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Jean-Jacques Andrien
Cinéaste
 

C'est en tant que "cinéaste" que j'interviens ici.

Je devrais dire et j'ai envie de dire : "cinéaste de Wallonie".

Mais dire "cinéaste de Wallonie", aujourd'hui, en Belgique francophone, c'est prendre le risque de se voir disqualifié en tant que créateur.

Alors qu'ailleurs, dans d'autres pays, cela va de soi d'être d'une communauté, et de le dire ... Ici non !

Robert Guédiguian (Marius et Jeannette ) se dit cinéaste de Marseille,
Abbas Kiarostami (Le goût de la cerise ) : cinéaste d'Iran,
Michel Khleifi (Noces en Galilée ) : cinéaste palestinien,
Tony Gatlif (Gadjo Dilo ) : cinéaste gitan,
Mrinal Sen (Genesis ) : cinéaste bengali,
Andrei Tarkovski (le miroir) : cinéaste russe,
Théodoros Angelopoulos (l'éternité et un jour) : cinéaste grec,

sans que cela pose un tel problème.

Leurs films nous parlent de leur société, de leur communauté, de leur pays. Ces films sont beaux, ils nous émeuvent autant qu'ils constituent des repères, des miroirs nécessaires pour les citoyens de leur communauté.

Bien évidemment, je partage l'idée que l'art est l'art et n'a pas à être une propagande. L'art n'a pas à se donner des objectifs utilitaires et pragmatiques. Quand un film le fait, il cesse d'être une entité artistique.

... mais une fois admis ce principe qu'il ne faut rechercher que le caractère artistique d'une œuvre d'art (je cite Gramsci), il n'est pas du tout exclu que l'on recherche quels sentiments, quelle attitude envers la vie se dégagent de l'œuvre elle-même. Ce qui est exclu , c'est qu'une œuvre soit belle à cause de son contenu moral et politique, et non pas à cause de sa forme, dans laquelle le contenu abstrait s'est fondu, à laquelle il s'est identifié.

 

Au cinéma, la forme dont parle Gramsci, c'est l'image.

J'entends par ce terme, l'image artistique, la figure : c'est-à-dire une mise en forme unique, singulière. Non pas le cliché, mais l'image qui fait sens, l'image qui vous implique dans un film, qui vous y entraîne, l'image qui fait que, justement, vous ne percevez plus l'image projetée sur l'écran mais la pensée qu'elle crée ! L'image comprise comme une brèche dans l'inconnu. L'image capable de transformer le réel.

De cette image, Andréi Tarkovski dit qu'elle est quelque chose d'indivisible et d'insaisissable qui dépend autant de notre conscience, que du monde réel qu'elle tend à incarner.

Si le monde est énigmatique, dit-il, je le cite : l'image le sera aussi. Elle est une sorte d'équation qui désigne la corrélation existant entre la vérité et notre conscience limitée à son espace euclidien. Nous ne pouvons percevoir l'univers dans sa totalité. Mais l'image peut exprimer cette totalité.

L'image est une impression de la vérité qui nous est donnée à apercevoir de nos yeux aveugles [...].

L'image repose sur la capacité à faire passer pour observation ce qui est sa perception propre et unique d'un objet.

L'image (la figure) résulte d'une observation du réel, elle est le fait d'une confrontation à la réalité, à l'Histoire.

N'est-ce pas une position idéaliste que de supposer qu'un artiste, ou que n'importe quel homme, puisse s'abstraire de la société et de son époque, d'être libre du temps et de l'espace où il est né ? J'ai toujours pensé, au contraire, que tout être humain, que tout artiste (aussi différents et éloignés que puissent être les artistes contemporains dans leurs positions esthétiques ou idéologiques) est nécessairement et involontairement le produit légitime de la réalité qui l'entoure. Tarkovski

Le poète, l'artiste, est toujours populaire dans ses œuvres authentiques. Quoi qu'il fasse, quel que soit le but de sa création, il exprime toujours, qu'il le veuille ou non, quelque élément du caractère populaire, et ceci il le fait avec plus de profondeur et de clarté que l'histoire même de ce peuple ... écrit Alexandre Herzen dans Passé et méditations.

La nature aristocratique de l'art ne délie cependant pas l'artiste de la question de sa responsabilité devant l'auditoire, et même devant l'homme en général. Au contraire ! Avec la conscience particulière qu'il a du temps et du monde dans lequel il vit, l'artiste devient la voix de ceux qui ne peuvent formuler ni exprimer leur vision de la réalité. En ce sens, l'artiste est effectivement la voix de sa communauté. Appelé à servir son propre talent, il sert par là sa communauté. Tarkovski

 

Quand j'ai débuté dans ce métier, j'étais attiré par un cinéma purement imaginaire, un cinéma abstrait, déconnecté du réel et de l'Histoire, un cinéma irréel ou surréel.

