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Qu’est devenue l’école en
Communauté française de Belgique
au cours des dix dernières années ?

Marcel Crahay
Professeurs à l’Université de Liège
Laboratoire de Pédagogie expérimentale

 

Lors des congrès précédents organisés autour du thème La Wallonie au futur, plusieurs intervenants demandaient que soit précisé le bagage élémentaire dont doivent disposer tous les Wallons au sortir de l’école fondamentale. En donnant la priorité à la définition de socles de compétences, la ministre actuelle a répondu à cet appel. A la fin de cette législature, on est en mesure de citer les apprentissages essentiels que les écoles de notre Communauté doivent avoir installés chez tous les élèves de douze ans.

Par ailleurs, la notion de bagage élémentaire ou de socles de compétences – ces deux concepts sont synonymes – n’est pas dissociable du pilotage. Un document, même très bien fait, définissant le bagage élémentaire de tout petit Wallon mais ne s’articulant pas avec un dispositif de pilotage risque de rester lettre morte (1). Nombreuses sont en effet les recherches qui montrent que les enseignants connaissent mal les programmes et, par le fait même, ne les appliquent pas. Ceci les conduit à dépasser largement les exigences définies au sein de ces documents conçus en haut lieu. Le même sort risque d’être réservé au document définissant les socles de compétences. Il convient donc de s’interroger : qu’est-ce qui a été fait en Communauté française de Belgique en matière de pilotage du système éducatif ?

Par "dispositif de pilotage", il faut entendre une série d’opérations par lesquelles la maîtrise par les élèves des compétences essentielles est évaluée, et ceci dans le but de réguler l’action des enseignants et, plus généralement, le fonctionnement du système éducatif. Dans cette perspective, l’évaluation externe est pratiquée, non pas dans le but de décider si les élèves réussissent un cycle d’études ou non, mais avec l’intention de fournir aux enseignants une information précise sur les compétences de leurs élèves. A terme, l’objectif est d’amener les enseignants à articuler leur évaluation personnelle avec une évaluation externe. On sait, en effet, que les évaluations de pratiquement tous les enseignants pâtissent de ce que l’on pourrait appeler un "effet de microcosme" : pleinement insérés dans leur classe et plus encore dans leur école, ceux-ci sont habitués à évaluer une catégorie d’élèves propres à leur communauté locale et, par ce fait, ajustent leurs critères d’appréciation à cette population d’individus. Pratiquant par tradition une évaluation de type normatif, ils sont victimes de l’effet Posthumus qui les amènent à produire systématiquement une distribution gaussienne des résultats au sein de laquelle les derniers sont destinés à l’échec. Adaptant le niveau des questions au tiers supérieur, les enseignants conçoivent des épreuves dont le niveau de difficulté varie en fonction de ce groupe. Ceci a pour conséquence que certains élèves échouent dans une classe alors qu’avec le même niveau de compétences, ils pourraient réussir dans une autre (CRAHAY, 1996 (2)). Un dispositif de pilotage devrait juguler ces dérives.

Sous l’impulsion du Secrétaire général J. Magy, un dispositif de pilotage interréseaux a vu le jour à partir de 1994. Il était doté d’une certaine systématicité puisque les compétences en lecture et en mathématiques étaient évaluées chaque année selon un cycle régulier. Ce cycle est aujourd’hui suspendu. Plus inquiétant, l’idée même d’évaluation externe n'a pas été inscrite dans le décret-mission. Il faut donc déplorer une marche en arrière par rapport à une idée en faveur de laquelle il y avait consensus au sein des congrès organisés par l’Institut Jules Destrée.

Le constat est grave. La moitié du travail est accomplie, mais restera inopérante faute d’un mécanisme de régulation absolument indispensable. Sauf à croire aux vertus de l’injonction, la définition de socles de compétences ne peut à elle seule affecter de façon significative le terrain pédagogique. Faut-il rappeler que l’acquis essentiel de la réflexion scientifique de ce XXème siècle tourne autour de la notion de régulation : tous les systèmes dynamiques se transforment sous l’effet de feedbacks. Sans mécanisme de rétroaction, tout système humain devient inerte. A l’heure actuelle, l’enseignement en Communauté française de Belgique est un système social au sein duquel aucun processus de régulation n’est systématiquement organisé à une échelle significative. Certes, les enseignants interagissent entre eux et, par le fait même, se régulent. Bien sûr, les inspecteurs font leur travail et s’efforcent d’améliorer les pratiques des enseignants. Sans doute aussi faut-il souligner l’action des parents qui, choisissant l’école de leur enfant (c’est-à-dire en manifestant leur désapprobation à l’égard de la pédagogie de certains enseignants) affectent la pratique de terrain. Tous ces mécanismes sont évidemment à l’œuvre, mais on ignore dans quel sens ils agissent réellement. Ainsi, on ne sait rien de l’efficacité de l’action des inspecteurs. Quant aux régulations générées par les choix d’école opérés par les parents, ils s’apparentent aux mécanismes du marché tels qu’ils sont conçus dans une perspective libérale, mais rien ne dit qu’ils contribuent à accroître l’efficacité du système éducatif.

En définitive, on peut craindre que les institutions de la Communauté française de Belgique et, en particulier, son système d’enseignement souffrent de l’absence d’une culture d’évaluation. Par là, j’entends l’absence d’une tradition qui veuille que l’on évalue de façon rigoureuse les innovations sociales et pédagogiques introduites au sein de nos organisations sociales de fonctionnement.

