1943 à 18 mois de prison pour avoir refusé de
transmettre à l’ennemi la liste de ses étudiants de première candidature; le père
Van Vlasselaere, recteur du Collège des Jésuites à Charleroi, qui a également refusé
d’obtempérer sera arrêté; le préfet de l’Athénée royal des garçons, M.
Hardy, sera de même inquiété et, afin de le faire plier, les Allemands le forceront
– comme ce sera le cas pour François Bovesse et tant d’autres – à servir
d’otages sur les trains allemands, de plus en plus menacés par l’ardeur de
l’aviation alliée et de la Résistance armée.

Aimée Lemaire n’attend pas que les
Allemands viennent la chercher. Dès le 30 juillet 1943, elle informe le secrétaire
général de la menace allemande dont elle est victime, confirme qu’elle s’en
tient à la directive du 24 juillet, puis elle disparaît. Ainsi, afin d’échapper
aux recherches de l’autorité occupante, Aimée Lemaire se réfugie jusqu’à la
fin août 1943 à Oneux, commune de Comblain-au-Pont, sur l’Ourthe, dans une maison
de campagne appartenant à Fernand Schreurs – avocat à la Cour d’Appel de
Liège et futur secrétaire général du Congrès national wallon. En septembre 1943,
suite à un changement de personnel à la Werbestelle de Charleroi, elle ose prendre le
risque de regagner le Lycée.
Quand, le 9 juin 1944, trois jours après
le débarquement de Normandie, Aimée Lemaire reçoit par recommandé une nouvelle lettre
de la Nebenstelle de Charleroi, lui intimant l'ordre de livrer les noms des élèves des
classes d’âge 1922-1924, elle pense que le temps va jouer pour elle. Mais, le 3
août 1944, deux représentants de l’Oberfeldkommandantur de Mons se
présentent à son bureau de préfète, avec une nouvelle injonction de livrer les noms
des étudiantes, en exigeant que le formulaire qu’ils présentent soit immédiatement
rempli. Une nouvelle fois, Aimée Lemaire leur oppose la circulaire du 24 juillet –
dont ils n’ont pas connaissance et dont ils demandent une copie afin de soumettre le
différend à leur administration – et ainsi, une nouvelle fois, la grande dame
emberlificote l'ennemi…
Cette fois-ci, Aimée Lemaire
n’hésite plus et, compte tenu de la tension et des conseils de ses amis de la
Résistance, elle se réfugie à Nalinnes. Elle s’y cache dans la maison
d’Eugénie Berny-Norga, en compagnie de troupes du Mouvement national belge. Il
était temps ! Son nom et celui de son mari sont sur les listes des rexistes. Le 30
juillet 1944, Jules Hiernaux, ancien ministre et directeur général de l’Université
du Travail, est assassiné. Les semaines qui précèdent l’arrivée des Alliés ne
sont d’ailleurs, pour les collaborateurs, qu’un long chemin de règlements de
comptes qui culminent avec la tuerie de Courcelles. Aimée et Maurice Bologne se
cachent : leur participation depuis 1941 au Front de l’Indépendance puis aux
Milices patriotiques et, toujours, au mouvement wallon, tout plaide contre eux aux yeux
des collaborateurs, en chasse.
Aimée Lemaire et Maurice Bologne ne
sortent que le 2 septembre 1944, pour constater que le lycée est occupé par les troupes
allemandes qui battent en retraite. Le lendemain, les combats de rue menés par la
Résistance commencent, le 4 septembre, Charleroi est libérée. Le 11 septembre,
c’est ici même qu’ils inaugurent officiellement le local de La Wallonie libre,
dans cette résidence de fonction qui s'honore d'avoir été un nid de conspirateurs
antinazis. Pour ces Wallonnes et ces Wallons, commençait une longue marche qui allait se
poursuivre bien au delà de la première réforme de l’Etat.
Voilà, mesdames et messieurs, quelle
était cette Dame dont nous allons révéler la stèle. Voici évoqué pour vous, par la
mémoire de quelques actes dont émanent tant de courage, tant d’altruisme, tant
d’abnégation, voici un épisode de l'histoire : celle d'Aimée Lemaire,
préfète de cet établissement magnifique, que l’on a nommé Vauban, mais qu’on
aurait pu appeler Lemaire. Car, plus que Vauban, Aimée Lemaire est aujourd’hui un
modèle pour notre jeunesse.
Nous vous rendons hommage, Madame, car, à
l'instar du Charles de Gaulle de L'Appel – dont vous avez gardé, jusqu'à la
fin, le portrait altier dans votre bureau –, vous auriez pu dire, dès 1940, que, au
spectacle de ce peuple éperdu et de cette déroute militaire, au récit de cette
insolence méprisante de l’adversaire, je me sens soulevé d’une fureur sans
bornes ! La guerre commence infiniment mal. Il faut donc qu’elle continue.
Merci, Aimée Lemaire.
Merci pour Charleroi.
Merci pour la Wallonie.
Merci pour la Liberté.