Mes deux premiers courts-métrages sont éloquents à ce sujet :

La pierre qui flotte, mon tout premier film que j'ai réalisé en 1971, avait comme point de départ cette petite fable que j'avais entendue enfant :

J'étais à Liège sur le pont des Arches et je vis sur le fleuve flotter une meule de moulin sur laquelle il y avait quatre hommes : le premier avait perdu les deux yeux, le deuxième les deux bras, le troisième les deux jambes, le quatrième ses habits... Un oiseau passa au-dessus d'eux : l'aveugle le vit, le cul de jatte courut après, l'homme sans bras le saisit et l'homme nu le mis dans sa poche...

Mon deuxième film, Le rouge, le rouge et le rouge (1972), était tout aussi irréel ou surréel : c'était l'histoire d'une jeune femme qui se rend à un rendez-vous tout de rouge vêtue et qui n'y trouve qu'un coq ... Un coq qui ne voit que le rouge qui la recouvre ...

Je n'étais pas heureux de ces réalisations. Sans trop savoir pourquoi. Il a fallu que j'aille interroger et filmer les traces des luttes pour l'indépendance tunisienne dans un village berbère situé en bordure du Sahara (Le fils d'Amr est mort ! – 1975), pour éprouver le besoin de redécouvrir le paysage où j'avais grandi et découvrir l'importance de son Histoire... l'importance de l'Histoire.

C'est la raison pour laquelle, en 1977, je décide de quitter Bruxelles (où je m'étais installé pour pouvoir pratiquer mon métier) et d'aller vivre dans le pays d'Aubel pour y écrire le scénario de mon deuxième long-métrage Le grand paysage d'Alexis Droeven.

J'ai vécu là-bas durant quatre années (de 1977 à 1981).

Quatre années où je constate le décalage entre, d'une part, une Histoire qui se déroule sous mes yeux – celle de la lutte des Fouronnais face aux agressions de l'extrême-droite flamande, celle aussi des agriculteurs qui prennent conscience de la fin de leur métier, de leur culture paysanne – et, d'autre part, l'Histoire officielle de ces événements, représentée dans les médias, qui s'écrit autrement, de ne pas dire les termes de ses véritables enjeux.

J'ai constaté à ce moment, à quel point la déshistoire opérait en Belgique, à quel point elle dominait et occultait.

Ce fut pour moi une révélation; un point de départ pour la suite de mon travail.

J'ai accompagné ce film durant deux ou trois ans partout où il était projeté.

A Berlin, Londres, Los Angeles, Paris, Gdansk, Calcutta ... mais aussi et surtout dans la plupart des villes de Belgique et dans beaucoup de villages de Wallonie.

La Communauté française nous avait prêté des projecteurs 35 mm portatifs.

Nous projetions le film dans des cafés, dans des salles de gymnastique aménagées en salles de projection, dans des écoles ...

C'était formidable !

Les gens venaient nombreux, s'y retrouvaient, débattaient, non pas tant de la question paysanne ou fouronnaise, mais de la situation d'exil des personnages, de ce creux qu'ils portent en eux et qui renvoie à la question identitaire.

Il y avait là, manifestement, une émotion partagée.

C'était l'époque qui précède celle de ma participation au Manifeste de 1983.

Non, la Wallonie n'est pas un désert culturel !

Il y a là une terre qui demande à être irriguée ... une attente.

Le Grand paysage d'Alexis Droeven y répondait quelque part, très modestement, ce n'est qu'un film.

Cela suffisait néanmoins à mes yeux, pour faire signe, pour faire symptôme d'une situation.

Aujourd'hui, quinze ans après, cette situation est la même; la demande est toujours là, mais beaucoup plus pressante.
Il y a des réponses d'ordre culturel et économique adéquates à imaginer d'urgence, des outils à mettre en place.
Comment les concevoir ?

 

Deux dangers guettent :

Premier danger : le nationalisme avec ses attitudes de repli sur soi, de fermeture à l'Autre, de raidissements dans des représentations passéistes et artificielles.

Deuxième danger : celui de procéder à l'apologie d'une attitude qui, sans la moindre distance critique, fait fi de l'articulation nécessaire des valeurs universelles d'égalité individuelle et de solidarité collective avec des demandes culturelles en provenance de populations particulières, même minoritaires (Michel Wieviorka), ce qui aboutit à des positions favorables au néolibéralisme, cette force qui impose partout dans le monde la destruction des cultures vivantes pour les fondre dans un seul modèle au détriment de l'humain.

 

Il y a aujourd'hui en Wallonie un manque de vision de ses réalités culturelles, sociales, institutionnelles... en rapport avec son devenir. Il y a un manque de connaissance des situations, un manque de lieux où débattre et échanger sur ces problématiques, un manque de représentations dans les médias de ses véritables réalités. Il en résulte incompréhensions, amalgames, exclusions et effacements. Des initiatives telles que celles-ci (La Wallonie au futur) sont essentielles et devraient être multipliées.

 

 

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