Les précédents congrès de La Wallonie au futur avaient fait de la constitution d’un réseau de recherche et de la coordination des formations scolaire et post-scolaire deux priorités. A cet égard, je pense que les appels lancés à l'époque n’ont pas été entendus et qu’aucun progrès n’a été réalisé dans ces deux domaines.

Il aurait fallu, me semble-t-il, faire de la lutte contre la dualisation une priorité absolue. Toutes les enquêtes nationales et internationales menées au sein de notre communauté mettent en évidence l’importante iniquité de notre système scolaire. Les performances des élèves varient de façon importante en fonction des établissements. A cet égard, on pourrait résumer le constat de nombreuses études par une formule toute simple : "Dis-moi quel établissement tu fréquentes, je te dirai quel niveau de compétence tu peux espérer". Cette formule à l’emporte-pièce a le mérite d’être provocante. Elle correspond à une réalité aujourd’hui bien établie : la variabilité des performances d’élèves liées à l’établissement est plus forte chez nous que dans tout autre système éducatif. Lorsque l’on couple ce constat avec celui rappelé précédemment, à savoir que la réalité scolaire et les conditions de redoublement sont extrêmement variables d’une classe à l’autre, on est en droit de dénoncer les profonds mécanismes d’inégalité qui traversent le fonctionnement de notre école. On peut y voir les ferments de la dualisation scolaire et sociale que divers observateurs du système éducatif redoutent. Car la variabilité de la qualité de l’enseignement en fonction des établissements et le caractère arbitraire des décisions de réussite opèrent toujours en défaveur des élèves des classes sociales défavorisées. Lorsqu’un système pédagogique dysfonctionne, c’est pratiquement toujours au détriment des mêmes catégories d’élèves que les effets les plus nocifs se font sentir. Bref, si l’on veut véritablement lutter contre la dualisation de notre système éducatif, il faut se donner des objectifs en amont des socles de compétences, et se fixer des priorités en matière d’équité pédagogique.

La lutte contre l’iniquité de notre système scolaire passe sans doute par la réduction de la concurrence entre réseaux d’enseignement et plus encore entre toutes les écoles quel que soit leur réseau d’appartenance. Cette priorité avait été soulignée lors des précédents congrès de La Wallonie au futur. Qu’en est-il aujourd’hui ?

Il faut certainement plus que des souhaits pour enrayer un mécanisme social qui s’est lentement mis en place depuis le pacte scolaire : la concurrence tout azimut entre les écoles. Actuellement, le système éducatif de la Communauté française de Belgique présente tous les traits d’une organisation féodale quant aux prises de décision. La ministre ne décide que très partiellement; elle ne décide en fait que pour les écoles relevant du réseau de la Communauté. Pour le reste, elle doit composer avec d’autres instances décisionnelles que sont les fédérations de pouvoirs locaux. Comment se prennent réellement les décisions ? Comment faciliter la concertation entre ces différentes instances de pouvoir ? Comment faire en sorte que les décisions prises à un certain niveau aient véritablement un effet sur les autres niveaux ? Ces questions méritent d’être posées et discutées dans l’urgence.

Certes aujourd’hui, la mode est à la décentralisation. A cet égard, la Communauté française de Belgique semble être à la pointe : le concept de pouvoir organisateur ne se retrouve qu’aux Pays-Bas et fait envie à ceux qui ailleurs rêvent de dérégulation au sein des systèmes éducatifs. A mes yeux, le concept de décentralisation doit être couplé avec les notions de concertation et de synergie. Certes, il faut accroître l’autonomie des acteurs et encourager leurs initiatives positives. Celles-ci doivent constituer un faisceau d’énergies qui s’orientent vers un but commun si l’on veut éviter l’anarchie pédagogique. Comment donner à la fois plus d’autonomie aux acteurs locaux tout en les responsabilisant davantage par rapport aux objectifs généraux du système éducatif ? Voilà un enjeu considérable pour les hommes politiques.

Peut-on faire le bilan de l’évolution de l’enseignement en Belgique sans rappeler que la formation des enseignants n’a bénéficié d’aucune mesure substantielle ? Aujourd’hui, alors que la plupart des pays de l’Union européenne donnent aux instituteurs une formation de niveau universitaire, la Communauté française de Belgique reste à la traîne. Inévitablement, nous en payerons les dividendes d’ici peu de temps. Comment innover sans faire table rase du passé ? Pour cela, il conviendrait de concevoir un dispositif institutionnel qui capitalise sur les aspects positifs des écoles normales actuelles tout en allant vers une formation de niveau universitaire. Assurément, il conviendrait de stimuler les synergies entre les instituts d’enseignement supérieur pédagogique et les facultés de psychologie et des sciences de l’éducation. Cette priorité devrait mobiliser des énergies importantes dans les prochaines années.

 

Notes

 

(1) Par ailleurs, il conviendrait d’assurer la diffusion des socles de compétence. Des enquêtes indiquent que les enseignants lisent peu, surtout pour des raisons professionnelles. Ne faudrait-il pas planifier une vaste opération de formation continue des enseignants afin de les sensibiliser à la notion de socles de compétence et à la philosophie sous-jacente ?

(2) Peut-on lutter contre l’échec scolaire, Bruxelles, Editions De Boeck.

 

 

 

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